L’Alliance atlantique existe-t-elle encore ?

Tout va dépendre de l’attitude de l’administration américaine. Soit elle décide d’une transition ordonnée vers une Otan plus européenne, avec une Europe plus impliquée dans sa défense, notamment conventionnelle, mais qui bénéficierait toujours d’une garantie nucléaire américaine – scénario qui aurait été également vraisemblable si Kamala Harris avait remporté l’élection. Soit les États-Unis mettent fin très rapidement à leur présence militaire en Europe, et la garantie nucléaire s’efface. Dans cette hypothèse, qui n’est pas la plus vraisemblable mais qui est devenue possible, le défi pour l’Europe est considérable. Mais, dans les deux cas, il y aura un effort très conséquent à fournir pour européaniser notre défense.

Quel est le poids de la présence militaire américaine en Europe ?

Pendant la guerre froide, on avait plus de 300 000 soldats américains sur le sol européen. Aujourd’hui, ils sont encore 100 000, avec des bases permanentes et des rotations régulières. Il s’agit d’une des forces les plus réactives et les mieux équipées sur le continent.

La guerre en Ukraine constitue-t-elle un test à court terme pour l’Europe ?

Oui. Aussi bien concernant notre capacité d’assurer notre sécurité que par rapport à ce qui peut subsister de la relation de défense transatlantique. Le gel de l’assistance militaire et les prises de position diplomatiques contraires aux intérêts européens et ukrainiens peuvent nous faire craindre un retrait américain désordonné. Il faut se rappeler que les États-Unis ont joué un rôle décisif dans le conflit ukrainien en apportant un peu plus de la moitié de l’assistance militaire, des équipements qui ont permis des frappes dans la profondeur du territoire russe, des moyens de défense aérienne du territoire ukrainien, une aide de premier plan en matière de renseignement et de communication numérique sur le champ de bataille avec les satellites Starlink.

« Il faut déjà savoir si l’on parle de la défense de l’Europe, d’une défense européenne ou d’une défense de l’UE »


Les Européens peuvent-ils prendre le relais ?

C’est déjà le cas en partie avec la livraison de munitions et de moyens terrestres et aériens, et nous sommes prêts à faire davantage pour assurer une paix juste et durable, y compris en fournissant des garanties de sécurité juridiques ou physiques avec le déploiement de plusieurs milliers de militaires en Ukraine. Mais comment se passer du renseignement américain et des structures de commandement de l’Otan pour une opération aussi complexe ?

À quoi pourrait ressembler une défense européenne autonome ?

Il faut déjà savoir si l’on parle de la défense de l’Europe, d’une défense européenne ou d’une défense de l’UE. J’ai tendance à centrer le débat sur la défense de l’Europe, en y incluant des pays non membres de l’UE comme le Royaume-Uni, la Norvège ou la Turquie. Tout compris, les armées européennes représentent 1,5 million de militaires mais avec un paysage fragmenté et des niveaux de rattrapages budgétaires et de volumes de forces très variables. Ces armées ont presque toutes pensé leurs activités militaires dans une logique d’intégration dans l’Otan ou dans des coalitions dirigées par les États-Unis. Il ne serait pas prudent de se passer du savoir-faire et des capacités de commandement de l’Otan, même si celles-ci sont largement européanisées. Mais l’Union européenne a également des atouts.

Lesquels ?

Ces dernières années, une mission de l’UE a entraîné des soldats ukrainiens pour se battre contre les Russes. Il y a eu un début de rattrapage des dépenses militaires des États européens : au total, on en est à 330 milliards d’euros annuels pour les pays de l’UE et à 440 milliards pour l’Europe au sens le plus large, en augmentation de 50 % ces sept ou huit dernières années. Ce rattrapage de deux décennies de « dividendes de la paix » n’est pour l’instant pas encore très visible, et les 2 % du PIB en moyenne [l’objectif minimum fixé par l’Otan en 2014] ne sont probablement pas suffisants : on évoque un horizon de 3 ou de 3,5 % du PIB. Nous sommes engagés dans une course contre la montre pour renforcer nos capacités de défense, apprendre à réagir à des scénarios de conflit sur le continent européen, gagner en réactivité en nous dotant de capacités stratégiques que les Américains sont les seuls à fournir en grand nombre. Le fait qu’un pays aussi important que l’Allemagne décide d’un triplement de son budget de défense est très significatif. Tout comme la position de la France, qui veut désormais augmenter son budget de la défense en le passant au-dessus de 3 % du PIB.

 

« Mon sentiment, c’est qu’il faudra savoir rester modestes et prudents »

 

Faut-il privilégier des achats d’armements européens ?

