Nous venons de vivre aux États-Unis l’été politique le plus déroutant qui soit. Qui aurait pu prédire que le président Biden allait subir un tel naufrage lors du débat du 27 juin face à son vieil adversaire, Donald Trump, qu’il avait battu lors de l’élection présidentielle de 2020 ? Que Donald Trump réchapperait le 13 juillet à une tentative d’attentat et qu’il jouirait d’un capital sympathie inespéré ? Que le 21 juillet, Joe Biden, 81 ans, finirait par jeter l’éponge et qu’aussitôt un vent d’enthousiasme se porterait sur la vice-présidente Kamala Harris, celle que le tout-Washington et même une grande partie du pays méprisaient ?
Toujours sous-estimée
Cet adoubement dans des conditions assez invraisemblables, c’est l’histoire de la vie de Kamala Harris, une femme politique qui a toujours été sous-estimée, que ses adversaires ont constamment dénigrée. Lors de sa première campagne électorale, en 2003, pour devenir procureure à San Francisco, même ses proches doutaient de ses capacités à sortir victorieuse d’un combat difficile. Ces quatre dernières années, les critiques ont été constantes sur son absence de compétences, sur le fait qu’elle était trop effacée. En juin, un éditorial du Washington Post affirmait qu’elle était un fardeau pour le président Biden et qu’il fallait la remplacer. Deux mois seulement avant son triomphe à la convention démocrate de Chicago ! Les choses vont si vite en politique…
Comment expliquer ces préjugés qui ont frappé Kamala Harris ? Comment une personnalité ayant remporté toutes ses élections – en dehors de sa participation catastrophique aux primaires démocrates de 2020 –, peut-elle avoir été aussi franchement mésestimée ? Beaucoup considéraient qu’elle n’avait pas d’idées, qu’elle était une coquille vide. Elle est en fait quelqu’un de stratégique et de méthodique qui se prépare énormément et laisse très peu de choses au hasard. Ce travail forcené, allié à un grand pragmatisme, a pu faire perdre de vue ses convictions et sa force de caractère. Tout comme le fait qu’elle aime se placer au-delà des clivages idéologiques.
La méthode Kamala Harris
Sa première élection comme procureure de San Francisco, en 2003, est riche d’enseignements sur la méthode Kamala Harris. Elle effectua un énorme travail de terrain, de tractage, de prises de contact avec les différents leaders de San Francisco, démocrates et progressistes, et les grandes fortunes, avec l’aide de son petit ami de l’époque, le maire de la ville, Willie Brown. Elle décida dans le même temps d’un positionnement de campagne très efficace à un moment où le taux de criminalité augmentait et inquiétait la population. Elle n’hésita pas à attaquer fortement l’incompétence de son adversaire Terence Hallinan, qui était pourtant son ancien patron et dont elle partageait nombre d’orientations libérales. Elle stigmatisa la profonde désorganisation du bureau, son très faible niveau de condamnations (29 % contre 67 % en moyenne).
Une procureure au service de la loi et non des victimes
L’art de la synthèse
Son pragmatisme la pousse à toujours emprunter des chemins médians. En 2003, comme en 2024, son slogan « No going back » (« pas de retour en arrière ») emprunte à la période des Black Panthers mais, dès le début, elle s’est mise au service de la loi et non des victimes. Durant la campagne de 2003, son QG était situé dans un quartier déshérité mais son trésorier de campagne, Mark Buell, était un riche promoteur immobilier.
Elle a théorisé son art de la synthèse dans son livre, Smart on crime : procureure de Californie de 2004 à 2011, elle se placera à égale distance entre la tolérance zéro en matière criminelle et la permissivité prônée par son ancien boss. Au début de sa carrière, elle était très proche des milieux antidiscrimination (les populations noires qui représentent 8 % de la population de San Francisco totalisaient alors 40 % des arrestations). Au fil des années, elle s’est beaucoup rapprochée de cercles policiers jusqu’à se faire une tenante d’un ordre strict.
« Prête à servir »
Son goût de l’organisation ne l’empêche pas de savoir saisir les opportunités. Pour son élection comme procureure générale de Californie en 2011, alors qu’elle accusait un important retard, elle profita d’une boulette de son rival : lors du débat télévisé, Steve Cooley avait affirmé que le revenu proposé au procureur général (150 000 dollars annuels) était « incroyablement bas ». En pleine crise économique, Kamala Harris saisit sa chance, ironisa sur les prétentions de son concurrent puis le malmena sur son absence d’engagement en faveur de l’environnement.
