Qu’appelle-t-on « pêche industrielle » ?

L’Union européenne et la plupart des institutions s’accordent sur la catégorie « pêche artisanale », qui désigne les bateaux de moins de 12 mètres utilisant des engins dormants – la ligne, le casier, le filet droit…
 C’est le poisson qui vient au piège ou à l’appât, et non l’engin qui va à la rencontre du poisson, au contraire de ce qui se passe avec les chaluts. En France, on a ensuite un segment « semi-industriel », composé de bateaux de 12 à 24 mètres, qui peuvent partir quelques jours en mer. La pêche industrielle, ce sont les navires de plus de 24 mètres, capables de passer des semaines ou des mois au large et d’engloutir des dizaines de tonnes de poisson par jour. 

Quand la pêche est-elle devenue problématique ?

Le chercheur Jeremy Jackson distingue trois étapes. D’abord, la pêche « ancestrale », qui avait peu ou pas d’impact sur les écosystèmes. Ensuite, la phase « coloniale », aux XVIe et XVIIe siècles, dès laquelle la pêche a commencé à dégrader radicalement le milieu, avec l’extinction locale d’espèces, comme la tortue verte, ou les massacres à très grande échelle de baleines. La graisse des cétacés servait de combustible pour éclairer les rues de Paris et de lubrifiant dans les usines ! Enfin, à partir de la révolution industrielle, on passe à une pêche « globale » : la mécanisation a tout accéléré, d’abord avec les carburants fossiles pour les bateaux, puis avec les avancées technologiques héritées de la Deuxième Guerre mondiale : le nylon pour les filets, les sonars, les radars… Du harpon manuel de l’époque de Moby Dick, on est passé au harpon à tête explosive, ne laissant aucune chance à l’animal.

« Avec une telle surexploitation, la pêche industrielle n’est plus rentable depuis longtemps »

Il paraît inimaginable que l’humanité ait réussi à vider les océans. On se dit qu’ils sont trop vastes, trop profonds. Mais c’est ce que l’on a fait. En moins de cinquante ans, plus de 90 % des grands prédateurs marins comme les espadons ou les thons ont disparu. Chez les gros poissons de la mer du Nord – le cabillaud, le flétan, la lotte –, le déclin atteint 99,2 % en un peu plus d’un siècle. Au-delà d’un certain seuil, l’effondrement peut être irréversible. S’y ajoutent les canicules marines, dues au dérèglement climatique, qui génèrent des mortalités animales de masse et favorisent les espèces invasives.

Avec une telle surexploitation, la pêche industrielle n’est plus rentable depuis longtemps. Cela se résume en un chiffre : entre 1959 et 2015, la flotte de pêche mondiale a doublé, elle s’est motorisée, a gagné en efficacité technologique
 Mais les captures réalisées par unité de pêche [par filet et par « nuit » de 12 heures] ont chuté de plus de 80 %. C’est vertigineux.

Au-delà de l’effondrement des stocks, quel est l’impact écologique de la pêche industrielle ? 

Non seulement on pêche beaucoup trop de poissons, mais on les pêche mal. Certains engins ont des impacts collatéraux sidérants, comme les chaluts de fond qui labourent les sédiments. Sous l’eau, il faut se rendre compte que l’on avait de véritables forêts animales, composées de moules et d’autres bivalves, de coraux, d’éponges, d’herbiers… Ces écosystèmes abritaient une diversité phénoménale, filtraient l’eau et stockaient énormément de carbone. Or ces forêts animales ont été abrasées par le passage incessant des chalutiers. Il reste quelques poches d’habitats intègres mais, dans l’ensemble, la santé de l’océan a été attaquée à cœur. L’IPBES, l’équivalent du Giec pour la biodiversité, désigne clairement la pêche comme la première cause de destruction des océans. Une étude a montré que la déforestation liée au chalutage de fond est 150 fois plus étendue que la déforestation qui a lieu dans les forêts terrestres. 

Le chalutage de fond est un désastre environnemental. Il détruit les habitats, les espèces, les emplois, le climat et les finances publiques. Car ces bulldozers sous-marins sont subventionnés. Et ce n’est pas tout ! Le chalutage est aussi une bombe climatique. Les chalutiers sont les plus gros consommateurs de carburant du secteur, et les chaluts remettent en suspension le carbone contenu dans les sédiments marins. Au lieu de rester stocké pour des millénaires, 60 % de ce carbone est relargué dans l’atmosphère. 

En retour, le changement climatique vient aggraver la situation : comme les eaux équatoriales se réchauffent, les populations de poissons migrent en direction des pôles, à une vitesse allant jusqu’à 6 kilomètres par an ! 

La pêche industrielle occasionne-t-elle aussi des dégâts humains ? 

Depuis 1950, un quart du poisson pêché au niveau mondial a été transformé en farine ou en huile, pour nourrir les élevages de poissons, de porcs et de volailles destinés à l’Occident. En allant piller les ressources halieutiques au large de l’Afrique, par exemple, on y détruit les métiers de la pêche artisanale. Dans le port de Saint-Malo, on trouve d’anciens pêcheurs sénégalais qui ont été contraints de migrer en Europe et sont employés sur des bateaux-usines pour aller piller les ressources de leur propre pays. Voilà la chaîne ! Sans parler des conditions de travail sur certains navires : esclavage, violences physiques et sexuelles, traitements inhumains, passeports confisqués, travail forcé… En 2023, Samuel Abayateye, un observateur des pêches ghanéen embarqué à bord d’un thonier coréen, a été porté « disparu en mer »… Son corps est apparu six semaines plus tard sur le rivage : décapité, les mains et les pieds coupés.

