Partons de cas concrets. Dans mon roman Humus, je mets en scène deux jeunes ingénieurs en agronomie, représentatifs à la fois de leur génération et de deux manières d’aborder le travail. L’un, Arthur, est bifurqueur ; l’autre, Kevin, se laisse au contraire porter par ce nouveau capitalisme du capital-risque et des fonds d’investissement. Arthur devient néorural. Avec ses poules et son potager, il arrive à vivre en relative autonomie, notamment grâce au RSA, et peut ainsi réduire à son plus strict nécessaire le « travail », tel qu’il est défini comme moyen de subsistance par Hannah Arendt, opposé à l’« œuvre » et à l’« action ». Arthur est ainsi inspiré par la philosophie de H.D. Thoreau, exposée dans Walden. Thoreau n’est pas opposé à l’économie de marché : il veut vivre en autonomie, pas en autarcie. Il vend ses haricots au marché, il entretient des échanges avec ses voisins. Mais il a diminué son temps de travail en trouvant le ratio précis lui permettant de couvrir ses besoins – ni plus ni moins. S’ouvre alors un espace pour le travail comme œuvre. Pour Arthur, cette œuvre consiste à régénérer le sol d’un champ appauvri par son grand-père, agriculteur conventionnel. Dans le cas personnel de Thoreau, l’œuvre consiste en l’écriture et la poésie, qui inclut la simple contemplation du monde. À chacun de trouver son propre projet de vie ! Mais l’exemple d’Arthur montre que l’on n’est pas obligé, même si on y est incité, d’être un hamster dans la roue de la productivité : on peut prendre des voies de traverse.

À partir du moment où l’on peut devenir un acteur relativement indépendant, tout travail a un sens

Un peu par curiosité, Kevin, lui, se laisse entraîner dans l’univers du « capitalisme vert » et se retrouve à lever des fonds dans la Silicon Valley. Le travail est là totalement dégagé de la notion de subsistance ou de besoins, puisque les sommes en jeu sont si importantes qu’elles en deviennent virtuelles. En revanche, il prend une valeur sociale : on gagne de l’argent comme on gagne des points, dans un jeu qui finit par absorber l’existence entière. Et le plus étonnant dans ce capitalisme-là, le plus paradoxal, c’est que les entreprises n’ont même plus besoin d’être rentables ! Pour être valorisé socialement, il ne s’agit plus de produire un surplus économique, mais plutôt une narration, un récit qui permette de déconnecter le travail de l’idée de profit. En se lançant dans ce monde, Kevin s’inscrit dans une forme de conséquentialisme : il veut maximiser son impact en faveur de la planète, quels que soient les moyens utilisés. Mais rapidement, le sens même de son travail se dilue, pour devenir une activité purement sociale, détachée de toute forme de besoin ou de projet personnel.

La véritable rupture serait de briser le couple « travail-revenu » en assurant à chacun un revenu de base

Ce « sens du travail », c’est une question qui préoccupe beaucoup de salariés en entreprise, et on prend souvent les choses à l’envers en leur parlant de responsabilité sociale et environnementale des entreprises, en expliquant que leur métier a du sens puisque leur entreprise a telle finalité. Ce qui compte en réalité, c’est avant tout la possibilité de réaliser une action dont on est l’instigateur, dont on constate les conséquences et sur laquelle on peut exercer une décision autonome. À partir du moment où l’on peut devenir un acteur relativement indépendant, tout travail a un sens, quelle que soit l’entreprise dans laquelle on l’effectue. Dans Éloge du carburateur, Matthew B. Crawford se penche sur cette question dans le cadre d’un atelier de réparation de motos : l’entreprise elle-même n’a pas de sens particulier, mais le fait de réparer une pièce, de trouver une solution pour un client et d’avoir une responsabilité directe en a un. On voit se dessiner ici la distinction entre un travail qui permet un accomplissement de soi, tout simplement parce qu’il est lié à notre singularité comme individu, et ces bullshit jobs, ces emplois vides de sens décrits par David Graeber, qui sont emblématiques d’une société bureaucratique où règnent les process. On dit que l’intelligence artificielle va remplacer des emplois, mais en réalité cela ne concerne que des tâches déjà robotisées, dans lesquelles les humains se limitent à exécuter des consignes. La société a préparé le terrain à cette automatisation en créant des univers où le travail a perdu son sens, puisque l’humain y est déjà privé de toute forme d’autonomie et de créativité : il applique des process qu’il ne maîtrise pas et dont il ne voit pas le résultat.

