D’où vient votre engagement politique ?

Un engagement se fait, il me semble, au croisement de motifs intimes et d’une situation historique. Il faut se souvenir des années 1990 : la déprime politique, le triomphe de la pensée unique, la prétendue « fin de l’histoire », la gauche défaite, qui recule, qui renonce, qui se range au libre-échange. Et, en face, la réalité que je vois à Amiens, les délocalisations en série, Honeywell, Magneti Marelli, Yoplait, Whirlpool, les classes populaires frappées de plein fouet… et Lionel Jospin qui, en 2002, dans sa campagne, ne prononce pas le mot « ouvrier ». C’est un abandon. Eh bien, contre ce silence, politique, médiatique, je décide de les « représenter ». C’est un verbe que j’aime beaucoup, « représenter », et je m’applique à ça, depuis vingt-quatre ans, à représenter la nation, les plus invisibles de la nation. Dans mon journal, d’abord. Dans des livres, ensuite – sur le quartier nord d’Amiens, par exemple. À la radio dans l’émission Là-bas si j’y suis. À l’écran, avec Merci patron ! ou Debout les femmes ! Et je les représente, plus que jamais, à la tribune de l’Assemblée nationale. Dans mon parcours, il y a, je crois, cette continuité.

Pourquoi le journalisme s’est-il imposé à vous ?

Un autre verbe qui m’est cher, c’est « exprimer ». Littéralement : « pousser dehors ». Adolescent, j’étais plutôt dépressif, j’avais beaucoup de révolte en moi, mais je ne trouvais pas de canal pour la « pousser dehors ». C’était une souffrance. J’aurais pu me tourner vers le théâtre, la chanson, le cinéma, ou directement vers la politique, mais l’écriture me convenait mieux. Je me suis sorti de mon trou noir par l’écriture et par mes rencontres avec les autres – à travers le reportage, l’écriture du réel. D’emblée, mon journalisme n’est pas de constat, ne se veut pas « neutre », « objectif » : je voulais changer le monde… en commençant par la Picardie ! Et je me disais, évidemment avec naïveté : je vais écrire la Vérité, et alors les injustices seront réparées. Zorro du clavier. Mais, à ma stupéfaction, non ! Malgré mes enquêtes, mes dossiers, rien ne change. Je publie, par exemple, sur un accident du travail : un jeune garçon du quartier nord, Hector Loubota, d’origine congolaise, meurt écrasé sous six cents kilos de pierres sur un chantier d’insertion sur le site de l’ancienne citadelle d’Amiens. J’en révèle les causes : zéro prévention des risques, la sécurité négligée, parce que c’étaient des pauvres. Mais derrière, rien. Silence radio dans les médias locaux, omerta au conseil municipal, rien ne bouge. D’où, dès lors, ce que j’appelle un « service après-vente de l’écriture » : en plus de faire le journal, nous contactons les syndicats, des avocats, formons un comité, etc. Avec la famille, nous organisons une petite manifestation, une plaque est posée sur la Citadelle, le maire d’Amiens est condamné en première instance, relaxé en appel. Voilà comment j’en viens à, disons, une action politique.

« Il me fallait montrer la grandeur, la peine, la fierté des vies populaires. J’ai fait le choix d’aimer mon peuple, malgré tout. »

Y a-t-il des œuvres, des lectures, des films qui ont contribué à votre construction politique ?

Immensément, et la littérature n’a pas besoin d’être « engagée » pour ça. Kundera m’a construit, Dostoïevski, Balzac, Vallès, Steinbeck aussi, et comme je suis un obsessionnel, comme j’avais le temps durant ma traversée du désert, quand j’aimais un auteur, j’en lisais toutes les œuvres. J’ai connu des épiphanies. François Cavanna : assez jeune, son roman autobiographique Les Ritals a été un choc. Choc littéraire – je ne savais pas qu’on pouvait écrire comme ça, comme on parle. Choc populaire également. Mais la bascule, c’est Pierre Bourdieu, que j’ai découvert par hasard à la fac. J’ai commencé par lire La Reproduction sociale, et je n’ai rien compris ; puis La Distinction, et je n’ai rien compris non plus ; enfin, je suis tombé sur Questions de sociologie. Le dernier texte est intitulé « Le racisme de l’intelligence ». Je me souviens du moment où je l’ai lu, chez mes parents, au deuxième étage, contre le radiateur. Mes yeux se sont brouillés, et j’ignore si ce moment a duré une minute, dix minutes, ou une heure. Mais j’ai alors relu toute ma vie. De mes origines « ploucs » à mon passage à l’université, la maison de la culture d’Amiens, ma lecture de Charlie Hebdo, comment mes études me conduisaient à un certain snobisme, une forme de mépris à l’égard de ma famille, de mes oncles chasseurs, des gens qui jouent à la pétanque et qui partent en camping. Et là, à cet instant, j’ai fait un choix : le choix du peuple. Il me fallait montrer la grandeur, la peine, la fierté des vies populaires. J’ai fait le choix d’aimer mon peuple, malgré tout.