« Le 21 juillet, elle n’a pas perdu un instant. »
Cette capacité à surgir au bon moment fait partie des qualités souvent passées sous silence de Kamala Harris. Elle le fera en 2020 quand elle saisira l’opportunité d’être la colistière de Joe Biden. Et en février 2024, dans un entretien au Wall Street Journal, elle se disait « prête à servir », pour rappeler à ceux qui l’avaient oublié qu’elle était l’héritière naturelle de Joe Biden. Malgré ces déclarations d’intention, la vice-présidente a su ne jamais froisser la susceptibilité du « patron ». Après le débat raté du 27 juin et tout au long de juillet, elle n’a cessé de soutenir le président sortant.
En 48 heures, elle a pris le lead
Les démocrates avaient pourtant commencé à exprimer leurs doutes sur l’âge de Joe Biden. La controverse rebondit après le lapsus de ce dernier au sommet de l’Otan du 11 juillet, confondant Poutine et Zelensky. Toutes sortes de déclarations sont alors sorties dans la presse, y compris de proches de Kamala Harris. Le pasteur Al Sharpton, militant des droits civiques, a prévenu que ce serait une insulte si le Parti démocrate ne la choisissait pas comme candidate, elle, la femme noire qui portait les espoirs de cette population très attachée aux démocrates. Jusqu’au dernier moment, elle est restée discrète et fidèle, laissant ses alliés la positionner comme successeure naturelle.
En revanche, le 21 juillet, elle n’a pas perdu un instant. Elle s’est enfermée 48 heures avec quelques collaborateurs et un lot de pizzas, le temps d’appeler tous ceux qui comptent au Parti démocrate, y compris ses rivaux potentiels. Entre l’abandon de Joe Biden et la certitude que Kamala Harris disposerait de la majorité des délégués, il ne s’est pas passé trois jours. Aidée par le président sortant, elle a su créer l’unité autour d’elle et montrer qu’elle avait pris le contrôle du Parti démocrate, ce qui était essentiel dans une formation qui fonctionne le plus souvent en ordre dispersé.
À l’école du pouvoir
On a coutume de dire que les vice-présidents vivent « à un battement de cœur de la Maison-Blanche ». Cela peut conduire à une grande frustration, que le vice-président de Woodrow Wilson, Thomas R. Marshall, comparaît à une « crise cataleptique » : « On ne peut parler ni bouger. On ne ressent pas de douleur. On est conscient de ce qu’il se passe autour de nous, mais on ne peut rien y faire. » À côté des nombreux désagréments de la fonction – dont celui d’endosser une politique que l’on n’a pas décidée –, la vice-présidence est une exceptionnelle école du pouvoir dont Kamala Harris a profité à plein, suivant sa méthode éprouvée : progresser en silence, toujours apprendre et se dévoiler le moment venu.
Pendant ses quatre années au Sénat, de 2016 à 2020 (Biden y a passé trente-six ans), elle a su se placer aux premières loges en étant membre de commissions importantes : celles consacrées au renseignement, à la sécurité intérieure, aux affaires gouvernementales et aux affaires judiciaires. Elle s’est montrée pugnace lors des auditions parlementaires, notamment concernant les soupçons de collusion avec la Russie, ou la nomination à la Cour suprême de juges ultraconservateurs comme Brett Kavanaugh. Durant ces quatre années, elle s’est fait la championne de la résistance anti-Trump tout en élargissant considérablement son réseau politique et ses liens avec les élus.
« Kamala Harris a aussi profité de ces quatre années pour se rapprocher de la base militante »
Pendant ses trois ans et demi de vice-présidence, elle a continué ce travail quasi souterrain, le plus souvent ingrat. Ses déjeuners en tête-à-tête avec Joe Biden étaient bien moins fréquents que ceux qui rassemblaient le jeune président Barack Obama et son expérimenté vice-président Biden.
La Constitution attribue deux rôles à la vice-présidence : succéder au président en cas d’incapacité et présider le Sénat. Ce dernier point est décisif en cas d’égalité entre les deux partis, comme c’était le cas en 2021, puisque le vice-président apporte alors le vote décisif. Entre janvier 2021 et août 2022, Kamala Harris a dû intervenir vingt-six fois pour départager les deux camps, notamment sur des sujets aussi sensibles que l’adoption de l’Inflation Reduction Act, dont un volet portait d’importants investissements dans l’industrie décarbonée. Seul John C. Calhoun, au début du XIXe siècle, a fait mieux avec trente et une interventions ! Kamala Harris a aussi profité de ces quatre années pour se rapprocher de la base militante au cours de ses nombreux déplacements et se frotter à la représentation des États-Unis à l’international.