« On découvre souvent de la cocaïne dans les cargaisons. »

La seule façon de mettre fin à ce cycle infernal consiste à boycotter les produits de la pêche industrielle, à ne consommer que du poisson issu d’une pêche vertueuse : locale, artisanale et utilisant des engins dormants. Sinon, on contribue à ces chaînes de criminalité.

Pourquoi dénoncez-vous une « mafia » ?

Une mafia est un système criminel, organisé, qui infiltre les structures de pouvoir pour orienter les décisions à son avantage. La pêche industrielle coche toutes ces cases. Elle est criminelle parce que, selon les données de Global Fishing Watch, 75 % des navires industriels ont pour habitude d’éteindre leurs instruments de navigation en mer, ce qui est interdit par la loi. Ils se transforment alors en bateaux clandestins, pour faire des prises illégales ou aller pêcher dans des aires marines protégées (AMP) – qui d’ailleurs n’ont absolument rien de « protégé », surtout en France. 

Les États laissent faire, avec moins d’un contrôle par an pour les navires sous pavillon français, par exemple. Aux îles Kerguelen, vous pouvez gagner des millions en capturant de la légine australe, un des poissons les mieux valorisés au monde. Quel intérêt y a-t-il à respecter la norme quand vous savez qu’il n’y aura aucun contrôle ? La responsabilité de cette grande criminalité écologique, fiscale et humaine est avant tout politique. 

Les rares fois où des contrôles ont lieu, on découvre souvent de la cocaïne dans les cargaisons. Le repavillonage des navires, pour s’établir dans des paradis fiscaux comme le Bélize ou le Panama, est également monnaie courante. Au total, on estime que la pêche illégale prive l’économie globale de 25 à 50 milliards tous les ans, alors que ces mêmes navires bénéficient souvent d’une détaxe sur le gasoil et de subventions publiques.

Quels sont les leviers politiques de l’industrie de la pêche ?

En Europe, le lobby de la pêche fait tout pour empêcher que le régime actuel, qui leur est favorable, ne change. Avec Bloom et Anticor, nous avons par exemple attaqué au pénal une fonctionnaire qui avait été mise à la disposition d’Europêche, le plus gros lobby européen de la pêche. Le but pour le lobby thonier était de détruire la norme européenne sur les contrôles de la flotte de pêche car la France est sous le coup d’une procédure d’infraction de la Commission européenne à ce sujet.

La pêche est un secteur au fonctionnement médiéval arriéré. Par exemple, Olivier Le Nézet, le président du Comité national des pêches, a plus de quinze mandats différents, il est incontournable et menaçant.
 Il bloque la moindre décision qui serait contraire à la pêche industrielle et notamment au chalutage. L’ancienne eurodéputée Caroline Roose a dénoncé des actes d’intimidation de sa part.

Même le système d’attribution des quotas de pêche est féodal ! L’État a délégué à des entités privées, qui agissent dans la plus grande opacité, le soin de répartir ce bien public. Si vous vous opposez aux puissants du secteur, vous risquez des représailles pour obtenir votre licence, vos quotas, pour débarquer votre poisson. C’est l’omerta ! Ces comportements sont antidémocratiques et il n’y a aucune raison de continuer à les tolérer. 

Comment expliquer l’inertie politique ?

Les États ont décidé d’être complices de criminels plutôt que de protéger les citoyens, la biodiversité et le climat. Les politiques ne veulent pas de ports bloqués par des pêcheurs en colère, n’ont aucune connaissance scientifique pour comprendre la situation des océans, et aucune forme de courage pour organiser la transition du secteur.

« Même les labels ont été créés de toutes pièces pour offrir aux enseignes un outil de greenwashing. »

Une autre source d’inertie réside dans le poids des industries de la grande distribution, qui s’approvisionnent en poisson bon marché grâce à cette pêche industrielle subventionnée. Même les labels ont été créés de toutes pièces pour offrir aux enseignes un outil de greenwashing. Le label le plus connu est celui du MSC (Marine Stewardship Council). Mon collègue Frédéric Le Manach a prouvé que 83 % des volumes que celui-ci certifiait provenaient du chalutage de fond.

Les grandes enseignes doivent prendre leurs responsabilités et se doter de vrais critères de durabilité, définis par la communauté scientifique. Avec la clinique juridique de Harvard, nous avons mis Carrefour en demeure de transformer ses politiques d’approvisionnement en thon tropical. Si un géant mondial de la distribution bouge, ça peut faire jurisprudence. 

Que faut-il changer pour nourrir 8 milliards d’humains sans vider l’océan ?

Tout ! Consommer moins de poissons dans les pays occidentaux, déjà. Cesser aussi de regarder ces animaux comme une ressource purement financière. Ensuite, réorienter l’argent public pour « déchalutiser » les flottes et pour créer de véritables aires marines protégées. Cette protection permettrait de reconstituer la santé des populations de poissons et de régénérer la pêche artisanale, victime collatérale des lobbies industriels. Notre rapport Changer de cap, mené avec plusieurs instituts de recherche, a prouvé que la petite pêche côtière était deux fois plus rentable que la pêche industrielle – notamment parce qu’elle consomme drastiquement moins de carburant –, générait deux à trois fois plus d’emplois à quantité de poissons équivalente, détruisait moins l’environnement et touchait beaucoup moins de subventions publiques !

Opérer ce changement radical nécessite l’engagement des citoyennes et des citoyens : leur soutien aux ONG, leur boycott strict du saumon, du thon et de tous les poissons issus de pêches industrielles destructrices, leur pression sur les marques et sur les responsables politiques. Comme le dit le chercheur Harold Levrel : « Une transition, ça ne se décrète pas, ça s’organise. » Il faut juste du courage et de la méthode. Des denrées rares.  

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER