Que ressentez-vous aujourd’hui, après le lâchage américain de l’Ukraine au bout de trois ans de guerre ? 

J’éprouve, comme, je pense, énormément de citoyens européens, une forme de vertige devant l’immensité du défi qui est devant nous. De la colère, évidemment, face au comportement de Donald Trump, de J.D. Vance ou d’Elon Musk, de toute cette clique qui a décidé de mettre une cible dans le dos de Volodymyr Zelensky et d’abandonner ainsi l’Ukraine et l’Europe. J’éprouve, aussi, une certaine inquiétude envers nous-mêmes. Depuis vingt ans, j’essaie d’alerter les élites européennes sur les risques que fait peser le régime de Vladimir Poutine sur la sécurité européenne : il a lancé une guerre en Géorgie en 2008, en Ukraine en 2014, puis à nouveau en Ukraine en 2022. J’ai toujours eu l’impression que les dirigeants européens ne prenaient pas la mesure du péril. Là, je vois qu’il y a une réaction. Mais mon inquiétude persiste : sommes-nous capables d’un effort soutenu à court, moyen et long termes pour assumer la solitude dans laquelle nous nous trouvons ?

Quatre-vingts longues années d’un parapluie américain qui nous protégeait et nous vassalisait dans le même mouvement se referment devant nous : le vertige que nous ressentons est normal. Il faut lui laisser place, car les changements à opérer sont si grands qu’ils ne pourront être faits que si nous sommes profondément ébranlés et si nous acceptons de l’être. Autrement, ce sera le retour au déni, la poursuite du business as usual, jusqu’à l’effondrement total. 

Comment expliquer l’absence de réaction de l’Europe ces vingt dernières années, malgré de nombreux avertissements ?

C’est dû, je crois, à ce que Romain Gary identifiait chez les élites françaises, et qui est aussi vrai pour les élites européennes. Gary se posait une question qui m’a toujours obsédé : pourquoi les élites françaises n’ont pas suivi le général de Gaulle à Londres en 1940 ? Autour de De Gaulle, il y avait des aristocrates en rupture de ban, des Juifs, des républicains espagnols, des pêcheurs de l’île de Sein... mais pas les élites françaises. Pourquoi ? Étaient-elles violemment antisémites ? Pro-allemandes ? Pro-nazies ? Non. Pour l’écrivain, la réponse était tristement simple : « Elles aimaient trop leurs meubles. » Je pense que notre amour des meubles nous a conduits à nier le péril et à ne pas voir que la maison prenait feu. Nous percevions les avertissements exprimés par des lanceurs d’alerte comme la journaliste russe Anna Politkovskaïa, le président géorgien Mikheïl Saakachvili, certains dirigeants ukrainiens, baltes, ou autres, comme une forme d’obsession, d’anti-russisme, de mémoire blessée. Et ainsi, les dirigeants européens et plus largement les élites européennes ont tout fait pour ne pas être perturbés dans leur confort. Ce mécanisme du déni est extrêmement puissant, et le débat qui a eu lieu après le 24 février 2022 le montre bien : « Quel type d’armes allons-nous livrer sans fâcher Moscou ? » ; « Il ne faut pas humilier la Russie » ; « Où se trouve la ligne rouge ? »… Il y a eu pendant très longtemps cette idée que la guerre n’était qu’une parenthèse et que tout reviendrait à la normale. Il était trop difficile d’admettre qu’il n’y aurait pas de retour en arrière avec un régime qui fait de vous un ennemi et qui fonde sa relation avec vous sur la conflictualité. Ces élites post-historiques, qui n’ont plus le sens du tragique, ont cru qu’elles pouvaient continuer à habiter un monde comique alors que tout redevenait tragique autour d’elles. Moi, si j’en ai parlé plus tôt et si je l’ai compris plus tôt, c’est simplement parce que j’ai vu, sur place, la naissance du monstre. C’est dans les marges de l’Europe que j’ai saisi ce qui allait ébranler son cœur.

« Notre amour des meubles nous a conduits à nier le péril et à ne pas voir que la maison prenait feu »


Assiste-t-on à un schisme au sein de l’Occident entre l’Europe et les États‑Unis ? 