Comment aimer le peuple malgré lui, un peuple qui verse parfois dans des courants politiques aux antipodes du vôtre ?

C’est la triple peine, ça, que décrivait déjà Emmanuel Todd dans son essai de 1997, L’Illusion économique : non seulement on jette les ouvriers aux vents mauvais de la mondialisation, non seulement on les abandonne politiquement, non seulement on les méprise culturellement, mais en plus on leur colle un stigmate : extrême droite. Et ça nous donne bonne conscience : on avait bien raison de les lâcher !

À la même époque, je relis l’histoire de ma région. 1975, l’année de ma naissance, c’est le pic de la production du textile dans la Somme. En 1985, quasiment tout est liquidé. Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? La France a signé les accords multifibres, qui ont permis la délocalisation du textile, d’abord au Maroc, puis à Madagascar et en Chine. C’est un mouvement, non pas accidentel, mais voulu, délibéré. La métallurgie suivra, et l’ameublement, etc. C’est un choc d’une violence immense : la mondialisation trace, comme un fil à couper le beurre, une séparation nette entre les vainqueurs et les vaincus. Le taux de chômage des ouvriers non qualifiés est multiplié par quatre, pendant que ça stagne dans les professions intermédiaires. Et cette fracture économique va bien sûr devenir politique : les « profs » et les « prolos », les deux pôles de la gauche, se séparent. S’y ajoute un second divorce, interne aux classes populaires : entre les Blancs des campagnes et les enfants d’immigrés des quartiers. Or, ma conviction profonde, c’est que la gauche ne peut gagner qu’en rassemblant ces blocs.

« Nous sommes dans une démocratie qui se fait sans le peuple, contre le peuple. »

1789, c’est quoi ? Les petits-bourgeois, les avocats, qui représentent le tiers état à l’Assemblée. Mais c’est, dehors, le peuple de Paris qui prend la Bastille, et le peuple des campagnes qui fait la Grande Peur. Le Front populaire, ce sont les intellos qui disent non au fascisme, et les prolos qui réclament les 40 heures et les congés payés. L’originalité du Mai 68 français, c’est qu’il est à la fois étudiant et ouvrier. Le souci, c’est que ça se passe dans la rue et pas dans les urnes. Mai 81, c’est l’inverse, une jonction dans les urnes, pas dans la rue. Voilà les morceaux qu’il nous faut recoller pour gagner : entre classes populaires et intermédiaires, entre quartiers et campagnes.

Pourtant, depuis ce divorce, il y a tout de même eu des victoires de la gauche, en 1997, en 2012… Y a-t-il des leçons à en tirer ?

L’union. L’union de la gauche, à l’époque sous hégémonie socialiste. L’union, c’est une condition nécessaire mais non suffisante. On peut pas aller voir les gens en leur disant : « Regardez comme on est unis ! » C’est pas ça qui remplit leur caddie. Mais les victoires de 1997 ou de 2012, en sont-elles vraiment ? Elles s’inscrivent dans une « parenthèse libérale », ouverte en 1983, et qu’il s’agit désormais de fermer.

Voilà ce qui a changé, en profondeur, durant ces années : ce que l’intellectuel marxiste italien Antonio Gramsci appelait le « détachement de l’idéologie dominante ». « Concurrence », « croissance », « mondialisation », ces mots de la pensée unique, qui servaient dans tous les discours, sont devenus des repoussoirs : nous nous en sommes détachés. Avec des grandes marques, évidentes : le référendum sur le Traité constitutionnel européen, le 29 mai 2005, quand 55 % des Français disent non à la concurrence libre et non faussée, non à la libre circulation des capitaux et des marchandises. Un refus qui monte à 80 % chez les ouvriers, 71 % chez les employés. C’est un vrai vote de classe. D’ailleurs, cette question ne sera plus jamais posée, parce que les dirigeants le savent : ce serait désormais un raz-de-marée, 60 %, 65 % de « non ». Nous sommes dans une démocratie qui se fait sans le peuple, contre le peuple. On le mène dans une direction où il ne souhaite plus aller, depuis longtemps. D’où une tension politique. D’où – nous dit Gramsci – une classe dirigeante qui devient purement dominante, qui n’entraîne plus, qui domine, qui recourt, je le cite, à la « force de coercition ».

« À la place de la concurrence, l’entraide. À la place de la croissance, le partage. À la place de la mondialisation, la protection »

Concrètement, quel serait l’opposé du triptyque concurrence, croissance, mondialisation ?

Par quoi les remplacer ? À la place de la concurrence, l’entraide. À la place de la croissance, le partage. À la place de la mondialisation, la protection.

