J’ai laissé grandir en moi mon ennemi.
Dans les matériaux que je trouvai dans mon esprit, dans mes voyages, mes études et ma vie, j’en vis quantité qui m’étaient inutilisables. Après des années et des années, je vis que quoi que je fisse ou approfondisse, il en resterait quantité d’inutilisables. Inutilisables, mais .
J’en fus contrarié, mais pas autrement ému, ignorant qu’il y avait des mesures à prendre. Je laissais en arrière les matériaux non utilisés, innocemment, comme je les trouvais.
Moi, comme font tous les êtres au monde, j’utilisais le reste, pour le mieux.
Or petit à petit, s’édifiant sur ces décombres forcément toujours un peu de la même famille (car j’écartais toujours les choses d’un même type), petit à petit se forma et grossit en moi un être gênant.
Au début, ce n’était peut-être qu’un être quelconque comme la nature en met tellement au monde. Mais ensuite, s’élevant sur l’accumulation grandissante de matériaux hostiles à mon architecture, il en arriva à être presque en tout mon ennemi ; et armé par moi et de plus en plus. Je nourrissais en moi un ennemi toujours plus fort, et plus j’éliminais de moi ce qui m’était contraire, plus je lui donnais force et appui et nourriture pour le lendemain.
Ainsi grandit en moi par mon incurie mon ennemi plus fort que moi. Mais que faire ? Il sait à présent, me suivant partout, où trouver ce qui l’enrichira tandis que ma peur de m’appauvrir à son profit me fait m’adjoindre des éléments douteux ou mauvais qui ne me font aucun bien et me laissent en suspens aux limites de mon univers, plus exposé encore aux traîtres coups de mon ennemi qui me connaît comme jamais adversaire ne connut le sien. Voici où en sont les choses, les tristes choses d’à présent, récolte toujours bifide d’une vie double pour ne pas m’en être aperçu à temps.

 

Épreuves, exorcismes (1940-1944) © Éditions Gallimard, 1945

 

 

Toute sa vie, Henri Michaux a protégé sa création. Le poète n’est pas maître chez lui, a-t-il expliqué. Mais il doit écarter résolument tout ce qui aliénerait ses vers. Y compris le combat politique, fût-il le sien. Et pourtant, l’Histoire rattrape parfois même les créateurs les plus libres. Le recueil Épreuves, exorcismes est sous-titré 1940-1944. L’écrivain belge, grand explorateur du subconscient, vit alors dans la zone sud, assigné à résidence par le gouvernement de Vichy. Il ne participe pas à la Résistance. Mais certains événements « ne passent pas ». Pour « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile », il choisit « l’exorcisme ». « La vie double » est l’avant dernier poème du recueil. Il suit notamment « La marche dans le tunnel » aux allures de chronique de la guerre, et un ensemble de poèmes peuplés de monstres. Parmi ceux-ci, Double-tête préférerait n’avoir qu’une tête, pour penser. Mais, au risque de choir, il en a une autre, pour évacuer. Cette même problématique irrigue « La vie double ». Après une première constatation au passé composé, le narrateur revient en arrière pour raconter la graduelle édification de son ennemi, en mots empruntés au bâtiment. Ou comment l’enlisement peu à peu vainc le mouvement vital de la pensée. Progressivement, le narrateur disparaît comme sujet jusqu’au dernier paragraphe dont le final résonne comme une mise en garde. Un exorcisme ? Rimbaud le disait bien : « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes. » Mais comment cheminer en soi quand change le monde ? 

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