Oui, mais le schisme est plus profond encore. Ce ne sont pas des entités géographiques qui s’opposent, mais des visions du monde. En réalité, ce à quoi on assiste est aligné avec la nature idéologique de l’administration américaine, et c’est pour ça que les analystes et diplomates se sont plantés, une fois de plus. Ils nous disaient que Trump ne se comporterait pas de la même manière en étant au pouvoir, que l’accession aux responsabilités allait le calmer puisqu’il allait bien devoir composer avec le réel. Mais on sous-estimait une chose : cette administration pense qu’il y a une guerre civile au sein de l’Occident – culturelle, idéologique et politique, pas physique. C’est ce que signifie un post de Musk sur son réseau X, qui n’a pas suscité beaucoup de réactions mais qui m’a, moi, profondément marqué : il a dit que l’administration américaine ne serait pas en sécurité tant que le virus woke ne serait pas éradiqué aussi en Europe. Selon eux, une vaste guerre civile culturelle opère au sein de l’Occident par-delà les frontières et l’Océan qui nous sépare, et il est impératif qu’ils fassent triompher leurs idées partout. D’où leur soutien assumé aux diverses extrêmes droites de nos pays : ils considèrent la scène politique européenne comme une extension de leur croisade américaine.

Comment un tel schisme se matérialise-t-il ? 

Il s’agit donc d’abord d’un schisme géopolitique entre les États-Unis et l’Europe, le Canada et le Royaume-Uni. D’un côté, il y a toutes les démocraties occidentales encore debout et, de l’autre, il y a l’administration américaine et ses relais en Europe – le président hongrois Viktor Orbán, véritable cheval de Troie de Poutine dans nos institutions, est le premier d’entre eux. Toutefois, le schisme que vous évoquez traverse en réalité toutes nos sociétés, et c’est cela qui est extrêmement dangereux. Non seulement les démocraties européennes se retrouvent isolées et font face à la menace russe et à l’hostilité de l’administration américaine, mais nos démocraties elles-mêmes sont profondément divisées. Au sein de nos sociétés, des forces politiques partagent les ambitions de Trump ou de Poutine. Et c’est vertigineux.

Aujourd’hui, je ne peux pas vous dire si nous vivrons encore dans un continent en paix et dans des démocraties libérales dans trois, quatre, cinq ans. Tout ce qui nous semblait acquis soudainement se révèle extrêmement fragile. Il faut accepter cette fragilité. C’est parce qu’on pensait que c’était acquis et éternel que, précisément, c’est devenu très friable. L’écrivain ultranationaliste russe Alexandre Douguine, père idéologique de l’eurasisme poutinien, écrivait dès le début des années 1990 que la chute de l’URSS allait marquer le début du déclin de l’Occident démocratique. Je n’ai pas pour habitude de citer des intellectuels russes ultranationalistes, mais il est intéressant de relire son analyse trente ans plus tard. Selon lui, les démocraties occidentales allaient cesser de se vivre comme des projets et des constructions politiques et idéologiques. En se pensant comme naturels, aussi naturels que l’air que l’on respire, ces régimes allaient devenir du bois mort et décliner, par manque de sève. Cela paraissait ubuesque à l’époque, mais c’est exactement ce qui s’est produit : progressivement, privés d’ennemi, nous avons perdu notre sève, la conscience de la nécessité de nous défendre, de cultiver ce qu’on avait et d’affirmer ce que l’on était. Nous sommes devenus vides. Et donc faibles.

Ce qui se joue actuellement peut-il se révéler, paradoxalement, une opportunité pour l’Europe ? 

Tout dépend de nous. C’est à la fois rassurant parce que cela signifie que si nous trouvons en nous la force de nous réveiller, nous pouvons nous en sortir. Mais c’est aussi inquiétant, car nous n’avons pas pour habitude de nous réveiller... et nous sommes profondément endormis ! Tout dépend des décisions que nous allons prendre dans les jours, semaines et mois à venir. Le Conseil européen du 6 mars a été un premier pas dans la bonne direction avec le lancement, enfin, d’un embryon de défense européenne. Mais nous sommes encore si loin du compte… J’ai dit à plusieurs reprises, depuis le 24 février 2022, que cette guerre en Ukraine allait être le berceau ou le cercueil de l’Europe démocratique. Et c’est plus vrai que jamais. Aurons-nous le courage de construire cette Europe libre, puissante, souveraine et démocratique, qui a conscience d’elle-même et de sa force ? Ou cette guerre signifiera-t-elle le déclin jusqu’à l’effondrement et l’implosion de la construction européenne démocratique ? C’est maintenant que cela se décide, et c’est une responsabilité immense pour les dirigeants et pour chacun et chacune d’entre nous. Nous vivons l’un de ces moments dans l’histoire qui définissent le destin des peuples et des civilisations.

