Ça a commencé par quelques cas. Rien que de bien normal en cette saison. Les premiers patients que vit arriver le Dr Terrasson dans son cabinet présentaient les symptômes habituels. Toux, écoulement nasal, brûlure des yeux, démangeaisons et toujours cette sensation de fatigue accentuée par les antihistaminiques pris en automédication. Cette affluence croissante, tous les médecins de ville l’observèrent. Après tout il n’y avait là rien que de très normal pour un début de printemps. Pourtant, là où Terrasson et ses confrères commencèrent à se demander s’il ne se passait pas quelque chose, c’est quand en plus des habitués, ils virent arriver des allergiques débutants, des novices qui découvraient la gamme d’inconvénients qu’il y a à être sensible au pollen des arbres. Cela venait peut-être de ces politiques dans le monde urbain qui voulaient qu’on plante de plus en plus de platanes, d’érables et même des sophoras, qui offrent l’avantage de pousser très vite.
Mars et avril passèrent ainsi, emplissant les cabinets d’éternueurs et de larmoyants. Le monde médical avait pris la mesure du problème et savait bien qu’en fin de printemps tout se calmerait. Seulement voilà qu’en juin le nombre d’allergiques dépassait tout, et si le pollen de graminées avait succédé à celui des arbres, il n’était pas pensable que des villes entières ne soient plus faites que d’allergiques. Si bien qu’en plus de suspecter, on accusa les politiques de la ville d’un peu toutes les agglomérations, grandes ou petites, qui toutes ne voulaient qu’une chose : qu’on verdisse, qu’on végétalise les places et les trottoirs. À Paris, on était même allé plus loin puisqu’on parlait de « forêts urbaines » et de murs végétalisés, verdures du plus bel effet sans doute, mais non sans inconvénient visiblement.
Enfin, on tenait la cause de cette épidémie d’allergiques, le coupable c’était donc bien tout ce vert dont on enveloppait le citadin, cette végétalisation l’asphyxiait.
Par chance, il n’y avait plus de guerre ni de drame dans le monde, alors le phénomène des légions d’éternueurs et des marées de molécules assaillant les sinus citadins occupait toute la place dans les médias. Les reporters faisaient des directs depuis la place de la Concorde, à Paris, à celle de Gambetta à Cahors, de la place de la République à Lyon à celle de Châteauroux, avec un masque chirurgical et des lunettes de piscine sur le visage. Il n’y avait guère que dans les campagnes que cela faisait sourire. De voir tous ces citadins noyés dans leurs écoulements nasaux, c’était presque comme une revanche. Jusqu’à ce qu’enfin un grand professeur de médecine décide de prendre la parole. Il organisa une grande conférence de presse en direct sur toutes les télés, signe qu’il avait une révélation déterminante à faire, une observation qui reposait sur l’imparable constat : « Pourquoi n’observe-t-on cela qu’en ville… ? Les campagnes me semblent pourtant elles aussi assez bien végétalisées, à ce qu’on m’en a dit… alors pourquoi les villes ? »
Déjà on se disait que le chercheur qui arriverait à répondre à cette question décrocherait à coup sûr le Nobel.
Enfin, on tenait la cause…
À cela suivirent les deux mois d’été. Les citadins partirent tous à la campagne et connurent enfin le répit d’une nuit sans se moucher.
Seulement dès septembre, tout recommença. Par précaution, toutes les villes avaient pourtant coupé leurs arbres et arrachés tous les parterres fleuris, afin que les citadins respirent. Et surtout, en automne, il ne peut plus être question de pollen de quoi que ce soit !
À nouveau le Dr Terrasson n’avait plus le temps de déjeuner. L’hiver s’enchaîna dans les mêmes conditions, toujours ce flux ininterrompu de patients. Les platanes du boulevard Henri-IV n’étaient pourtant plus qu’une souche, les fleuristes de la ville avaient été remplacés par des vendeurs de masques et de combinaisons anti-allergiques, à Paris de même qu’à Lyon, Mulhouse, Angers ou Marseille, il n’y avait plus le moindre pétale de fleur ni touffe d’herbe, et pourtant l’allergie géante ne s’arrêtait pas.
Au matin du 18 décembre, le bon Dr Terrasson mit son réveil à 5 heures comme il faisait depuis presque un an maintenant. Sans attendre, il ouvrit son ordinateur et son portable pour affronter la vague de demandes de rendez-vous. Seulement ce matin : il n’y avait rien. Pas un mail, pas un appel. Il crut d’abord à une panne simultanée d’Orange et de Doctolib, mais non, tout marchait. Ces derniers temps, ouvrir une fenêtre était un acte risqué, mais il le fit quand même, et là il découvrit devant lui le boulevard, et tout Paris englouti sous vingt-cinq centimètres de neige. Quel bonheur de voir ça. D’autant que cette neige dura la semaine du fait des températures basses. Les trottoirs et les chaussées restèrent recouverts d’un manteau blanc qui vira certes au gris sale, mais le tout sous une fine couche de glace, si bien que pas un seul centimètre carré de bitume ne voyait le jour. Tout l’asphalte était enfoui. « Non, c’est pas vrai… Eurêka ! »
L’origine du mal était trouvée
Le lundi suivant c’était son tour de convoquer une gigantesque conférence de presse. Car cette fois l’origine du mal était trouvée. C’est bien du bitume que venait le souci. En effet, au fil de son évolution, l’humain avait d’abord délaissé le goudron au profit du bitume pour cause de toxicité, et voilà que maintenant le bitume à son tour s’en prenait à lui. Ce que ces muqueuses d’humain ne toléraient plus, c’était bel et bien l’asphalte. Dès lors il faudrait l’enlever ; partout.
« Oui. Partout. Partout où il y en a, il faudra l’arracher.
– D’accord docteur, mais pour le remplacer par quoi ?
– Du vert bien sûr… On va reconvoquer tous ces platanes et ces parterres qu’on a virés, quant aux avenues elles ne seront rien d’autre que des parcours de pelouses. Ray-grass, fétuque ou pâturin, toutes les rues et trottoirs seront semés de gazon. »
Alors certes, quelques humains resteront bien un peu allergiques, mais pas plus de trois mois par an seulement !