La concurrence, c’est aujourd’hui la réponse à tout, partout. Concurrence entre les entreprises – soit –, concurrence entre les territoires, entre les universités, entre les étudiants, concurrence dans l’électricité, concurrence dans le rail… On a voté un seul texte sur les trains, à l’Assemblée : dedans, il y avait 83 fois le mot « concurrence », zéro fois le mot « climat », zéro fois le mot « réchauffement ». Alors que, évidemment, le ferroviaire devrait être l’outil numéro 1 pour le changement de nos habitudes de déplacement. Hier, je visitais une régie municipale, à Dieppe, qui livre les cantines, et son directeur nous a dit : « Je n’ai pas le droit de faire appel aux agriculteurs du coin, parce que ça déroge à la règle européenne, à l’impératif de concurrence. » La concurrence, voilà le principe qui doit régir nos vies. Et d’ailleurs – parce que c’est tout un imaginaire qui va avec –, on a inventé l’idée selon laquelle la concurrence serait le principe qui régirait la vie, la vie biologique – c’est Darwin, avec sa sélection naturelle. Or, ce qu’explique Pablo Servigne dans son livre L’Entraide, c’est que Darwin a étudié ça sous les tropiques, dans les îles Galápagos, et donc dans des lieux d’abondance, où les espèces peuvent perdre leur énergie à se mener la guerre. Plus vieux, Darwin pressentira la puissance de l’entraide. Surtout, il sera prolongé par un autre naturaliste, Kropotkine. Celui-ci se plongera dans un milieu plus hostile, la Sibérie : et là, il montrera la formidable coopération entre les espèces, à l’intérieur des espèces. Nos existences aussi sont faites de coopération, d’entraide, en permanence, très massivement. Et pourtant, cette coopération, c’est comme s’il ne fallait pas la voir, comme s’il fallait plaquer un principe politique, un récit unique : la concurrence, qui seule serait source d’efficacité. Eh bien, il nous faut rééquilibrer les choses : plus d’entraide, non pas seulement dans la sphère privée, dans nos relations personnelles, mais aussi dans la sphère publique, dans la vie économique.

J’accélère. Qui croit encore à la croissance ? En France, le gâteau est assez gros. La question n’est plus de le faire grossir, mais de savoir comment on le partage. Et de faire en sorte que le gâteau reste bouffable, aussi.

À la place de la mondialisation, la protection. Avec, bien sûr, un protectionnisme raisonnable, un « Buy French Act » ou un « Buy European Act », des quotas d’importation dans des secteurs clés, afin de retrouver un peu de souveraineté. Quand je racontais ça, en 2011, dans mon livre Leur Grande Trouille : journal intime de mes « pulsions protectionnistes », c’était très malvenu, limite si je n’étais pas rouge-brun. D’ailleurs, le FN était le seul parti à en parler – quel cadeau on leur a fait ! Bref, aujourd’hui, 69 % des Français se déclarent en faveur d’un protectionnisme – c’est là aussi le « grand détachement ». Et la gauche a enfin fait sienne cette idée. Mais, au-delà même de ces mesures tarifaires, il faut entendre le besoin de protection. Je fais une digression : j’aime bien la Grande Jacquerie de 1358, qui est partie de Picardie. Comment ça a démarré ? Deux ans plus tôt, en 1356, l’armée française se prend une branlée à Poitiers face aux Anglais. Et les simples soldats, les roturiers, voient leurs seigneurs décamper devant l’ennemi. Alors, ils se disent : « C’est ça, notre élite ? Ce sont eux qui sont supposés nous protéger et qui fuient ? » Eh bien, c’est un peu pareil aujourd’hui : le peuple ne peut pas accepter une élite, des nouveaux seigneurs qui, depuis quarante ans, ne nous protègent pas. Qui, au contraire, livrent la France.

Est-il possible aujourd’hui de proposer la même vision, le même modèle de société à tous ces différents peuples de gauche ?

J’en suis convaincu, et même au-delà de la gauche, le pays tout entier, parce que nous avons à affronter un défi commun, gigantesque, existentiel même : le défi climatique.

Assez vite, dès les années 1990, j’ai pris conscience du trou dans la couche d’ozone, des limites planétaires, des menaces sur la vie. Mais cette question écologique demeurait, pour moi, assez théorique. Et puis, j’ai eu une sorte d’épiphanie : à l’été 2019, je descends en Ardèche dans mon Berlingo, mes deux enfants sur la banquette arrière. On est en pleine sécheresse, c’est la canicule. Une étude scientifique vient de tomber, qui révèle que 67 % des vertébrés ont disparu en quarante ans, les deux tiers, en une génération, la mienne. Et à la radio, j’écoute sur CD un conte d’Amos Oz : les animaux ont disparu, mais une institutrice montre des dessins de poule aux enfants pour en maintenir la mémoire. En un instant, tout se cristallise. Ce n’est plus une question théorique, plus des chiffres et des abstractions, mais quelque chose de vital : mes deux gosses, derrière, quel merdier on va leur laisser ? Une eau encore buvable, un air respirable, des terres cultivables ? Dès lors, ce n’est plus périphérique à mon engagement, mais en son cœur.

« Faire ensemble » fixe un but commun, un horizon qu’on partage.