« Il ne s’agit pas d’une guerre territoriale mais d’une guerre idéologique  »


Il y a quelques jours, le Premier ministre polonais Donald Tusk a déclaré : « 500 millions d’Européens demandent à 300 millions d’Américains de les protéger contre 140 millions de Russes. » Diriez-vous comme lui que nous manquons de courage ? 

Je suis entièrement d’accord avec ce que dit Donald Tusk. Une seule chose est juste dans tout ce que raconte Trump : il n’y a aucune raison que nous déléguions notre sécurité à Washington. Nous avons les moyens de nous défendre nous-mêmes. Nous sommes encore un continent peuplé, riche, relativement stable. Ce qui est fort dans la phase de Tusk, au-delà des chiffres qu’il compare, c’est qu’il parle de courage mais aussi d’imagination. Or, nous avons un défaut d’imagination. D’abord, un défaut d’imagination à propos de ce qui peut arriver. Il y a la difficulté éprouvée à rendre présente à notre esprit la menace, tout comme ce qu’elle va entraîner. On manque de « cassandres », d’une imagination du mal. Lorsque le chef des services secrets allemands, Bruno Kahl, se rend devant le Bundestag et alerte sur la menace d’une invasion militaire russe – directe et frontale – sur le sol de pays membres de l’UE et de l’Otan d’ici à 2029, qui réagit vraiment ? Nous ignorons la parole de nos propres services de sécurité. Cela relève vraiment d’un défaut d’imagination : on pense spontanément que cela se limitera au Donbass, à la Crimée, à l’Ukraine… alors qu’en réalité, il ne s’agit pas d’une guerre territoriale mais d’une guerre idéologique. Cela veut dire que le conflit n’a pas de frontière, et c’est bien le danger. Et nous manquons aussi d’imagination quant à ce que nous pourrions incarner. L’Europe pourrait être la puissance leader du monde libre, la terre d’accueil des scientifiques américains, le point de référence de tous les démocrates…

Est-il possible de construire une Europe puissance, de contourner l’inertie des décisions à 27, sans réforme de ses institutions ?

À moyen terme, non. Il n’y aura pas d’affirmation de la puissance européenne si l’on conserve la règle de l’unanimité, si l’on refuse toute avancée fédérale, si l’on n’assume pas que l’Europe est un projet politique, que les décisions sont prises à la majorité… À court terme, on peut déjà agir beaucoup plus qu’on ne le fait dans le cadre même de ce qui existe. L’euro est-il adopté par les vingt-sept pays membres ? Non. Cela signifie que l’Europe peut tolérer l’existence de coalitions de pays volontaires. On ne peut pas toujours s’abriter derrière le chantage d’Orbán pour justifier l’inaction. Dans l’aide militaire à l’Ukraine, ce n’est pas parce qu’il y a Orbán que la France ou l’Italie sont en retard par rapport à d’autres pays et livrent moins d’armes à l’Ukraine. De la même manière, ce n’est pas parce qu’il y a Orbán que certains pays refusent l’emprunt commun pour financer la défense collective. Il y a évidemment une refonte institutionnelle à faire, mais, dans le cadre même des institutions existantes, on n’est pas obligé d’agir tout le temps à vingt-sept ou de se retrouver sous le coup du chantage. À court terme, pour sauver l’Ukraine, on peut agir à vingt, à vingt et un, à quatorze ou à treize. C’est essentiel parce que sans cet enjeu majeur à court terme qui est de sauver l’Ukraine, il n’y aura pas de moyen terme. L’Ukraine est notre ligne de défense la plus solide, aujourd’hui. C’est là tout le paradoxe du moment : Poutine a lancé une guerre qu’il avait promis de gagner en trois jours. C’était son premier pari et il a complètement échoué. Mais quand s’est installée une guerre d’attrition, Poutine a fait un deuxième pari qui est que nos sociétés seraient incapables de fournir un effort soutenu à moyen et long termes et que la Russie finirait par l’emporter grâce à l’inconstance et à l’impotence de l’Occident. Le maillon faible de cette guerre, ce n’est pas le front ukrainien qui refuse de céder ; c’est nous. C’est le cœur même de l’Occident qui a cédé en premier : Washington. Il n’y a pas de moyen terme possible si l’on n’agit pas à court terme. D’abord aider massivement l’Ukraine. Mais, à moyen terme, c’est une certitude, il faut aujourd’hui que l’Europe assume d’être un projet politique démocratique. Il faut un saut fédéral. Non pas par idéal « européiste », mais par souci d’efficacité, parce que c’est la seule manière de s’affirmer comme puissance. Et si nous ne nous affirmons pas comme puissance, nous disparaîtrons. La première de mes préoccupations est de savoir comment assurer la sécurité du continent européen, des citoyennes et citoyens qui y vivent. Pour cela, il faut une défense commune. Et pour que cette défense commune se transforme en puissance collective, il faut des institutions qui soient plus fédérales, qui coordonnent beaucoup plus les différentes nations, systèmes politiques et armées, et qui permettent de prendre des décisions de manière collective et efficace. C’est le réalisme qui exige plus d’Europe.

