« La présomption d’innocence confirme notre foi en l’humanité, elle est l’expression de notre croyance que, jusqu’à preuve du contraire, les gens sont honnêtes et respectueux des lois. » Cette belle et juste analyse de la « raison d’être » de la présomption d’innocence, pour utiliser une expression prisée, est celle de la Cour suprême du Canada, dans une décision rendue en 1986. Elle éclaire la formule juridique en révélant son aura philosophique et morale, qui dépasse même son rang – au sommet de la hiérarchie des normes – et en fait une exigence démocratique sacrée et intangible.

Aujourd’hui stigmatisée comme un mécanisme protecteur des criminels et autres prédateurs en ce qu’elle oblige les juges au doute, les plaignants et les procureurs à la preuve de leurs accusations, la presse à la prudence, la présomption d’innocence, principe essentiel à l’État de droit, est devenue embarrassante d’après certains. Sans elle, pourtant, chaque individu qui compose la société serait soumis à l’arbitraire. Nous sommes tous des présumés innocents, du berceau au tombeau, protégés par l’impératif probatoire qui oblige à prouver avant de condamner, qui érige le doute raisonnable comme rempart à une déclaration de culpabilité infondée.

À la gauche de la gauche et à la droite de la droite, dans un même mouvement, comme deux instruments qui, à leur insu, joueraient à l’unisson, l’on s’offusque de cette règle qui empêche de placer le principe de précaution au-dessus du respect des droits de la défense, de la réhabilitation ou du pardon. Dans les affaires de violences sexuelles, la formule « On vous croit ! » est malmenée par la présomption d’innocence, puisque la justice ne s’en tient pas à la parole des plaignantes ; et l’on entend parler de jeunes filles sauvagement assassinées par des récidivistes qui, s’ils n’avaient bénéficié d’une libération conditionnelle, auraient dû être encore en prison, le juge n’ayant pas considéré qu’après avoir un jour violé ils étaient aussi naturellement destinés à tuer. La présomption d’innocence, en effet, s’oppose à ce qu’une logique déterministe soit invoquée pour amoindrir les droits de certaines catégories d’individus – les hommes, les étrangers, les déjà condamnés… Tel fait de société ou tel fait divers (les deux étant souvent savamment confondus) ne vous a-t-il jamais inspiré l’idée qu’il faudrait par essence se méfier d’eux ? À eux de démontrer ce qui les distingue de leurs congénères, à eux de prouver leur innocence ! Sinon comment étancher la soif de vengeance ?

 

À quoi ressemblerait une société où la dénonciation serait une vertu cardinale et la défense une complicité ?

 

Aussi séduisante cette injonction soit-elle pour qui place le pragmatisme au-dessus du droit, aussi rassurante qu’elle semble à ceux pour qui la sécurité doit primer tout le reste, un renversement de la présomption d’innocence vers la présomption de culpabilité constituerait l’effondrement d’un pilier de l’État de droit et donc de la démocratie. L’ère du soupçon serait alors inaugurée : chaque membre du corps social considéré comme un coupable en devenir vivrait dans la crainte de l’injustice d’une mise à l’écart, carcérale ou même sociale – puisque les couperets tombent désormais hors les murs des palais de justice bien avant que dans les prétoires. À quoi ressemblerait une société où chaque individu se saurait à la merci d’une accusation portée par un tiers, où son voisin ferait figure de délateur potentiel, où la dénonciation serait une vertu cardinale et la défense une complicité ? En lisant ces lignes, certains se remémoreront ou invoqueront les leçons de l’histoire, ici ou ailleurs ; d’autres diront peut-être que nous y sommes déjà. Ce dont nous pouvons être sûrs, c’est que le risque est bel et bien réel puisque le discours positiviste – au sens où seule la norme compte, hors de toute conception du droit naturel – innerve la représentation que l’on se fait de la justice sur les bancs du Parlement et est assumé par le locataire de la place Beauvau.

En 2021, le groupe de travail instauré par le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, sous la direction d’une de ses prédécesseurs, Élisabeth Guigou, intitulait son rapport La Présomption d’innocence : un défi pour l’État de droit et formulait quarante recommandations. Hélas, si la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire a procédé par la suite à des modifications propres à renforcer sa protection dans le champ de la procédure pénale, rien n’est venu s’agissant de la pédagogie, de la formation, de la régulation de la presse et des réseaux sociaux. En Allemagne, un clip a été diffusé dans le cadre du « Pacte pour l’État de droit » de 2019. Au Royaume-Uni, l’Attorney General a lancé en 2021 une grande campagne sur le respect de la présomption d’innocence, baptisée « Think Before You Post ». En France, le « guide pratique sur la présomption d’innocence » préconisé par le groupe de travail n’a jamais vu le jour.

Parce que la foi en l’humanité prônée par la haute cour canadienne doit vaincre la défiance, les préjugés et autres prétextes brandis pour réduire toujours davantage les libertés, rendre à la présomption d’innocence ses lettres de noblesse dans le débat public revêt un caractère d’urgence. C’est un chantier ambitieux, qui couvre toutes les sphères de l’espace social, de l’école à l’entreprise, de la feuille locale au journal de 20 heures, de l’association de quartier au parti politique. Dans une figure désormais imposée qui voit le ministre de la Justice faire contrepoids à celui de l’Intérieur, s’attaquer à redorer le blason de ce principe constitutionnel devrait être une priorité. Rappelons qu’en 1789 il était perçu comme une évidence : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable », affirmait l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ni « doit être », ni même « est », mais « étant », pour mieux souligner qu’il s’agit d’un état naturel de l’homme. Rappeler des évidences et se battre pour les conserver est le propre de la sauvegarde de l’État de droit. Et l’honneur des démocraties.