C’était l’espoir garanti pour toute aspiration religieuse, c’était le saint graal de la science. Nous avions des ambitions, pour le meilleur et pour le pire : que le mythe de la création devienne réalité, que s’accomplisse un acte d’un narcissisme monstrueux. Dès que ce fut faisable, nous n’avions plus qu’à suivre nos désirs, et tant pis pour les conséquences. En termes plus nobles, le but était d’échapper à notre mortalité, d’opposer à la figure de Dieu, voire de lui substituer, un moi parfait. Plus concrètement, notre intention était de concevoir une version améliorée de nous-mêmes, plus moderne, et d’exulter devant notre inventivité, de jubiler de notre supériorité. À l’automne du vingtième siècle il eut enfin lieu, ce premier pas vers la réalisation d’un rêve ancien, début de la longue leçon que nous allions nous donner à nous-mêmes : aussi compliqués que nous ayons été, aussi défaillants et difficiles à décrire, même dans nos actions et manières d’être les plus simples, on pouvait nous imiter et nous perfectionner. Et j’étais là en cette aube glaciale, un jeune homme qui fut d’emblée un adepte enthousiaste.
Le triomphe de l’humanisme – ou son ange exterminateur
Mais les humains artificiels étaient un cliché longtemps avant leur arrivée, si bien qu’une fois là ils en déçurent certains. L’imagination, plus rapide que l’histoire et que les avancées technologiques, avait déjà simulé l’avenir dans les livres, puis au cinéma et dans les séries télévisées, comme si des acteurs marchant avec une fixité particulière dans le regard, quelques mouvements caricaturaux de la tête et une certaine raideur du dos pouvaient nous préparer à la vie avec nos cousins du futur.
Douze exemplaires de cette première version se prénommaient Adam, et les treize autres, Ève. Banal, de l’avis général, mais efficace sur le plan commercial. La notion de race biologique n’étant plus reconnue scientifiquement, les vingt-cinq avaient été conçus pour couvrir un éventail de caractéristiques ethniques. Il y eut des rumeurs, puis des plaintes, parce que l’Arabe ne se distinguait pas du Juif. Les aléas de la programmation ainsi que l’expérience vécue garantiraient toute latitude en matière de préférences sexuelles. À la fin de la première semaine, les Ève avaient été vendues en totalité. Au premier coup d’œil, j’aurais pu prendre mon Adam pour un Turc ou un Grec. Il pesait soixante-dix-sept kilos, et il me fallut demander à Miranda, ma voisine du dessus, de m’aider à le transporter depuis la rue sur le brancard jetable fourni à l’achat.
Pendant que ses batteries commençaient à se charger, je nous préparai un café, puis je fis défiler les quatre cent soixante-dix pages en ligne du manuel de l’utilisateur. Le langage était clair et précis pour l’essentiel. Mais Adam avait été créé en collaboration par plusieurs sociétés, et les instructions avaient parfois le charme d’un poème surréaliste. « Soulever le haut du maillot de corps de B347k pour activer l’émoticône souriante avec accès à la carte mère et atténuer le risque de sautes d’humeur. »
La publicité le présentait comme un compagnon, un interlocuteur digne de ce nom dans les échanges intellectuels, un ami et un factotum
Enfin, le carton et le polystyrène de l’emballage jonchant le sol à ses pieds, il fut assis, nu, devant la minuscule table de ma cuisine, les yeux fermés, relié à la prise murale de treize ampères par un câble électrique noir branché dans son nombril. Il faudrait seize heures pour le charger. Suivraient les téléchargements des mises à jour et des préférences personnelles. J’aurais voulu qu’il fonctionne tout de suite, et Miranda aussi. Tels de jeunes parents, nous étions impatients d’entendre ses premiers mots. Il n’avait pas de haut-parleur bon marché enfoui dans sa poitrine. Nous savions par la publicité euphorique qu’il formait des sons avec son souffle, sa langue, ses dents et son palais. Déjà, sa peau plus vraie que nature était tiède au toucher et aussi lisse que celle d’un enfant. Miranda prétendait qu’il battait des cils. C’était sûrement l’effet des vibrations du métro roulant à trente mètres sous terre, mais je ne dis rien.
La publicité le présentait comme un compagnon, un interlocuteur digne de ce nom dans les échanges intellectuels, un ami et un factotum qui pouvait à la fois faire la vaisselle, les lits, et « réfléchir ». Chaque moment de son existence, tout ce qu’il entendait et voyait, il l’enregistrait et pouvait le retrouver. Il ne savait pas encore conduire et n’avait pas le droit de nager, de prendre une douche, de sortir sans parapluie quand il pleuvait ou de se servir d’une tronçonneuse sans surveillance. Quant à son autonomie, grâce aux progrès dans le stockage de l’électricité, il pouvait courir dix-sept kilomètres en deux heures sans recharger ses batteries, ou bien, à consommation énergétique équivalente, converser non-stop pendant douze jours. Il était conçu pour durer vingt ans.
Devant nous trônait le jouet ultime, un rêve séculaire, le triomphe de l’humanisme – ou son ange exterminateur. Follement enthousiasmant, mais frustrant. Seize heures à le regarder sans rien faire, c’était long. Je pensai que, pour la somme que j’avais versée après le déjeuner, Adam aurait dû être chargé et en état de marche. Cette journée d’hiver touchait à sa fin. Je fis des toasts et on reprit du café. Miranda, doctorante en histoire sociale, regretta que Mary Shelley adolescente ne soit pas là pour scruter non pas un monstre comme celui du docteur Frankenstein, mais ce beau jeune homme à la peau foncée qui prenait vie. Je répondis que les deux créatures partageaient le même appétit pour les pouvoirs de l’électricité.
« Nous aussi. » Elle avait parlé comme si elle ne faisait allusion qu’à nous deux plutôt qu’à toute l’humanité dépendant d’une charge électrochimique.
Extrait d’Une machine comme moi © Ian McEwan, 2019
© Éditions Gallimard, 2020, pour la traduction française de France Camus-Pichon