Certains pays achètent en priorité aux États-Unis ou à la Corée du Sud, car ceux-ci seraient les seuls à pouvoir fournir des équipements dans les meilleurs délais – ce qui n’est pas si vrai concernant certaines catégories d’équipements. Portée par la France, la défense de l’autonomie stratégique commence à séduire et gagne des soutiens. Est-il raisonnable de continuer à acheter 60 à 80 % de nos armements en dehors du continent européen quand on voit Donald Trump couper les fournitures d’armes à l’Ukraine. Il ne s’agit pas de passer à 100 % d’achats européens, de nombreux pays étant engagés pour des décennies dans des programmes de coopération avec les États-Unis, relatifs notamment à leurs avions de combat. Trump ou pas Trump, nous sommes à un moment pivot si l’on considère la priorité accordée par le Pentagone aux besoins des forces armées américaines et à la zone indo-pacifique. Développer une industrie de défense capable de répondre aux besoins européens a donc du sens.

Comment pourrait s’organiser le commandement d’une défense européenne ?

Les Américains avaient un grand avantage : ils n’obligeaient pas les Européens à déterminer qui décide. En cas de retrait ordonné des Américains, la question du renforcement des Européens dans les structures de l’Otan est posée. Dans un scénario plus radical, ce sera un choix cornélien. Mon sentiment, c’est qu’il faudra savoir rester modestes et prudents, surtout quand on est français.

C’est-à-dire ?

On a besoin de tout le monde ! Décider de gérer ces questions à travers le couple franco-allemand ou la relation avec les Britanniques me semblerait une erreur. Même en élargissant aux Polonais, aux Italiens et aux Espagnols, dans un schéma dit « Triangle de Weimar plus ». Il faut prendre en compte la nouvelle géographie militaire : l’armée polonaise va bientôt être dotée de plus de chars que les armées allemande, française et britannique combinées ; les armées de l’air des pays nordiques (Finlande, Norvège, Suède et Danemark) sont plus puissantes, ensemble, que l’armée de l’air française, la RAF britannique ou l’armée de l’air allemande. Il faut utiliser une diversité de formats ad hoc.

« Nous devons inventer des coalitions à géométrie variable »


L’UE à vingt-sept n’est-elle pas le bon niveau pour prendre des décisions ?

Même si l’UE est essentielle, c’est parfois compliqué face à la Hongrie et à la Slovaquie pro-Poutine. Nous devons inventer des coalitions à géométrie variable, un mélange entre les institutions existantes et des coopérations bilatérales ou « mini-latérales », comme la coopération qui existe entre les pays nordiques ou celle entamée entre la France et la Grèce.  

Que pensez-vous du débat sur le parapluie nucléaire français et britannique ?

Pour l’instant, nous n’avons aucun signe que la garantie américaine soit directement menacée, si l’on en juge par la déclaration de Pete Hegseth, le secrétaire d’État américain à la Défense, qui attend des Européens qu’ils s’occupent de la défense conventionnelle du continent, mais qui ne met pas en cause la dissuasion élargie américaine. En 2020, la déclaration d’Emmanuel Macron sur les « intérêts vitaux de la France » et leur « dimension européenne » n’avait pas suscité l’intérêt immédiat de nos partenaires. Les choses ont changé. Du moins, c’est ce que laisse penser le souhait du futur chancelier allemand, Friedrich Merz, de discuter avec Londres et Paris d’un élargissement de la protection nucléaire.

À quoi pourrait ressembler un partage nucléaire ?

Sur une question aussi compliquée, il faut s’en tenir à des principes simples : 1) si la dissuasion élargie américaine continue, c’est une bonne nouvelle ; 2) s’il faut la compléter ou la remplacer, ce sera par quelque chose de différent ; 3) on ne parle pas d’une dissuasion de l’UE puisque le Royaume-Uni fait partie de la conversation. En réalité, et comme l’a rappelé Emmanuel Macron cette semaine, la décision nucléaire relève souverainement des États dotés, mais on peut imaginer des formes de « dissuasion concertée » plutôt que partagée – c’était l’idée d’Alain Juppé en 1995. Des premiers signaux existent : l’année dernière, l’armée de l’air italienne a participé à un entraînement des forces aériennes stratégiques françaises. C’est modeste, mais symbolique. Notons également que des avions des forces aériennes stratégiques françaises, sans mission nucléaire, se sont déployés en Pologne il n’y a pas très longtemps.

Faut-il sortir de l’ambiguïté stratégique ?

Je ne crois pas, elle fait partie intégrante de la dissuasion nucléaire. L’expression « dimension européenne » est parfaitement calibrée. Si un pays européen est attaqué ou menacé, cela concerne la dissuasion française, mais les modalités du déroulé de la crise laissent une grande autonomie de décision au président : c’est à l’adversaire d’avoir des doutes. Je suis confiant quant à notre capacité à dissuader une menace russe. Même si les armes nucléaires françaises et anglaises ne représentent que 10 % de l’arsenal russe, cela suffit pour infliger des dégâts considérables. Nous nous retrouvons dans la situation des Américains : il est plus compliqué de rassurer ses alliés que de dissuader ses adversaires. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT & PATRICE TRAPIER