Choc d’enthousiasme
L’un de ceux qui ont travaillé avec elle en Californie m’a affirmé qu’à l’occasion de l’élection de novembre prochain, l’Amérique allait découvrir Kamala Harris et la reconnaître à sa juste valeur. Bien entendu, elle va devoir franchir des obstacles, répondre de positions controversées prises comme procureure… Peut-être même que seront exhumés les avantages dont elle a bénéficié au début de sa carrière de la part du leader démocrate californien, Willie Brown.
Mais je pense que l’on sous-estime son impact, notamment auprès des jeunes femmes de couleur. Elle suscite un choc d’enthousiasme. Plusieurs témoins m’ont affirmé que, dans des États républicains, le Parti démocrate voyait arriver non seulement des républicains déçus par Trump – ce n’est pas nouveau –, mais aussi des gens qui n’avaient jamais voté ou qui ne s’intéressaient que de très loin à la politique. Dans une campagne présidentielle, l’enthousiasme est un élément fondamental pour lever des fonds, recruter des volontaires, inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Il ne faut pas oublier que les dernières élections se sont toutes jouées à quelques milliers de voix dans une poignée d’États clés.
Une femme dans le chaos du monde ?
Kamala Harris se verra sûrement reprocher son manque de résultats sur le dossier de l’immigration – sujet que Joe Biden lui avait confié et sur lequel son investissement peut être contesté –, ou les conditions du retrait des troupes d’Afghanistan – moment où les premiers doutes ont commencé à s’exprimer sur l’équipe présidentielle.
Mais le principal obstacle de Kamala Harris me semble résider dans le pessimisme des Américains quant à la trajectoire de leur pays. Malgré un chômage au plus bas, la majeure partie d’entre eux se sentent déclassés. La candidate démocrate devra réussir à leur faire embrasser une vision positive de la société et à convaincre des citoyens qui considèrent que la politique ne fait plus rien pour eux.
« Il ne faut pas sous-estimer le sexisme et le racisme qui perdurent. »
Ce n’est pas pour rien que, le 16 août, elle a consacré sa première intervention de fond à défendre un programme économique centré sur le « coût de la vie des classes moyennes », avec des mesures pour lutter contre le gonflement artificiel des prix et des incitations fiscales pour les jeunes parents et ceux qui veulent accéder à la propriété.
Kamala Harris s’est toujours méfiée des solutions radicales : quand, en 2019, elle a défendu une assurance médicale 100 % publique – une mesure révolutionnaire aux États-Unis –, elle n’a pas convaincu parce qu’elle n’était pas convaincue elle-même. À la différence de Barack Obama avec qui elle entretient une grande proximité, elle est moins celle qui peut faire rêver l’Amérique que celle qui voudra s’atteler à une politique de petits pas en créant des consensus sur des sujets techniques.
Kamala Harris devra surmonter un autre obstacle : il ne faut pas sous-estimer le sexisme et le racisme qui perdurent. De nombreux interlocuteurs ont une bonne image d’elle, ils me disent qu’elle ferait sûrement une bonne présidente mais expriment des doutes sur le fait qu’elle puisse gagner. Dans un monde incertain et chaotique, l’idée perdure qu’un homme fort comme Trump pourrait être plus efficace et plus respecté.
« Elle ne parle qu’avec un prompteur »
On peut aussi s’interroger sur sa capacité à résister à l’affrontement qui s’annonce le 10 septembre, lors du débat avec Donald Trump. J.D. Vance, le candidat républicain à la vice-présidence, l’a accusée de ne savoir parler qu’avec un prompteur. Dans un débat, elle est capable du meilleur comme du pire. Son éducation marquée par sa mère scientifique et ses années de procureure lui ont donné l’habitude de tout préparer dans le moindre détail.
Quand, lors du premier débat des primaires, en 2019, elle a accusé Joe Biden d’avoir œuvré contre le busing – la politique antiségrégation par les transports scolaires dont elle avait bénéficié enfant –, tout avait été répété au mot près. En revanche, lors du deuxième débat, quand elle a été attaquée par la députée d’Hawaï, Tulsi Gabbard, sur son bilan de procureure, elle s’est montrée incapable de répondre à des questions qui n’étaient pourtant pas nouvelles.
Par le passé, elle n’a pas perdu tous ses débats, mais, contrairement à Donald Trump, elle n’est pas à l’aise dans l’improvisation. Jusqu’alors, elle s’est tenue loin de tout danger. Elle parle peu, toujours au même pool de journalistes et privilégie les contacts avec les influenceurs très présents à la convention de Chicago. Le débat présidentiel du 10 septembre sera tout autre chose !
Kamala Harris bénéficie pour l’instant d’un état de grâce, elle a su prendre la relève après le début de campagne délétère d’un président sortant et très vieillissant, mais la route est encore très longue jusqu’au 5 novembre.
Conversation avec PATRICE TRAPIER