Il est bien loin le temps où la fédération socialiste du Nord, alliée à celle des Bouches-du-Rhône, régnait sur le PS au point que l’on avait inventé ce néologisme pour résumer leur toute puissance : « les Bouches du Nord ». Ce passé glorieux est, aujourd’hui, en miettes et l’effondrement si spectaculaire qu’il ne peut se résumer à des causes nationales, même si la politique du gouvernement n’est pas étrangère à ce désastre. Jamais le taux de chômage national n’a été aussi élevé depuis 1997 : 10,6 % de la population active ! Ce sinistre record signe un échec massif. Il éclaire aussi le naufrage des socialistes nordistes. 

Le bilan économique et social de la région, la troisième de France avec une population de 5 985 000 habitants, est accablant. On y compte actuellement 575 417 demandeurs d’emploi, soit un taux de chômage de 12,5 %. Les revenus médians y sont inférieurs de 10 % à la moyenne nationale. La pauvreté frappe 18,4 % de la population, plus que partout ailleurs en France. Le PIB par habitant s’y établit à 25 380 euros, le plus bas du pays, deux fois moins élevé qu’en Île-de-France. Avec pour corollaire, évidemment, l’un des plus faibles taux de foyers imposables derrière la Corse et le Languedoc-Roussillon. 

Moins de travail, moins de richesse, mais aussi moins de santé avec 292 médecins pour 100 000 habitants. Ce chiffre n’est pas sans lien avec la situation sanitaire de la région. Le check-up est affligeant : l’espérance de vie y est la plus faible de France, le taux de diabétiques le plus élevé, le pourcentage de buveurs d’alcool le plus fort, le pourcentage d’AVC, de personnes touchées par une insuffisance rénale, de décès par insuffisance cardiaque et maladie veineuse le plus important, le taux de suicide enfin atteint 24,7 pour 100 000 habitants alors que la moyenne nationale se situe à 18,1. 

Ces records sont d’autant plus sinistres que cette région est la plus jeune de France, un tiers de la population y a moins de 25 ans. Mais cette jeunesse a le plus bas taux de réussite au bac et son avenir s’appelle souvent « no future ». 13,1 % des chômeurs inscrits dans la région n’ont jamais travaillé ! Il existe donc un authentique malheur du Nord-Pas-de-Calais qui en fait une région peu attractive : 13 % seulement de ses résidents sont nés ailleurs ! Dans toutes les autres régions, y compris en Picardie, le chiffre oscille entre 26 % et 47 %. On ne va pas dans le Nord mais on ne le quitte pas non plus. Comme si cette région vivait en anaérobie, à l’écart d’une France plus mobile qu’on ne l’imagine. 

C’est ce peuple déshérité du Nord que le Parti socialiste a perdu alors qu’il le gouverne sans partage depuis près d’un siècle. Au vrai, ce décrochage massif vient de loin. À chaque élection depuis plus de vingt ans, c’est la même histoire ; la gauche s’indigne, se dresse, crie au loup, brandit les valeurs de la République pour dénoncer le Front national, puis, une fois la séance d’exorcisme achevée, et la droite au passage culpabilisée, elle reprend ses habitudes et se détourne des classes populaires qui ne constituent plus depuis belle lurette le cœur de son électorat. Dans La Gauche sans le peuple, publié aux éditions Fayard, le journaliste Éric Conan dressait en 2004 le constat prémonitoire de cette « déprise électorale ». « La gauche, écrivait-il, a perdu le peuple parce qu’elle l’a cru disparu. Car la fin du peuple fut – y compris à gauche – une grande mode. » Ainsi le PS est-il devenu sans l’avouer le parti des classes moyennes, des bourgeois décontractés, de la fonction publique, oubliant « le vaste monde dont le revenu est inférieur à 2 000 euros mensuels ».