Affronter ce choc climatique, à la fois pour le réduire et pour s’y adapter, c’est évidemment l’enjeu majeur. Tout doit s’y rattacher : pour transformer nos déplacements, nos logements, notre agriculture, notre industrie, notre énergie… Et pour cela, il faut du travail. Rénover les cinq millions de passoires thermiques du pays, c’est du travail. Avoir un atelier de réparation par quartier et par canton, c’est du travail. Mettre moins d’intrants dans nos champs, c’est du travail. Les chantiers à mener sont gigantesques et, aujourd’hui, on les a à peine entamés. Voilà autour de quoi on doit rassembler : pas seulement « le bloc de gauche », pas seulement les classes populaires, attachées au travail, les éduqués, qui ont l’écologie comme priorité, mais, au-delà, toute la société : il nous faut « faire ensemble ». Le « vivre-ensemble », ce slogan, en toute franchise, ça m’a toujours paru gnangnan, comme si les gens étaient posés côte à côte, statiques. « Faire ensemble » fixe un but commun, un horizon qu’on partage.

C’est un pari humaniste, aussi : il y a, derrière chaque porte, dans chaque personne, des talents, des savoir-faire – coudre, bricoler, cuisiner, conduire, jardiner… Nous avons besoin de toutes ces compétences. Mais, pour ça, pour obtenir cette mobilisation générale, pour canaliser les capitaux, les énergies, la main-d’œuvre, il faut un État stratège, un État chef d’orchestre. Ça devrait être ça, notre fierté, un génie français.

Comment concilier les luttes sociales et sociétales ?

Je rencontrais, il y a une quinzaine de jours, un ancien cadre de chez Auchan, homo, qui me racontait les piques, les petites humiliations, les entraves à sa carrière qu’il avait subies. Alors qu’il aimait son métier, ça lui prenait la tête, ça lui pourrissait la vie. Eh bien, que dire ? Tout simplement que les entraves au bonheur doivent être levées. La crise écologique, ce mur vers lequel on fonce, c’est évidemment une entrave gigantesque au bonheur. Le porte-monnaie, trop vide, qui empêche de se soigner comme il faut, de partir en vacances, c’est une entrave au bonheur pour des millions de familles. Et l’homophobie, le racisme, ce sont aussi des entraves au bonheur pour plein de gens. Notre engagement de gauche, ou même humaniste, hérité des Lumières, c’est de tout faire pour les lever et que des politiques soient menées pour ça.

L’opposition entre social et sociétal doit-elle donc, selon vous, être oubliée ?

Écoutez, ce n’est pas un secret, et je l’ai rappelé : je me suis construit par l’économique, par le conflit de classes, par la répartition des richesses. Pourquoi ? Par une espèce de contrepoids, parce que la gauche Terra Nova occultait cette bataille-là. Est-ce que, pour autant, comme humain, comme journaliste engagé, durant toutes ces années, j’ai tu les autres oppressions ? Non. Quand je défends, durant plus de dix ans, le cas d’Hector Loubota – mon affaire Dreyfus à moi –, je sais que, même mort, il est maltraité par les médias locaux, par les élus, par la justice, parce qu’il n’est pas fils de médecins, mais aussi parce qu’il est immigré, parce qu’il est noir et que sa vie compte moins qu’une autre. Quand je tourne le film Debout les femmes !, sur les aides à domicile, je suis conscient d’être à un « croisement des luttes ». C’est un combat social : ce sont des millions de travailleuses à sortir de la pauvreté. C’est un combat féministe : leurs métiers ne sont ni valorisés ni correctement payés, parce que ce sont des métiers de femmes. Et c’est un combat antiraciste : dans les métropoles, tous ces emplois sont occupés par des femmes de couleur, de la main-d’œuvre bon marché, qu’on peut presser.

Après, je vais dire la vérité : j’ai un souci de vocabulaire. Je ne prononcerai pas les mots « intersectionnalité », « patriarcat », tout comme je ne parle presque jamais de « capitalisme ». Dans mes campagnes, j’avais d’ailleurs interdit aux militants d’utiliser « libéralisme », « néolibéralisme », « ultralibéralisme ». Pourquoi ? Parce que tous ces mots-là, ils marchent sans doute dans des cénacles, dans les facs, mais dans le pays, on perd les gens.

Maintenant, dans mon coin, jamais je n’ai entendu d’hostilité au mariage pour tous. C’étaient pas des prolos, mais des bourgeois qui ont rempli les cars direction la Manif pour tous. En revanche, je me souviens de ces syndicalistes, sous Hollande, qui me disaient sur le parking des Goodyear : « Le mariage pour tous, c’est bien, mais ils font quoi pour les ouvriers ? »

Comment faire en sorte que la gauche soit à nouveau entendue des classes populaires, qu’elle ne les abandonne pas à l’extrême droite ou qu’elle parvienne à les détourner de l’abstention ?

C’est par la question du travail, je l’ai dit, – du travail détruit, du travail délocalisé – que le Front national a développé une large emprise sur les classes populaires. C’est également par le travail qu’on pourra, dans la durée, regagner du terrain.

Il nous faut poser, marteler un principe clair : les Français, tous les habitants de ce pays, doivent vivre de leur travail. Ils doivent bien en vivre. Et ils doivent bien le vivre. À l’Assemblée, j’ai réuni l’an dernier les Geodis de Gennevilliers, des caristes, bien souvent d’origine maghrébine. Et de l’autre côté, des auxiliaires de vie de Caen, toutes des femmes blanches. Et pourtant, les deux parlaient la même langue : c’est quoi, vivre avec 1 300 euros par mois ? De quoi on se prive ? Comment on se débrouille ? Et ils parlent de leurs corps, des blessures, l’une au poignet, l’autre dans le dos – et de relever le tee-shirt pour montrer la cicatrice. Le travail construit du commun.

