« Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaire. » Cette petite phrase – une réplique du socialiste André Laignel au juriste et syndicaliste Jacques Foyer en 1981 – a fait les beaux jours des amphithéâtres. L’employant, un professeur de droit était certain de son effet. Après avoir esquissé un sourire, les étudiants comprenaient qu’en réalité le législateur – c’est-à-dire la majorité politique d’un moment – pouvait avoir juridiquement tort. Et que cela se justifiait. Mais depuis quelques années, on ne sourit plus dans les amphithéâtres. À l’égard des contraintes juridiques, des critiques s’expriment jusqu’au sein des facultés. Est-il acceptable que la majorité ait juridiquement tort ? La réponse ne va plus de soi. Et la discussion dépasse le cercle étroit des universitaires. Les critiques viennent aussi de membres du gouvernement ou de femmes et d’hommes ayant exercé des responsabilités ou étant appelés à le faire, de certains intellectuels encore. Elles ont plusieurs cibles : la montée en puissance des juges, dont on craint le « gouvernement », la supériorité du droit européen sur le droit national, l’importance accordée aux droits de l’homme, c’est-à-dire à l’individu par rapport à la société. Toutes, au fond, déplorent l’importance prise par le droit, contraignant, empêchant parfois la décision politique. Souvent, en surplomb, embrassant toutes ces cibles, ces critiques visent l’État de droit, sorte d’astre de papier causant, par interposition, l’éclipse du politique, et même de la démocratie. Quittant les discussions savantes et les rapports de l’Union européenne, l’État de droit – qui n’en demandait peut-être pas tant – se retrouve ainsi sur la sellette.

 

L’idée derrière les mots

De quoi parle-t-on ? L’expression n’est pas d’un usage aisé. L’État de droit est-il l’état du droit, avec une minuscule ? Ou alors l’État des droits, plutôt que du droit ? Ou encore l’État de justice, une institution et un personnage prenant la place du droit ? Si, à la recherche de quelque lumière, l’on se tourne vers les spécialistes – disons, d’abord les juristes –, remarquons, avec eux, que, même s’il s’agit de droit, la Constitution française n’en fait pas mention (ce qui n’est pas le cas en Allemagne, par exemple). La théorie et l’histoire sont plus disertes. Elles lui prêtent plusieurs origines (anglaise, allemande, française). Sans entrer dans les détails, plusieurs définitions existent aussi. Certaines sont purement formelles (le respect par l’État de la légalité), d’autres plus substantielles. Ce sont les secondes qui l’emportent aujourd’hui. L’État de droit est, si l’on veut, la forme libérale de la démocratie, et elle entraîne dans son sillage la soumission des autorités publiques à la hiérarchie des normes, à la séparation des pouvoirs, à la garantie des droits individuels… Partant, il est simple d’imaginer ce que l’État de droit n’est pas : une dictature, une tyrannie, un État policier, un régime totalitaire, une organisation politique où règne l’arbitraire, où le recours à un juge est impossible, où les droits humains sont bafoués. Bref, l’État de droit, quelles qu’en soient les interprétations, qu’expliquent les fonctions qu’on lui a fait jouer, correspond à un projet politique simple et ancien : celui de limiter les pouvoirs par les règles de droit, c’est-à-dire la substitution du règne des lois au commandement des hommes. L’État de droit est l’expression qui désigne l’accomplissement d’un tel projet à propos de la puissance de l’État, dont il prescrit la limitation constitutionnelle et légale.

Pour aller plus loin, l’évocation, même critique, de l’État de droit offre l’occasion d’éprouver l’idée qui le fonde, d’en mesurer la portée. Or, toute discussion sur cette dernière n’est pas forcément une discussion relative au pouvoir de l’État. C’est aussi une discussion relative à la force du droit. Elle porte sur la manière particulière dont le droit – le droit moderne – s’occupe du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs, innombrables et multiformes, qui caractérisent les rapports sociaux. À ce propos, on préfère parfois parler de « puissance », vocable plus philosophique désignant la faculté ou l’acte par lequel on commande aux autres. Ce qui recouvre aussi bien le pouvoir politique que le pouvoir individuel ; toutes les formes de domination. Comment le droit s’en occupe-t-il ? En les limitant. Une règle de droit ou une décision de justice contient toujours, en effet, l’indication de ce que telle ou telle conduite n’est plus une option pour son destinataire.