C’est ce monde qui se venge aujourd’hui sans le moindre état d’âme. Abandonné, il vote Front national ou s’abstient en sachant parfaitement qu’il fait ainsi le jeu de l’extrême droite. Or, comme l’a démontré le sociologue Louis Chauvel, dans « Le retour des classes sociales », long article d’analyse publié en octobre 2001 dans la Revue de l’OFCE : « Les classes populaires forment une part majoritaire, étonnamment stable, de la population française. » De fait, elles représentent encore près de la moitié de la population au travail, soit environ 14 millions des personnes de plus de 15 ans. « Ce peuple éprouvé, oublié par la gauche, écrit encore Éric Conan, va de plus en plus mal à tous les sens du terme : c’est lui qui travaille en silence à déformer le corps électoral. »

La gauche a perdu le Nord parce que, depuis trop longtemps, elle tourne le dos à cet électorat populaire, véritable chair de la région. Nul accident dans cet effondrement mais l’aboutissement d’un long processus d’éloignement et de délitement illustré par un enchaînement de scandales locaux : Jean-Pierre Kucheida à Liévin, condamné pour abus de biens sociaux, Jacques Mellick à Béthune, condamné pour faux témoignage et subornation de témoin ; Gérard Dalongeville à Hénin-Beaumont, condamné en première instance à quatre ans de prison dont trois fermes pour détournement de fonds publics, et Daniel Duquenne, son successeur, déclaré inéligible. Ces scénarios noirs ont fait voler en éclats l’image d’un PS professeur de vertu.

Le Parti socialiste s’est embourgeoisé, accroché au pouvoir à l’image d’un Michel Delebarre, défait en 2014 à Dunkerque, qui cumula jusqu’à 3 mandats et 26 fonctions ou d’un Daniel Percheron, sénateur depuis 1983 et président de la région Nord-Pas-de-Calais de 2001 à 2015, classé parmi les plus mauvais gestionnaires régionaux. Scrutin après scrutin, les classes populaires adressaient des messages dans les urnes à ces figures tutélaires mais ils demeuraient sans écho.

Prisonniers des ambitions personnelles et des rivalités de leurs dirigeants, salis par des élus condamnés, usés par des années de pouvoir, comptables finalement de l’état désastreux de leur région, sourds à toute critique, les socialistes nordistes sombrent à présent dans un discrédit radical. Cette terre ouvrière s’il en est, racontée par Zola dans Germinal, bastion de Jules Guesde et de son Parti ouvrier dès la fin du xixe siècle, puis de la SFIO et du PS, se détourne violemment des socialistes. Son vote marque une fracture dans l’histoire politique de cette région. 

Qui aurait pu imaginer que cette forteresse de la gauche s’effondre au point de voir le PS n’y récolter plus que 18,12 % ? Aucun des départements de la région ne résiste au séisme. Les chiffres et les comparaisons y sonnent comme autant de bérézina : 19,42 % dans le Nord en 2015, 26,80 % en 2010 ; 19,57 % dans le Pas-de-Calais, 32,75 % il y a cinq ans ; 17,27 % dans la Somme au lieu de 26,56 % ; 13,81 % dans l’Aisne versus 28,21 % ; 14,72 % dans l’Oise contre 25,61 % !

L’installation de Martine Aubry, énarque parisienne, à la mairie de Lille à la place de Pierre Mauroy, homme du Nord « issu d’une longue lignée de bûcherons journaliers », est, elle aussi, symbolique de ce décrochage qui n’est pas un accident. Au milieu des années 1980, Mauroy s’inquiétait déjà de la progression générale du FN : « Les socialistes ne font plus les cages d’escalier. Ils ont cédé la place au Front national… » Trente ans plus tard, nous assistons à la conclusion d’un long cycle que cette figure totémique de la gauche avait entrevu en répétant en vain : « Il faut utiliser les mots de travailleurs, d’ouvriers et d’employés : ce ne sont pas des gros mots. La classe ouvrière existe toujours ! »