« Je pense que nous devons, à notre tour, héroïser ceux qui tiennent le pays debout, ceux qui se sont révélés “essentiels”, “indispensables” durant le Covid »

Alors, comment en parler ? Après-guerre, le Parti communiste a héroïsé le mineur de fond et le métallo, en leur disant : « Vous reconstruisez la France ! » Je pense que nous devons, à notre tour, héroïser ceux qui tiennent le pays debout, ceux qui se sont révélés – ce fut une surprise pour certains – « essentiels », « indispensables » durant le Covid, et qu’on a bien vite oubliés. Emmanuel Macron leur avait promis « reconnaissance » et « rémunération » ; à la place, ils ont droit à l’inflation et à leur retraite reculée de deux ans… Héroïser l’auxiliaire de vie sociale, d’où Debout les femmes ! Héroïser le cariste, ou encore les plombiers, les zingueurs, les gars du bâtiment. Nommer leur métier, qu’ils se sentent représentés.

Dans les années 2000, deux-trois années après la fermeture de Flodor, je me suis rendu à la vente du matériel. Des ouvrières, des ouvriers étaient présents, et je leur ai demandé ce qu’ils devenaient. C’était très genré : caristes, camionneurs, pour les hommes ; aides à domicile, assistantes maternelles pour les femmes. Au passage, un papier du Cepii [le Centre d’études prospectives et d’informations internationales, membre du réseau France Stratégie] vient de sortir, qui montre que les salariés passant de l’industrie aux services perdent, en moyenne, 58 % de revenus ! Bref. Dès cette discussion chez Flodor, je me dis : « Voilà la nouvelle classe ouvrière. Dans la gestion des flux. Dans le soin. » Et si je m’attache aux auxiliaires de vie, c’est bien sûr pour des raisons morales, l’injustice qui leur est faite, et aussi parce qu’elles incarnent une société écologique où le progrès passe par le lien plutôt que par le bien. Mais c’est également pour des raisons politiques. Pourquoi ? Parce qu’elles représentent, grosso modo, un million de travailleuses en France. Dans les campagnes, une femme sur quatre œuvre dans les soins. Elles ont une bonne image, les gens les aiment – qui pourrait nous reprocher de les défendre ? Enfin, elles sont un média : elles passent d’une maison à l’autre, discutent avec des personnes âgées. Or, la gauche a aujourd’hui trois problèmes à résoudre, trois trous dans son électorat : un souci géographique, avec la France des sous-préfectures, la France des ronds-points, des Gilets jaunes. Un souci sociologique, avec la France un peu au-dessus des 1 500 euros par mois. Un souci démographique, avec la France des retraités : dans une France qui vieillit, et où les personnes âgées votent davantage, on ne peut pas plafonner à 11 % chez les plus de 65 ans !

On vous perçoit souvent comme un franc-tireur, à la fois apprécié par de nombreuses personnalités de gauche, mais aussi isolé. Avez-vous l’impression d’être seul, que ce soit au sein de votre propre mouvement, les Insoumis, ou au sein du reste de la gauche ?

J’ai passé plus de vingt ans à mener des batailles idéologiques pour que la gauche s’empare du protectionnisme, de l’indexation des salaires sur l’inflation, etc. Ces points sont maintenant dans notre programme, donc non, je ne me sens pas isolé. En revanche, il ne faut pas biaiser : aujourd’hui, je dois passer de l’individuel au collectif. C’est une mue en cours : passer de l’intellectuel au dirigeant politique, de « représenter » les gens à « prendre le pouvoir » avec eux.

En même temps, dans mes luttes, je n’ai jamais agi en solitaire non plus : j’étais trop faible pour ça ! D’ailleurs, dès 2017, j’ai uni chez moi communistes, écolos et Insoumis, avant la Nupes. De même, avant l’été, notre proposition de loi sur les vacances a été portée par des députés insoumis, écologistes, socialistes, communistes, des gens qui préfèrent travailler ensemble plutôt que de se balancer des horreurs sur Twitter. Je pense qu’il faut ça, aujourd’hui : une équipe. Que les Français ne voient pas un homme – ou une femme – providentiel qui résoudra tout, mais une équipe, et on verra bien qui en est le capitaine. La gauche plurielle de 1997, vous l’avez compris, ne m’a pas enthousiasmé. Mais quand même. Avec Lionel Jospin, vous avez Dominique Voynet et Jean-Pierre Chevènement, Martine Aubry et Marie-George Buffet. Voilà une équipe traversée par des contradictions, à l’image de la gauche, et de la France. Il y avait du débat, j’imagine, le mercredi au Conseil des ministres, mais tranché à la fin par le Premier ministre.

À l’université d’été de la France insoumise, vous avez plaidé pour sortir de la « culture minoritaire ». Faut-il renouer avec la social-démocratie ?