On touche là à des débats intenses, comme celui de l’extension de la dissuasion nucléaire…

C’est un débat essentiel. Le président Macron – dont je critique souvent la politique par ailleurs, y compris sur l’Ukraine, à l’égard de laquelle la France ne fait pas concrètement tout ce qu’elle pourrait faire – a eu totalement raison d’amener le sujet sur la table. Il ne s’agit pas de « partager » l’arme nucléaire française, comme le disent certains. On ne va pas décider à vingt-sept de son emploi ou non. Ce qui est en discussion, c’est une extension du parapluie nucléaire franco-britannique à l’ensemble du continent européen. Cela reviendrait à considérer le territoire de l’Union européenne comme étant d’un intérêt vital pour la France – et l’on verra comment on gère ça avec les Britanniques. Mais ce n’est pas un partage, il est important de le préciser : ce sont ceux qui sont opposés à cette extension qui posent la question en ces termes et la présente comme une volonté de « partager la dissuasion dont on a hérité du général de Gaulle ». Non, elle restera du ressort de la souveraineté française. Mais nous remplacerons in fine le parapluie américain par le parapluie nucléaire français. C’est une discussion fondamentale, et ce qui se passe en ce moment est extrêmement intéressant : le conservateur allemand Friedrich Merz, futur chancelier, a affirmé : « Nous allons devoir faire sans les États-Unis », posant ensuite la question de ce parapluie franco-britannique. C’est une question immense, vertigineuse, mais aussi une opportunité gigantesque pour la France, qui a un rôle historique à tenir, compte tenu de sa politique ancienne de dissuasion autonome. Cet héritage du général de Gaulle nous permet aujourd’hui d’être indépendants des États-Unis, et tous voient à présent à quel point c’était nécessaire. La France peut redevenir leader de la construction européenne. Tant que les questions de sécurité, de guerre ou de paix n’étaient pas au cœur du projet européen, on sentait bien que la France subissait un déclassement progressif par rapport à l’Allemagne ou même à d’autres pays. Là, tout change. Refaire de la France la locomotive de la construction européenne, et donc du monde libre, c’est une manière de retrouver un sens historique pour notre pays.
 

« La France peut redevenir leader de la construction européenne »


Les États-Unis de Trump ont annoncé cesser d’aider militairement l’Ukraine. Dans de telles conditions, que doit faire l’Europe pour garantir la sécurité de l’Ukraine face à la Russie de Poutine ?

La première chose, c’est de comprendre que nous ne disposons que de quelques semaines seulement. Les stocks de l’armée ukrainienne sur son territoire national ne sont pas énormes. Les armes étaient souvent déposées et emmagasinées par les Américains en Pologne. Or, tout transfert vers le front a été annulé. On a quelques semaines pour remplacer le vide laissé par les États-Unis. C’est la priorité absolue : envoyer beaucoup plus d’armes qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Ensuite, il faut un financement qui suive ce que l’on appelle le « modèle danois ».

Je suis allé en Ukraine et j’ai été vraiment impressionné par ce qu’ont fait les Danois, qui ont agi très différemment des autres pays européens. Leur priorité était d’aider les Ukrainiens le plus efficacement possible. Or, la production d’armes en Europe est importante, mais lente et pas toujours adéquate aux besoins du front. Alors, au lieu de dépenser l’argent du contribuable danois en finançant une production sur le sol européen et au Danemark, ils ont décidé de financer la production d’armes en Ukraine, par les Ukrainiens. En faisant cela, ils ont pris en main le système de commandes et d’achats et ont éliminé toute trace de corruption. Et cela fonctionne très bien. Selon les dernières estimations, la production d’armes pourrait être multipliée par deux très rapidement si l’on apportait les fonds nécessaires à ce modèle. Il nous faut donc envoyer des fonds, à travers ce modèle, tout de suite, dans les jours qui viennent. Les Anglais ont déjà dit qu’ils allaient le faire.

