Tous les rédacteurs en chef vous le diront : l’Europe est un mauvais sujet. Les lecteurs réclament toujours davantage de reportages et d’analyses, mais ils fuient dès que vous leur en proposez ! Ce paradoxe se retrouve dans l’ambivalence des sentiments éprouvés par les citoyens de l’Union européenne. L’euroscepticisme est l’opinion la mieux partagée, la critique de « Bruxelles » une figure presque imposée ; et pourtant plus personne ne songe à quitter l’Union comme ces fous d’Anglais.
L’invraisemblable feuilleton du Brexit est passé par là. Depuis 2016 et la décision des Britanniques de larguer les amarres, les Européens ont vu ce qu’ils ont vu. Londres n’en finit pas de se contredire et de se diviser sous le coup du terrible poison politique, à effet lent et d’autant plus cruel, distillé par ce divorce. Depuis, aucun parti politique dans les 27 États membres de l’Union n’ose envisager de quitter l’eurozone, pas même l’espace Schengen, c’est dire… En France, Marine Le Pen a remisé au placard son étendard aux armes du Frexit.
Cette nouvelle donne mérite qu’on s’y arrête. Le Brexit agit comme une thérapie sur les Européens, mais il ne guérit pas toutes les plaies. À l’est, la Hongrie et ses voisins ne se sont pas remis du choc migratoire de 2015 et cultivent à présent une fronde ostentatoire. À l’ouest, les pays fondateurs ont encaissé de terribles blessures infligées par des djihadistes venus d’ici et d’ailleurs, au point que la sécurité intérieure est devenue prioritaire. Enfin, la crise financière grecque a été l’illustration de ce que peut être une casse sociale au niveau d’un pays. Et chacun voit midi à sa porte…
En dépit de tout cela, l’Europe est une évidence même si elle ne parvient pas à développer un imaginaire commun, comme le souligne Régis Debray dans notre grand entretien. On n’y échappe pas, ou plus. Reste à la définir.
C’est le grand débat d’aujourd’hui. Plus personne ne conteste son existence, encore faut-il lui donner une direction. Les uns veulent accentuer l’intégration politique, rêvent à haute voix d’une fédération. Les autres refusent tout nouvel abandon de souveraineté et rêvent de coopérations à la carte.
Nous y voilà. L’Union n’a pas encore d’imaginaire mais la liberté de débattre et d’entreprendre. Faut-il aussi rappeler qu’elle possède une géographie et une histoire ? Une géographie plus affirmée qu’on ne le dit, puisque les 27 s’accordent pour refuser tout élargissement. Et une histoire qui s’écrit au présent, puisque plus personne ne songe à lui dire adieu.