D’abord, jamais je n’ai dit que j’étais social-démocrate ! Je suis social et démocrate. Mais être social, ce n’est pas faire les lois Travail, et être démocrate, c’est respecter la voix du peuple français, même quand ça ne nous plaît pas, comme dans le cas du référendum de 2005. Le problème des sociaux-démocrates, c’est que, pendant quarante ans, ils ont cessé de l’être !

« Je ne crois pas que la France se droitise. Je pense au contraire que, sur bien des thèmes, nous ne sommes plus dans la marginalité mais dans la centralité »

Mais on ne va pas refaire le match. Mon souci, aujourd’hui, c’est le grand gâchis. Pourquoi la gauche est-elle minoritaire, alors que, selon un sondage effectué cet été, les propositions portées par la France insoumise sont ultra-majoritaires dans l’opinion ? L’indexation des salaires sur l’inflation ? 88 % des Français y sont favorables. La police de proximité ? 95 %. Le référendum d’initiative citoyenne ? 80 %. Une taxe sur les superprofits ? 88 %. Je ne crois pas que la France se droitise. Je pense au contraire que, sur bien des thèmes – économiques, sociaux, sur l’intervention de l’État, sur la régulation des marchés –, nous ne sommes plus dans la marginalité mais dans la centralité. Et c’est pour cette raison que, selon moi, notre ton peut changer. Qu’on me comprenne : le style « bruit et fureur » ou à l’inverse « force tranquille », ce n’est pas bien ou mal en soi, ce n’est pas anhistorique : ce choix dépend des rapports de force, des situations. Évidemment quand, comme moi, et comme des millions dans mon cas, on s’est construit « contre » durant des décennies – contre le Journal des Amiénois, contre Bernard Arnault, contre Emmanuel Macron, et aussi contre le Parti socialiste –, ça forge une habitude. Désormais, la donne a changé : nous sommes en centralité.

Pourquoi avez-vous ce sentiment ?

L’élection de 2022 a rebattu les cartes. Le match est plié : Jean-Luc Mélenchon a fait 22 %, la représentante du Parti socialiste 1,7 %. Le centre de gravité s’est clairement déplacé, et d’ailleurs on rassemble autour de nous, de notre programme.

De la France insoumise ?

Autour d’une gauche de gauche, point. Une gauche pour qui les classes existent, qui assume des ruptures avec le triptyque « concurrence, croissance, mondialisation ». La gauche est sur cette ligne désormais, toute la gauche. Et nous sommes alignés avec les Français, qui constatent tous les jours que le marché ne marche pas. Le marché du médicament, ce sont des ruptures multipliées par sept en un mandat de Macron. Le marché de l’électricité, ce sont les prix qui font du yoyo et qui pénalisent les mairies, les artisans, les industriels. Le marché du logement, ce sont des loyers qui grimpent trois fois plus vite que l’inflation, Airbnb qui l’emporte sur les étudiants, etc. Le marché foire, donc il nous faut sortir du marché certains bouts de l’économie, encadrer le marché, réguler le marché. C’est la gauche qui peut sortir le pays de cette impasse. Même chose pour l’écologie. Quand on demande aux Français : « Quelles mesures privilégiez-vous ? », on obtient, dans l’ordre : 1) le principe pollueur-payeur ; 2) la planification écologique ; et 3) sortir de la surconsommation. Trois mesures de gauche, écolo, qui font 69 %. L’autorégulation par les entreprises ? Seulement 4 % des Français y croient. Donc, là aussi, face à cet enjeu crucial, nous sommes alignés, en centralité.

« On dit aux gens que nous voulons prendre les commandes du bateau France, et on est en train de s’engueuler sur le pont ! Comment voulez-vous inspirer la confiance ? »

Mais pourquoi les classes populaires se tournent-elles alors plutôt vers Marine Le Pen, voire Gérald Darmanin, qui essaie de les draguer ?

D’abord, quand même, tant d’années où la gauche n’était pas de gauche, ça abîme. C’est comme dans le film Aprile, quand Nanni Moretti désespère devant un débat télévisé. Il implore son candidat contre Berlusconi, il s’énerve devant le poste : « Dis quelque chose de gauche, bon sang ! Dis quelque chose de gauche ! » Pendant des années, on n’a rien dit de gauche, rien fait de gauche pour les classes populaires. Et puis qu’on se regarde, maintenant : on dit aux gens que nous voulons prendre les commandes du bateau France, un gros paquebot quand même, dont la coque est percée, cernée par les récifs, en pleine tempête climatique ; on veut qu’ils confient la barre à cet équipage, pas très expérimenté… et on est en train de s’engueuler sur le pont ! Comment voulez-vous inspirer la confiance ? Comment voulez-vous susciter l’envie ?

Craignez-vous une victoire de l’extrême droite en 2027 ?