Plus largement, il faut donner à Kiev le signal que l’on assure le financement de l’État ukrainien sur le moyen terme. Pour cela, on a un moyen : la saisie des 209 milliards d’avoirs publics russes actuellement gelés en Europe. Cette saisie et l’affectation de ces fonds à l’Ukraine, contrairement à ce que disent les gouvernements européens, sont légales du point de vue du droit international. Il y a eu un crime d’agression qui appellera des réparations et les contre-mesures sont légitimes tant qu’elles sont proportionnelles. Or, les dévastations sont telles que les chiffres sont bien supérieurs à ce que l’on peut saisir. Cette décision a un coût, et c’est la raison pour laquelle certains gouvernements européens reculent devant elle. Seulement, si l’on estime que le continent européen est face à une menace existentielle, il va falloir prendre des décisions difficiles. Par ailleurs, pour envoyer un message de fermeté et à Poutine et à Trump, il faut immédiatement mettre fin aux trous dans nos sanctions. Aujourd’hui, l’Europe importe massivement – et de plus en plus chaque mois – du gaz naturel liquéfié russe, par exemple. Le premier importateur mondial de gaz naturel liquéfié russe, c’est TotalEnergies, entreprise française. Il faut y mettre un terme. À cause de ces importations, depuis le 24 février 2022, les pays européens ont fourni plus d’argent au budget de la machine de guerre de Poutine qu’à la résistance ukrainienne – vous vous rendez compte de cette folie ? Le problème, c’est que jusqu’ici, on a pris les décisions qui nous coûtaient le moins. Maintenant, il va falloir en prendre de plus coûteuses et de plus difficiles. Ce n’est que de cette manière que l’on peut redevenir crédible aux yeux de ceux qui nous traitent comme des serpillières aujourd’hui. Et il y a une véritable urgence en matière de prise de décision. La construction d’une Europe de la défense prendra du temps. C’est un objectif à moyen terme. Mais le renforcement de la première ligne de défense de l’Europe, la résistance ukrainienne, c’est maintenant. Sinon, le reste n’est qu’une valse de mots.

Le plan annoncé le 4 mars par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen de mobiliser 800 milliards d’euros pour la défense européenne et l’aide à l’Ukraine est-il suffisant ?

C’est un pas important, mais ce n’est pas suffisant. Les 800 milliards impressionnent, mais en rentrant dans le détail, cela reste vague. La mesure phare de ce plan, c’est l’exclusion des dépenses militaires du calcul des déficits pour le pacte de stabilité des 3 % – une mesure bienvenue, qui va encourager les États européens à dépenser pour leur propre défense. Von der Leyen espère que cela suffira, mais nous savons que non. Nous devrons refaire ce que nous avons fait face à la pandémie de Covid-19 : nous avons alors été capables de lever de l’argent en commun sur le marché, de nous endetter – pour la première fois – à l’échelle de l’Union européenne et de centraliser la planification, la commande et la coordination des vaccins. Face à la guerre, pour assurer notre défense, nous allons devoir faire la même chose. L’estimation originelle de la commission était la bonne : il faut lever 500 milliards par un emprunt commun si nous voulons réellement poser les bases d’une défense européenne autonome et cohérente.

Qu’auriez-vous à répondre à ceux qui accuseraient l’Europe d’une fuite en avant dans la guerre en se lançant dans cette politique de réarmement ? 