Partant de là, deux observations peuvent être formulées.

 

Limiter les puissances dans les relations privées

Se demander si toutes les puissances sont limitées par le droit permet d’apercevoir une transformation juridique des rapports sociaux. Le mouvement de montée du droit à l’encontre du pouvoir de l’État a sans doute eu son pendant dans les rapports privés. On ne veut pas parler ici du fait que le droit assure la coexistence des libertés, notamment par l’édiction d’infractions et d’obligations – ce qui s’avère parfois complexe face à certaines puissances économiques –, mais de l’idée selon laquelle, dans certains secteurs, le règne de l’arbitraire – de la force – recule. La théorie de l’abus et celle de la faute civile en sont peut-être des manifestations, comme l’adoucissement du sort des débiteurs malheureux, la promotion des droits fondamentaux dans les relations interindividuelles, ou la montée de la protection des salariés. Attardons-nous sur l’exemple de la famille. Elle est le lieu où s’exerçait une puissance que le droit a longtemps laissée être, qu’il a institutionnalisée, encadrée et dont il fait finalement disparaître le principe. Le déclin de la puissance paternelle et de la puissance maritale en est un exemple. On est ainsi passé, pour la première, d’un pouvoir presque total sur les enfants à l’autorité parentale exercée par les deux parents et devant l’être aujourd’hui « sans violences physiques ou psychologiques ». La même évolution a touché la puissance maritale : droit de correction, faculté de recourir à la force publique contre l’épouse en fuite, surveillance de la correspondance, présomption de consentement aux relations sexuelles sont quelques-uns des marqueurs d’un pouvoir qui, pour n’être pas exactement sans limite, établissait un intolérable rapport de φορχε. Le droit a commencé par soutenir une telle puissance, puis l’a canalisée pour lui retirer toute légitimité. Ainsi, le viol entre époux est aujourd’hui spécialement réprimé et la présomption de consentement a disparu du Code civil.

Une crise du droit

La discussion relative à la force du droit, et donc à l’État de droit, ne s’arrête pas là. Les normes juridiques sont en effet parfois mises en cause dans leur aptitude à gouverner. Cela d’abord parce qu’au nom d’une rationalité managériale, elles subissent la concurrence d’autres techniques de gouvernement. On leur reproche leur manque d’efficacité et leur coût. Pour cela, les pouvoirs publics préfèrent parfois recourir aux sciences comportementales – par exemple au travers des nudges (de « coup de coude », en anglais), ces méthodes douces permettant d’obtenir par incitation de « bonnes décisions » – ou à la gouvernance par les algorithmes. Ensuite, les bouleversements écologiques conduisent à repenser les relations entre la nature, les systèmes politiques et le droit. À l’ère de l’Anthropocène, les individus, les États et l’ensemble des institutions humaines se voient enjoindre de transformer des conclusions scientifiques (les rapports du Giec, par exemple) en principes d’action (trier ses déchets, moins consommer, ne plus prendre l’avion pour voyager…). Comme si l’ordre naturel reprenait ses droits sur l’ordre civil, sécrétant une normativité impérieuse, supérieure à la normativité juridique ou, à tout le moins, s’imposant aux gouvernements et aux parlements. L’urgence fait qu’on peut l’entendre. Toutefois, protéger la nature, et pour cela limiter les actions humaines, bien que nécessaire, ne doit pas revenir à instaurer un nouveau droit naturel.

Finalement, en dépit des progrès accomplis par le droit dans les rapports privés, la crise qu’il traverse se conjugue sans doute aux critiques adressées à l’État de droit pour témoigner de ce que le projet de ce dernier ne tient jamais qu’au fil de nos volontés. On ne sourit plus du tout dans les amphithéâtres.