En revenant à la tripartition d’Arendt entre le travail, l’œuvre et l’action, développée dans Condition de l’homme moderne (1958), on comprend que le travail comme subsistance est une activité dont on pourrait presque se passer dans nos sociétés modernes, relativement prospères. Le temps de travail tout au long de la vie n’a cessé de diminuer pour atteindre les prédictions de Keynes, autour de quinze heures par semaine (en moyenne et tout au long de la vie d’adulte). On pourrait donc envisager de découpler le travail du revenu pour permettre à chacun de le transformer en œuvre, en offrant la possibilité de produire quelque chose dont nous sommes l’auteur et qui nous satisfait. Or aujourd’hui, même le RSA reste conditionné à une recherche active de travail, et les réformes actuelles qui visent à exiger une activité sociale en échange de son versement renforcent cette idée d’un couple « travail-revenu ». Or la véritable rupture serait de briser ce couple en assurant à l’ensemble de la population un revenu de base inconditionnel. Une telle hypothèse a été analysée par Michel Foucault dans Naissance de la biopolitique (1979) comme un moment révolutionnaire pour nos États-providence et même pour notre civilisation. Financièrement, les sommes nécessaires sont déjà là, à travers l’ensemble des aides sociales. Mais nous péchons encore culturellement à assumer ce saut, à échapper au dogme de la « valeur travail » formulé par Locke, qui veut que le revenu soit lié à un effort pour ajouter de la valeur au monde – Locke avait été corrigé sur ce point par Thomas Paine, le père spirituel du revenu universel…

Penser le travail autrement permettrait pourtant d’échapper à la pression économique et d’envisager différemment l’existence. Dans le cas de mes personnages, Arthur pourrait, grâce au revenu universel, mener tranquillement son œuvre de régénération des sols, sans avoir à souffrir de l’humiliation des contrôles menés par les inspecteurs du RSA (qui ont conduit à sa séparation amoureuse et, de fil en aiguille, à sa radicalisation). Quant à Kevin, il pourrait échapper au monde mensonger de la start-up nation en réussissant à vivre de sa petite entreprise initiale de vermicompostage, plus modeste, sans devoir courtiser les fonds d’investissement. Cela permettrait sans doute de donner naissance à une société ayant un rapport plus apaisé à la question du travail, puisque si un emploi manquait de sens, il serait toujours possible de le quitter, sans avoir à s’inquiéter de tomber dans le dénuement. À l’inverse, on n’accepterait plus un emploi rémunéré que si l’on y trouvait quelque chose qui irait au-delà de la subsistance, soit parce qu’on se serait défini des besoins plus ambitieux et qu’on voudrait gagner davantage d’argent – ce qui est légitime –, soit parce que ce travail nous conférerait une forme d’accomplissement. À partir du moment où l’on offre à tous la liberté de dire non, la question du sens ne se poserait plus dans le débat public et deviendrait simplement l’affaire de choix individuels.

Marx avait analysé le salariat comme une aliénation cruelle, dès lors qu’il privait le travailleur du produit de son travail, et qu’il le conduisait à travailler pour travailler, afin de survivre. Il rêvait d’un monde où chacun pourrait s’adonner à une multitude d’activités, selon sa personnalité. Aujourd’hui, la question du revenu universel pourrait permettre d’accompagner, d’accélérer la sortie du salariat de façon apaisée, sans mettre en péril la sécurité financière des individus. Cela pourrait même permettre d’améliorer les conditions d’exercice de nos métiers, en accordant de facto le pouvoir de négociation ultime à chaque employé : celui de partir. Les entreprises n’auraient d’autre choix que de se réformer pour offrir des jobs qui ne soient pas bullshit

Conversation avec JULIEN BISSON