Ce qui rapproche la guerre de nous, ce qui invite à la guerre, c’est la faiblesse. Quand nous sommes face à un tyran qui déclenche des guerres, c’est bien la faiblesse qui est une invitation au conflit. Construire sa puissance, c’est au contraire dissuader le guerrier de porter le conflit chez nous. Ce pacifisme mal compris et dévoyé est fauteur de guerre. Le va-t-en-guerre c’est celui qui, par sa faiblesse, invite le tyran à venir l’agresser. Ce que nous devons faire, là, c’est au contraire projeter de la force afin d’éviter précisément la confrontation militaire directe avec la Russie, éviter que Poutine n’envahisse la Lettonie ou un autre pays européen, par exemple. L’enjeu est celui-ci. Si nous l’avions fait en 2008 en Géorgie, si nous avions montré davantage de fermeté, la Crimée n’aurait pas été envahie, ni le Donbass en 2014. Et si nous avions réagi plus fortement à l’invasion de ces derniers territoires, nous n’aurions pas été confrontés à l’invasion totale de l’Ukraine le 24 février 2022. À chaque fois, la faiblesse face à Poutine a été pour lui une invitation à la guerre. Ceux qui refusent l’affirmation de la puissance européenne n’arrivent pas à comprendre cette menace ou refusent sciemment de la comprendre. Il ne s’agit pas pour nous de projeter notre puissance à l’autre bout du monde mais de nous défendre sur notre continent. Si nous n’agissons pas, la guerre sera de plus en plus proche de nous. Or, il ne faut pas l’oublier, le régime de Poutine, depuis son arrivée au pouvoir en 1999, est fondé sur la guerre. La guerre de Tchétchénie, la guerre de Géorgie, l’intervention en Syrie, la guerre en Ukraine… Piotr Tolstoï, le vice-président de la Douma, avait prononcé cette phrase qui résumait très bien la nature de ce pouvoir : « Notre idéologie nationale, c’est la guerre. » Face à un tel régime, maintenir notre état de faiblesse est une invitation à l’agression, et construire notre défense revient au contraire à œuvrer pour la possibilité de la paix. 

« À chaque fois, la faiblesse face à Poutine a été pour lui une invitation à la guerre »


Les peuples européens ont-ils conscience des sacrifices qu’il faudra nécessairement consentir en faveur de cette politique de réarmement de l’UE ?

Il faudra faire des choix, oui. Mais pas nécessairement dans le sens que l’on pense. J’entends certains dire : pas le temps pour l’écologie, c’est la sécurité qui compte ! Mais quand vous êtes un continent importateur d’énergie face à des empires fossiles, quand vous êtes en conflit avec des tyrannies gazières et pétrolières comme la Russie, quand vous avez des relations tendues avec une démocratie fossile comme les États-Unis, la transition énergétique devient un élément d’affirmation de votre autonomie et de votre sécurité. La transition énergétique est un enjeu sécuritaire pour l’Europe tant notre addiction aux énergies fossiles nous affaiblit géopolitiquement. Ce que l’on apprend également de l’histoire, c’est que c’est dans les périodes de guerre que l’on invente des systèmes de solidarité sociale développés. La NHS anglaise est née de la Seconde Guerre mondiale, tout comme le programme du CNR en France. Ce sont des moments durant lesquels nous avons besoin de consolider nos démocraties, des moments où nous comprenons que le collectif peut l’emporter sur l’individuel, où nous réapprenons à faire corps.

Cette stratégie de défense doit-elle aller de pair avec une nouvelle stratégie économique et industrielle dans un monde qui tourne le dos au libre-échange ?

Nous n’aurons aucune sécurité ni autonomie européenne sans souveraineté industrielle européenne. Nous allons réapprendre à produire en Europe, ce qui suppose notamment un changement de nos politiques commerciales. Nous devrons assumer de protéger nos productions, ce qui implique d’ausculter les chaînes de valeur et de rapatrier nos productions stratégiques sur le sol européen. La nécessaire planification industrielle aura des impacts sociaux positifs, en rouvrant des usines dans des régions victimes de désindustrialisation. L’Europe est devenue un continent de consommateurs. Consommateurs de sécurité américaine, d’énergie russe ou qatarie, de biens stratégiques chinois. Elle doit redevenir productrice de ses biens stratégiques, de sa sécurité, de son énergie. De son destin.

L’Europe peut-elle se retrouver seule à défendre un idéal démocratique ou avons-nous d’autres alliances à nouer ?

La vidéo de la rencontre entre Volodymyr Zelensky, Donald Trump et J.D. Vance dans le Bureau ovale, le 28 février dernier, a été vue par le monde entier et a suscité beaucoup de réactions, notamment de l’indignation. Je crois qu’il y a une aspiration à la liberté et à la démocratie sur laquelle les États-Unis s’essuient les pieds désormais et que nous devons capter. En affirmant sa puissance, l’Europe n’aura certes pas que des alliés. Mais les Japonais, les Coréens du Sud, les Taïwanais ou bien d’autres dirigeants d’Amérique latine sont inquiets face au comportement de Trump. Il en est de même pour de nombreux Africains, qui assistent à la pénétration russe et chinoise sur leur continent et s’en inquiètent. Un vide est laissé, l’Europe peut incarner un espoir. Et la France, qui est habitée par la certitude d’avoir quelque chose à dire au monde, a un rôle immense à tenir. De Gaulle disait en 1941, à Londres : « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde. » Notre mission collective sera de redonner vie à ce pacte. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON