L’eau a effacé la berge, elle rend floue la frontière entre rivière et terre, elle baigne le pied des arbres, coule sous le portillon qui désormais s’ouvre sur les flots ; bientôt, elle léchera l’arrière de la maison. Elle est brune d’avoir brassé l’argile du fond. Nous habitons en Touraine, au bord d’une rivière dont les boucles soulignent les contours du jardin d’un ruban tranquille. Ce matin, elle est sortie de son lit et je regarde avec incrédulité la nouvelle physionomie des lieux. Il a suffi d’une pluie nocturne pour que tout déborde – on aurait dû s’y attendre ; depuis les précipitations de cet automne, les sols sont saturés. Je réalise pour la première fois que nous vivons sur une île. L’eau va-t-elle continuer d’enfler, grignoter le potager, recouvrir le pont, entrer dans la maison ? Je me sens assiégée et me mets à implorer un improbable dieu des vents pour qu’il éloigne les nuages noirs.
Ce sentiment fait étrangement écho au malaise qui m’habite depuis quelques semaines, malaise sans doute partagé par nombre de personnes dans les régions d’Europe orientale où je suis née. Car, dans ces territoires où une simple frontière nous sépare de la Russie, frontière dont au demeurant la ligne a fluctué au gré des méandres de l’histoire, on peut vraiment avoir l’impression de se tenir sur une île. On scrute le ciel avec angoisse et, quand les nuages s’accumulent, on se demande quel dieu pourra bien conjurer la pluie.
Le 24 février 2022, les troupes russes ont pénétré en Ukraine. En Estonie, chaque 24 février, on célèbre l’indépendance, fruit du traité de Tartu signé en 1920 et balayé d’un revers de main en 1940 quand les troupes soviétiques sont entrées dans le pays, prétendant le libérer. Cette année, trois ans après le début de la guerre, la date a résonné avec une ironie glaçante. En Ukraine, l’armée russe avance. De l’autre côté de l’Atlantique souffle un vent qui, loin de les écarter, amoncelle les nuages au-dessus de l’Europe. Ce qui circule dans les rues de Tallinn, comme à Riga et à Vilnius, c’est une question obsédante : si demain s’établit une paix impliquant l’abandon à la Russie des régions d’Ukraine aujourd’hui occupées, comment peut-on imaginer stopper l’expansionnisme de Poutine ? Si son agression aboutit à un déplacement des frontières vers l’ouest, comment ne pas penser que la guerre ne devienne séduisante, les pertes humaines justifiées par l’agrandissement du territoire, l’accaparement de nouvelles ressources ?… Mais alors, où s’arrêteront les flots ? Pourquoi la rivière cesserait-elle de monter, d’éroder peu à peu les berges de l’île Europe, si aucune digue solide ne se dresse pour la contenir ?
On ne peut s’empêcher de chuchoter : Et si ça recommençait
L’une des raisons du malaise, du sentiment diffus d’être assiégés, c’est que, depuis le retour de Donald Trump, les fissures dans la digue s’élargissent, devenant dangereusement visibles, menaçant la solidité de l’édifice entier.
Peut-être que, vue de France, de la « vieille Europe », la digue paraît à toute épreuve. Question de géographie – on est si loin de la Russie –, mais surtout d’histoire : comment ne pas se sentir invulnérable quand, depuis quatre-vingts ans – un temps considérable à l’échelle d’une vie humaine –, aucune troupe étrangère n’a bousculé les limites de votre territoire ? Oui, vue de si loin dans le temps et dans l’espace, l’extension de l’impérialisme russe à des pays de l’Union européenne est inconcevable. Mais lorsqu’on est voisin de la Russie, qu’on a déjà fait les frais de son bellicisme, cela réveille de mauvais souvenirs, trop récents pour que l’on puisse les refouler. Alors là-bas, au pied de la digue qui semble soudain si fragile, on ne peut s’empêcher de chuchoter : Et si ça recommençait ?
Mais au-delà de l’angoisse, il y a l’écœurement face aux vieux mensonges qui circulent à nouveau, eaux troubles s’immisçant dans les esprits, corrosives, lancinantes. Pour nous, enfants des années 1980 ayant grandi en Europe de l’Est, et plus encore pour nos parents, il est difficile d’entendre ces discours biaisés sans qu’ils avivent une colère sourde. Car le mensonge décomplexé a bercé notre enfance, et nous n’avons pas oublié comment les journaux, les manuels scolaires, le Comité central inversaient les discours, disant libérateur pour occupant, grande fratrie des peuples d’URSS pour annexion du territoire, rayonnement culturel de l’immense Russie pour russification, assénant aux opposants des qualificatifs comme traîtres à la patrie, nationalistes, bandits. Comment ne pas se sentir ramenée dans le passé quand Poutine présente la Russie en victime, veut dénazifier l’Ukraine et libérer ses habitants ? Mais quand, de l’autre côté de l’Atlantique aussi, on se met à appeler dictateur un président élu, en occultant le fait que face à lui se dresse un homme qui se maintient au pouvoir depuis vingt-cinq ans, quand on le nomme fomenteur de guerre, irresponsable en niant que l’agresseur ce n’est pas lui, alors l’incrédulité grandit et on regarde les eaux monter, tandis que la terre ferme se rétrécit.
Les crues seraient vitales à la biodiversité des zones qui bordent les rivières. La rhétorique du Kremlin et celle, désormais, de la Maison-Blanche, au mépris de toute vérité, nous sont-elles nécessaires à leur manière ? Auront-elles la vertu de nous alerter en rappelant que, même loin des berges, il nous faut veiller pour ne pas découvrir, un matin, que l’eau a submergé des terres présumées inexpugnables ?