C’est à Beyrouth que je suis né, le 25 février 1949. La nouvelle fut annoncée le lendemain, comme cela se faisait quelquefois, par un entrefilet dans le journal où travaillait mon père. « L’enfant et sa mère se portent bien. » Le pays et sa région se portaient, eux, très mal. Peu de gens s’en rendaient compte alors, mais la descente aux enfers avait déjà commencé. Elle ne devrait plus s’arrêter. (…)
Quand, dans les années soixante, j’ai ouvert les yeux sur le monde qui m’entourait, Beyrouth avait commencé à supplanter Le Caire comme capitale intellectuelle de l’Orient arabe. Alors même que Nasser devenait, et de loin, la personnalité la plus influente de la région, le pouvoir sans partage qu’il exerçait dans son pays s’était traduit pas une mise au pas des journaux, des maisons d’édition, des milieux académiques et des mouvements politiques. De ce fait, « l’agora » des débats arabes s’était déplacée vers un terrain neutre où aucune autorité écrasante ne sévissait.
En l’occurrence, vers le Liban : nul pays ne pouvait, mieux que lui, jouer un tel rôle. Réunissant des communautés nombreuses, aux sensibilités très diverses, et dont aucune ne pouvait prétendre à une position hégémonique, il était le lieu idéal du foisonnement et du pluralisme. Et c’est tout naturellement vers lui qu’avaient dérivé toux ceux qui ne pouvaient plus s’exprimer chez eux. (…)
« Les murs de la petite patrie ont fini par se lézarder »
Aucune catégorie de la population n’y bénéficiait d’un statut d’extraterritorialité. L’objectif des fondateurs du pays était d’organiser la cohabitation et de maintenir l’équilibre entre les communautés religieuses locales – les maronites, les druzes, les sunnites, les chiites, les grecs-orthodoxes ou les grecs-catholiques ; et aussi les arméniens, les syriaques, les juifs, les alaouites ou les ismaéliens. Certaines communautés étaient là depuis un temps immémorial, alors que d’autres étaient arrivées depuis quelques décennies à peine, mais aucune n’était considérée comme étrangère ; du temps de mon enfance, il eût été inconvenant, et même carrément grossier, de faire la distinction entre « autochtones » et « allogènes » ou entre Libanais de souche et Libanais de fraîche date. Ce modèle levantin ne souffrait donc pas du vice originel qui entachait le pluralisme cosmopolite à l’égyptienne.
Mais il avait, hélas, ses propres tares. Notamment cette habitude qu’avaient les différentes communautés de se chercher des protecteurs en dehors du pays pour renforcer sa position à l’intérieur. C’est comme si, en Suisse – puisqu’on a souvent dit du Liban qu’il était la Suisse du Proche-Orient –, les habitants de Zurich, de Genève ou du Tessin faisaient appel à l’Allemagne, à l’Italie et à la France chaque fois qu’ils avaient un conflit avec le canton d’en face. La Confédération aurait, sans surprise, volé en éclats. (…)
La ruine de ce modèle qui fut si prometteur me cause une tristesse dont je n’ai plus le temps de me consoler. Et je n’ai pas non plus le cœur à chercher des excuses faciles. Sans doute l’échec s’explique-t-il en partie par les crises proche-orientales qui ont confronté mon pays natal à de gigantesques défis. Mais il s’explique aussi par la manière désastreuse dont on a réagi à ces crises. (…) Depuis l’indépendance, et surtout dans les dernières décennies, peu de dirigeants ont fait preuve d’un grand sens de l’État. La plupart n’ont eu pour boussole que les intérêts de leur faction, de leur clan ou de leur communauté religieuse. Chercher des alliés puissants hors des frontières nationales a été pour eux une pratique courante.
Chacun justifiait ses compromissions par le fait que les siens étaient minoritaires, qu’ils avaient longtemps souffert et qu’ils avaient à tout prix besoin de se défendre. Bien entendu, toutes les communautés du Liban sont minoritaires, même les plus nombreuses ; toutes ont connu, un jour ou l’autre, des persécutions ou des humiliations ; et toutes ont ressenti le besoin de ruser et de se protéger pour survivre. De ce fait, chacune s’est employée à tisser ses réseaux régionaux et internationaux, avec des partenaires de toute sorte, qui nourrissaient leurs propres ambitions, leurs propres frayeurs, leurs propres inimitiés… (…)
Les murs de la petite patrie ont fini par se lézarder, des élégantes toitures jusqu’aux fondations. Plus rien ne ressemblait à ce qu’on avait voulu bâtir, et plus rien ne fonctionnait convenablement. Les institutions politiques étaient tellement ébranlées qu’à chaque échéance électorale, elles menaçaient de s’effondrer. L’économie ne tenait plus debout que grâce à des bricolages laborieux qui retardaient d’un semestre à l’autre la banqueroute. La corruption s’apparentait à un pillage systématique, tandis que la population était privée des services élémentaires que sont l’eau, l’électricité, les soins médicaux, les transports en commun, les télécommunications ou le ramassage des ordures.
Ce délabrement matériel et moral est d’autant plus affligeant que le Beyrouth de ma jeunesse vivait, en matière de coexistence entre les religions, une expérience rare, qui aurait pu, je crois, offrir à sa région si tourmentée, et même à d’autres parties du monde, un exemple à méditer.
Extraits du Naufrage des civilisations
© Éditions Grasset, 2019