Je n’ai jamais crié au loup. D’abord parce que, jusqu’alors, je n’y ai pas cru. Ensuite parce qu’on ne convainc pas en agitant la menace. Et enfin, parce que je n’aime pas les prophéties : l’histoire reste ce que les femmes et les hommes en font. Il n’y a pas de fatalité. La crise de 29 a débouché sur le nazisme en Allemagne, le New Deal aux États-Unis, le Front populaire en France. Et jamais, dans notre pays, l’extrême droite n’est arrivée au pouvoir par les urnes. Maintenant, il est temps de se réveiller, de ne plus déconner.

Pour moi, la France est bel et bien divisée en trois blocs : le bloc autoritaire, le bloc libéral et le bloc progressiste. Depuis trente ans, le bloc libéral perd des plumes. Auparavant, il avait le loisir de se diviser entre centre-gauche et centre-droit, ce qui permettait une alternance sans alternative. Et puis, il est devenu trop fragile pour se fracturer : il a donc fallu, en 2017, qu’il se réunisse derrière un candidat unique, un candidat chauve-souris : « Regardez mes ailes, je suis de gauche ; regardez mes pattes, je suis de droite ! » Après l’élection de Macron, avec les Gilets jaunes et la crise du Covid, ce bloc libéral a encore perdu des voix et des circonscriptions. Et la question des retraites va encore aggraver les choses en creusant un désarroi à la fois social et démocratique : comment un homme seul peut-il décider contre deux tiers des Français et 80 % des salariés ? Le bloc libéral se rétrécit, avec la tentation, du coup, de faire sauter les digues avec l’extrême droite. Ainsi, aux législatives, les macronistes ont dynamité le « front républicain ». Ils ont donné des vice-présidences de l’Assemblée au Rassemblement national. Ils tracent un signe d’équivalence entre gauche et extrême droite, voire prétendent que nous serions pires.

Dans la bataille que nous devons engager, l’enjeu majeur, c’est : vers quoi seront aimantées les particules qui décrochent du bloc libéral ? Vers le bloc national-autoritaire ? Ou vers le bloc du progrès social ?

C’est quoi la différence entre l’extrême gauche et vous ?

Je crois qu’il y a une question de vocabulaire, comme mentionné déjà, sur « la sortie du capitalisme », etc. Mais au-delà : je suis, me semble-t-il, un authentique réformiste révolutionnaire. C’est Jean Jaurès qui se définissait ainsi : le petit pas et l’horizon. Quand tu patauges dans la gadoue en Picardie, l’émancipation du prolétariat, c’est super, mais avant ça, on apporte quoi aux gens ? Je m’efforce d’être un lien, une passerelle, entre la terre et le ciel, entre le réel et les idées.

En 2017, vous publiiez dans Le Monde une tribune disant d’Emmanuel Macron, tout juste élu, qu’il était « haï, haï, haï » par les classes populaires. Vous le rediriez comme cela aujourd’hui ?

Peut-être pas, mais il s’agissait de lancer l’alerte avec vigueur. Et, oui, Emmanuel Macron était d’emblée haï dans les classes populaires, avant même son élection, parce qu’il était ministre de l’Économie, parce qu’il incarnait le mépris. Et cette manière d’être, cette morgue à coup de « Gaulois réfractaires », de « vous n’avez qu’à traverser la rue pour trouver du travail », etc., ce sont des blessures faites à l’orgueil des gens, à la fierté du peuple : « Comment il nous parle ? » Il y avait, je dirais, une certaine candeur, une fraîcheur dans la détestation de Macron. Aujourd’hui, même cette haine est usée, fatiguée : il y a eu deux ans de crise du Covid, la guerre en Ukraine, les factures qui grimpent, l’inflation… Hier, le pays affrontait Macron, s’y confrontait. Désormais, il s’en fout, il lui tourne le dos : « Qu’il raconte ce qu’il veut là-haut ! »

Plus profondément : je pense qu’Emmanuel Macron, en 2017, est élu à contretemps de l’histoire. Voilà le petit-fils de Thatcher et de Reagan à l’Élysée au moment du « grand détachement », alors que le libéralisme est mort dans les têtes. Tout comme Mitterrand, en 1981, est lui aussi élu à contretemps de l’histoire, alors que la vague keynésienne, socialiste, des années 1970 est déjà retombée, que Hayek et Friedman dominent, et donc, en 1983, il opère son tournant de la rigueur. Je me suis dit : si ça se trouve, Macron, l’homme « plus libéral que moi tu meurs », c’est celui qui va remettre de l’État, de l’intervention, face aux crises. Et, de fait, avec le « quoi qu’il en coûte » du Covid, avec le bouclier tarifaire sur le gaz, il cause de souveraineté, etc. Sauf qu’il n’a pas pensé l’État, pas plus que le rôle du marché, la place des deux, et du coup, c’est de l’État qui bricole, parce qu’il est pris en tenaille entre sa pensée profonde et l’exigence du moment. La France navigue à vue, sans cap, à cause de cette absence de cohérence. Il nous faut maintenant des dirigeants politiques qui soient idéologiquement adaptés à la situation historique.

« Je pense qu’il faut aujourd’hui un concert plutôt qu’un solo. Jupiter tout-puissant, les Français en ont assez goûté. »

Est-ce que vous pensez à vous-même ?

