En l’an de grâce 1962, fleurit le renouveau de la France. Elle avait été menacée de guerre civile. La faillite allait l’accabler. Le monde oubliait sa voix. La voici tirée d’affaire. L’État a pu y réussir parce qu’en vertu d’un complet changement il comporte actuellement une autorité suprême, légitimée par les événements et appuyée par la confiance du peuple. Mais le présent n’assure pas l’avenir. Un édifice dont la solidité dépend de la présence d’un homme est nécessairement fragile. Puisqu’il n’y a plus péril en vue, beaucoup chez nous sont aussitôt portés à retourner à la facilité. Certains, en particulier, supportent de plus en plus mal que le pouvoir en soit un. Demain, faute que la digue ait été bien cimentée, la marée pourrait emporter ce qui semble acquis aujourd’hui. D’autant plus que, dans la suite des temps, séviront à coup sûr des tempêtes, soit qu’elles soufflent du dehors, soit qu’elles se lèvent au sein d’un pays qui, depuis les Gaulois, est périodiquement le théâtre de ces « secousses soudaines et imprévues » qui, déjà, étonnaient César. Surtout, pour que la France reprenne et garde, non pas momentanément mais d’une manière durable, l’unité, la puissance, le rang, sans lesquels elle serait condamnée, il faut que le régime qui la dirige demeure constant et cohérent. Pour moi, qui n’ai jamais cessé de penser et d’agir en raison de cette nécessité nationale, il est clair que l’État, présentement bien ordonné, devra le rester plus tard. Cela exige qu’il ne redevienne pas la proie des fractions multiples, divergentes et dévorantes qui l’avaient dominé, abaissé et paralysé si longtemps.
À la continuité, l’ancienne Monarchie était parvenue au prix d’un effort plusieurs fois séculaire à l’encontre des vassaux, mais il ne lui avait fallu rien de moins que l’hérédité, le sacre et l’absolutisme. Les deux empires avaient pu pour un temps empêcher la dispersion, mais moyennant la dictature. Après quoi, la République, bien qu’elle comportât, à l’origine, quelques sauvegardes théoriques, s’abandonnait aux partis pour devenir une jachère perpétuelle du pouvoir. Or, voici que sa carence devant le péril public et le fait que je me trouvais consacré comme le recours m’avaient permis de mettre en œuvre avec le concours direct du peuple, c’est-à-dire sur une base par excellence démocratique, des institutions faites pour embrasser l’avenir. Car l’intérêt supérieur et permanent de la France y avait, au-dessus de tout, son instrument et son répondant en la personne du chef de l’État. Comment douter, cependant, que cette profonde transformation, donnant à la République une tête qu’organiquement elle n’avait jamais eue, serait bientôt battue en brèche par toutes les féodalités ? Comment lui assurer un caractère et un relief assez forts pour qu’il fût possible de la maintenir dans le droit et dans la pratique, alors qu’auraient disparu les circonstances dramatiques et le personnage d’exception qui l’avaient, d’abord, imposée ?
Depuis longtemps, je crois que le seul moyen est l’élection par le peuple du président de la République. Celui-ci, s’il était désigné par l’ensemble des Français – personne d’autre n’étant dans ce cas –, pourrait être « l’homme du pays », revêtu, par là, aux yeux de tous et aux siens d’une responsabilité capitale, correspondant justement à celle que lui attribuent les textes. Sans doute faudrait-il, en outre, qu’il voulût porter la charge et qu’il en fût capable. Cela, bien évidemment, la loi ne peut le garantir. Car, en aucun temps et dans aucun domaine, ce que l’infirmité du chef a, en soi, d’irrémédiable ne saurait être compensé par la valeur de l’institution. Mais, à l’inverse, le succès n’est possible que si le talent trouve son instrument et rien n’est pire qu’un système tel que la qualité s’y consume dans l’impuissance. (…)
C’est à treize heures que j’ai parlé. Deux heures après est ouverte la séance au Palais-Bourbon. La position des partis s’y révèle aussi complètement hostile à mon égard que la mienne est ferme au leur. Paul Reynaud et Bertrand Motte pour les indépendants, Guy Mollet et Francis Leenhardt pour les socialistes, Paul Coste-Floret pour les républicains populaires, Maurice Faure pour les radicaux, Jean-Paul David pour d’autres centristes, Waldeck-Rochet pour les communistes, montent à la tribune et à l’assaut. Quoi que puissent dire Georges Pompidou et les orateurs de mon bord, Lucien Neuwirth et Michel Habib-Deloncle, le siège de chacun est fait. En somme, on assiste au heurt de deux républiques, celle d’hier dont l’espoir de renaître se profile derrière les rancœurs des partisans, celle d’aujourd’hui que j’incarne et dont je tâche qu’elle puisse durer demain. Mais j’ai fait en sorte que la décision ne soit pas prise dans cette enceinte et la censure, qui est votée par 280 voix sur 480 députés, ne change rien à ma résolution de remporter ailleurs la victoire.
Telles sont, pourtant, les habitudes et les illusions des milieux politiques et des organes d’information qu’on pourrait croire, à les entendre ou à les lire, que le vote de l’Assemblée marque ma propre défaite. Parcourant la presse parisienne, je la trouve, autant vaut dire, unanime sur ce point. C’est ainsi que L’Aurore affirme, sous la plume de Jules Romains : « La République est sauvée ! », que Le Figaro proclame avec André François-Poncet : « La vraie démocratie est parlementaire ! », que Paris-Jour me menace des risques que je courrais si je dissolvais l’Assemblée, que suivant Combat la preuve est faite que je ne saurais me passer des partis et qu’il me faut en tirer les conclusions, que Le Monde annonce, si je ne m’incline pas, « une crise de régime ». Je n’en suis que plus porté à bien marquer, qu’en réalité, ce que l’Assemblée nationale vient de faire à mon encontre n’aura de conséquence que pour elle.
Extrait de Mémoires d’espoir © Plon, 1970-1971