En l’espace de quelques années, et sans que l’ampleur du phénomène ait été anticipée, le paysage médiatique français a été complètement bouleversé :

– rachat du Monde et de L’Obs par Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse ; 

– rachat de Libération, de L’Express et de l’ensemble des titres du groupe Roularta par Patrick Drahi, qui est également entré dans le capital de NextRadioTV (BFM TV et RMC), qu’il pourra à terme racheter en totalité ;

– rachat du Parisien par Bernard Arnault ;

– sans oublier bien sûr le rachat de Canal+ par Vincent Bolloré.

Les analystes les plus « optimistes » ne voient dans le mouvement actuel qu’un retour à la normale : certes, le secteur se reconcentre, mais cela fait suite à l’explosion d’autres « empires médiatiques » dans les années 2000, en particulier celui de Robert Hersant. Mais ils oublient ainsi ce qui fait la spécificité du mouvement de concentration à l’œuvre actuellement : l’arrivée d’actionnaires totalement extérieurs au secteur.

Jusqu’au début des années 2010, la plupart des actionnaires des médias étaient des patrons de presse qui tiraient l’essentiel de leurs revenus de leurs activités dans le secteur des médias. Ces derniers pouvaient donc être considérés comme indépendants. Aujourd’hui, à quelques rares exceptions près – on pense à Mediapart ou au Canard enchaîné –, les médias ont perdu cette indépendance : ils sont détenus par des géants des télécoms, du luxe, de la construction ou encore de l’armement, pour qui ils ne constituent certainement pas une source de revenus, mais bien plus sûrement un outil d’influence.

Il ne faut pas sous-estimer les conséquences d’un tel changement sur la qualité de l’information produite : la censure, et l’autocensure.

La question de la censure s’est posée de manière criante à Canal+ depuis que Bolloré en a pris la tête, assumant ouvertement un contrôle sur la ligne éditoriale de la chaîne. L’investigation s’y porte mal et cela n’est pas étranger à la nature de l’actionnaire. Un actionnaire qui ne vient pas du secteur des médias a des partenaires en affaires qu’il ne faut pas froisser. Bolloré piétine ouvertement l’indépendance de ses journalistes pour s’en assurer.

L’autocensure des journalistes est d’une certaine façon un problème encore plus grave – bien que plus compliqué à mesurer – car plus difficile à réguler. Comment un journaliste dont l’actionnaire a pour activité principale la vente d’armes, peut-il traiter des contrats d’armement passés par son propriétaire ? Comment enquêter sur le secteur des télécoms quand la survie de son journal semble dépendre de la « générosité » d’individus dont la fortune provient de cette activité ? Ces questions se posent de façon d’autant plus aiguë que d’une part, du fait de la concentration, un nombre croissant de journalistes s’y trouvent confrontés, et que d’autre part, en raison de la fragilisation économique du secteur et en particulier de la précarisation croissante de leur profession, ils ne sont plus à même de lutter seuls pour leur indépendance.

Certes, tout n’est pas noir. Si certains actionnaires ont directement affecté la qualité de l’information produite en réduisant à tour de bras le nombre de journalistes dans les titres dont ils ont fait l’acquisition – je pense en particulier à Patrick Drahi et aux coupes drastiques et dramatiques qu’il impose sans sourciller à L’Express et à Libération –, d’autres semblent respecter davantage l’indépendance et le travail de leurs journalistes. Mais cela ne peut pas être. Les enjeux sont trop importants !

Il faut introduire une véritable régulation pour protéger l’indépendance des journalistes et la qualité de l’information. La proposition de loi sur l’indépendance des médias de Patrick Bloche va dans le bon sens, mais elle devrait être plus ambitieuse encore. Il faut mettre en place une structure indépendante et paritaire, une sorte de « super CSA » qui serait le fruit du rapprochement du CSA et de la Commission paritaire des publications et agences de presse. Cette structure serait chargée de la régulation de l’indépendance de l’information sur tous ses supports (papier, radio, télévision et Internet) et aurait la capacité de prendre des sanctions fortes contre les actionnaires qui violeraient cette indépendance.

Il faut également que les citoyens – lecteurs et journalistes – prennent conscience de la nécessité de reconstruire un actionnariat des médias pluriel et indépendant. Ce qui suppose qu’ils soient prêts eux-mêmes à investir dans les médias, à travers le crowdfunding – les dons aux médias – ou l’equity crowdfunding – les citoyens devenant eux-mêmes actionnaires. L’État devrait prendre ses responsabilités et faciliter enfin ces nouveaux financements alternatifs. Mais puisqu’il ne le fait pas de lui-même, c’est à nous de lui montrer la voie, en répondant présents aux campagnes de financement participatif qui se multiplient. En protestant aussi contre ces actionnaires peu regardants sur l’indépendance, et en leur préférant des titres qui placent cette valeur au centre de leur projet éditorial, et actionnarial. 

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