Je suis vraiment convaincu qu’il nous faut une incarnation plurielle. J’aime la Révolution française, aussi, parce que ce n’est pas un seul homme. Vous avez Camille Desmoulins, Mirabeau, Danton, Robespierre, Gracchus Babeuf, cinquante visages… Je pense qu’il faut aujourd’hui un concert plutôt qu’un solo. Jupiter tout-puissant, les Français en ont assez goûté.

Quel rôle imaginez-vous avoir au sein de cette équipe ?

J’en fais partie, et on verra qui joue arrière droit ou avant-centre, qui porte le brassard de capitaine. Pour l’instant, on est encore dans les vestiaires, et il nous faut la bonne stratégie.

Quelle ligne justement ? À LFI, il y a bien des lignes différentes de celle que vous portez, chez les écologistes et les socialistes aussi…

Les faux clivages m’agacent. Prenez le travail : faut-il défendre la valeur travail de Roussel ou le droit à la paresse de Rousseau ? Mais, pour moi, l’histoire du mouvement ouvrier, c’est les deux : c’est en même temps la fierté de gagner sa vie en travaillant, à la sueur de son front, et la conquête du droit au repos, la fin du travail des enfants, le congé maternité, le dimanche chômé, le samedi à l’anglaise, les congés payés, la retraite. Ce qui nous manque, en vérité, c’est un lieu de débat pour dépasser ces contradictions, parce que Rousseau et Roussel incarnent tous deux une part de la France. Mais si le débat entre nous se déroule sur Twitter, c’est l’horreur.

Pourtant certains membres de votre famille politique ont théorisé cette confrontation permanente. Jean-Luc Mélenchon lui-même s’est construit autour de cette notion. Où en êtes-vous dans vos relations avec lui ?

Une relation d’estime mutuelle, de discussions franches et animées. On s’efforce de dépasser nos contradictions ! (Rires.)

Comment réconcilier les Français avec la politique ?

Ma conviction, c’est qu’il faut allier premier pas et horizon. Prenez la VIe République, c’est l’horizon, je suis pour. Mais le premier pas, auquel les gens peuvent croire, c’est le RIC, popularisé par les Gilets jaunes.

Parce que, attention : plus on a de mesures, plus elles sont ambitieuses, moins les gens nous croient ! Donc, je dirais : quelles sont les quinze mesures, même limitées, même modestes, que nous sommes capables de mettre en place en trois mois, dès le premier été, à la fois sur le plan fiscal, social, écologique, démocratique. Que les gens se disent : « Au moins, ça, ils le feront », qu’on montre que, oui, la politique peut changer un peu leur vie.

L’élection présidentielle, je la vois comme un déclencheur. Ce n’est pas vrai que l’on transforme un pays avec l’Élysée, l’Assemblée, les ministères. Surtout quand, en face, devant nous, il y aura le Medef, la Commission européenne, la Banque centrale, l’Organisation mondiale du commerce pour venir répéter : « Je crois que ça ne va pas être possible. » Il faudra un soutien populaire puissant pour peser, pour rendre tout cela possible. Mais, au-delà même, la gauche n’arrive jamais au pouvoir dans une société gelée, en état de glaciation. Il faut qu’il y ait de la chaleur, comme une espérance dans l’air, des initiatives qui existent. Le politique, je le regarde moins comme un inventeur de la société que comme son accoucheur. Sachant que, dans le ventre du pays, il y a sans doute plusieurs fœtus, le meilleur et le pire. Les grandes transformations sociales qui durent, qui changent une nation, elles interviennent parce qu’elles sont déjà portées largement, profondément. Ambroise Croizat n’aurait pas mis en place le vaste plan de Sécurité sociale, en 1946 si, en amont, pendant un demi-siècle, il n’y avait pas eu des caisses de solidarité dans les usines, des mutuelles, des fédérations de travailleurs. Ça existe, il y a du « déjà-là ». On doit s’appuyer sur le « déjà-là », porté par des associations, des entrepreneurs, des maires qui salarient des médecins, qui font des colos à un euro, et se demander pour demain : comment ce qui est aujourd’hui une exception peut-il devenir la règle ?

La gauche doit-elle être unie pour affronter ces défis ?

Bien sûr, et pas seulement pour des raisons électorales, surtout pour des raisons de culture politique. Il y a chez les Insoumis un côté très « par le haut » : avec l’appareil d’État, on va dérouler des plans et ça va tout changer. Les écolos, à l’inverse, pensent peu la nation, ils croient à la commune, avec parfois une mentalité « colibris » : une association avec des jardins partagés, les cours d’écoles qu’on végétalise… Les socialistes, eux, ont souvent perdu l’horizon, mais ils connaissent le moteur, le meccano de l’État – « On va augmenter de 0,35 % tel taux à l’amendement 123… » – c’est utile. Et les communistes tiennent encore dans des terres populaires. On peut dire que tout cela se contredit, mais non : pour moi, tout cela se complète, nous enrichit, nous rend dignes de diriger ensemble le pays. Mais ça se construit loin des plateaux télé. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & VINCENT MARTIGNY