Parfois, il faut mentir aux gens 

25 février 2024

Ce matin, en sortant dans la rue, j’étais entouré par des dizaines de personnes, des enfants, des familles. Les gens attendent avec impatience le ramadan. Ils espèrent qu’il y aura une trêve. (…)  Pour leur remonter le moral, il faut parfois leur mentir. À ceux qui m’interrogeaient, j’ai répondu : « Oui, apparemment quelque chose de bien se profile. D’ici le mois de ramadan, tout va s’arrêter. Les États-Unis sont en train de faire pression sur les Israéliens, et les Égyptiens sur le Hamas. On finira par arriver à quelque chose. » (…) J’ai menti, mais ce mensonge a apaisé les gens. Tout le monde était content. (…)

Parmi ceux qui m’écoutaient, il y avait le fils d’un ami. Il m’a demandé : « Tonton Rami, est-ce qu’on va rentrer chez nous ? Quand on rentrera, je t’inviterai à manger une pizza ! » Cet enfant ne sait pas que s’il rentre, il n’y aura pas de pizza. Il n’y aura plus de pizzerias. Il n’y aura plus rien. Tout a été détruit. Il croit que la vie va reprendre comme avant. Je lui ai répondu : « Bien sûr, tu m’inviteras à manger une pizza, et moi je t’inviterai à manger une glace ! » J’étais content que cet enfant puisse encore rêver. 

 

Comme donner à manger à des chiens 

3 mars 2024

Aujourd’hui, je voudrais vous parler du dernier cri de ce qui se fait dans l’aide humanitaire : le parachutage. C’est devenu la mode ces dernières semaines : larguer quelques gouttes d’aide. Il y a eu les armées de l’air égyptienne, jordanienne, et hier c’était les Américains. Je ne comprends pas pourquoi ces gens-là se comportent avec nous de cette façon. Ils veulent montrer au monde entier et à leurs populations qu’ils sont en train d’aider Gaza. En fait ils sont en train d’humilier Gaza.

Cette façon de larguer quelques gouttes d’aide humanitaire c’est comme donner à manger à des chiens. On leur jette des morceaux, et les chiens se précipitent pour les manger. Il y a une situation de famine dans le nord de la bande de Gaza. Des enfants sont en train de mourir de malnutrition. Deux bébés cette semaine sont décédés – qu’ils reposent en paix –, juste parce qu’ils n’avaient pas à manger. Et on nous largue quelques sacs de farine et de riz… C’est humiliant. Les Israéliens le savent, c’est pour ça qu’ils ont donné le feu vert. Pour faire ça, il faut avoir leur autorisation. C’est eux qui fixent l’endroit où les avions jettent cette aide humanitaire, qui donnent les coordonnées GPS. Tout est fait par les Israéliens. Ce que je ne comprends pas, c’est que ces pays, au lieu d’aider de façon digne, le fassent de cette façon humiliante. (…) La France a participé à ce genre de parachutage, ou encore les États-Unis… Les grandes puissances ne peuvent-elles pas faire passer de la nourriture pour la population de Gaza de manière digne ? (…) Arrêtez ! On vit sous occupation, on a perdu nos proches, nos maisons, notre travail. Il ne nous reste que la dignité. Et ils sont en train de nous l’enlever. 

On a pris des risques pour aller à la plage parce qu’on aime la vie 

24 avril 2024 

Aujourd’hui, il faisait à peu près 36 degrés. En rentrant des courses, j’ai annoncé à ma famille qu’on allait à la plage. Ça les a un peu étonnés, on sait que c’est un endroit risqué, les navires de guerre israéliens tirent régulièrement. Je savais qu’on ne serait pas les seuls, vu la température. Beaucoup de gens vont à la plage car la chaleur est insupportable sous les tentes. Des enfants construisaient des châteaux de sable ou fabriquaient des cerfs-volants aux couleurs du drapeau palestinien. (…) Beaucoup de femmes lavaient du linge, parce qu’il n’y a pas d’eau. L’eau de mer ne lave pas bien à cause du sel, mais elles n’ont pas le choix. Des marchands ambulants vendaient des petits gâteaux pour les enfants, d’autres faisaient du pain chaud et des feuilletés au fromage dans des fours en argile transportés jusque-là. Certains vendaient des vêtements d’occasion usés pour femmes ou pour enfants. Les femmes se baignaient avec leur tenue de prière, parce qu’elles n’ont plus que ça. C’est une espèce de voile qui couvre tout le corps. Beaucoup n’avaient plus de chaussures. Chez nous, il n’y a plus ni tongs ni pantoufles, ou alors abîmées. On voit aussi des gens qui ont des chaussures dépareillées. À la plage, on oublie tout ça. 

Pour la première fois, Walid [le fils de 2 ans et demi de Rami] était très content. Avant, il avait peur des vagues. Là, il s’est baigné avec ses frères. On a fait des châteaux de sable. C’était la première fois qu’il prenait conscience de la plage, de la mer, des châteaux. Heureusement qu’il y a la mer à Gaza. C’est vrai qu’on vit dans une prison à ciel ouvert. Mais même dans les pires conditions, il y a cette petite fenêtre. Je regardais les gens heureux de se baigner, le sourire des enfants. On oubliait la misère, l’humiliation, les tentes, les bombardements, les massacres… (…)

On a pris des risques pour aller à la plage parce qu’on aime la vie. (…) Nous risquons notre vie parce que nous aimons la vie. Nous allons chercher des sacs de farine en sachant qu’on risque d’être bombardés. Nous allons à la plage parce que nous aimons la vie, même si l’on sait très bien que les navires israéliens peuvent nous tirer dessus, comme c’est arrivé plusieurs fois. On veut rester à Gaza, on ne veut pas quitter cet endroit parce qu’on aime la vie.

Mahmoud Darwich l’a bien dit :

Nous aimons la vie autant que possibleLà où nous résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tuésNous soufflons dans la flûte la couleur du lointain, lointain, et nous dessinons un hennissement sur la poussière du passageNous écrivons nos noms pierre par pierre. Ô éclair, éclaire pour nous la nuit, éclaire un peuNous aimons la vie autant que possible

 

Partir, pour aller où ? 

11 mai 2024

Rafah devient presque une ville fantôme, surtout à l’est. Partir, pour aller où ? (…) Tout le monde pose la question : où va-t-on s’installer ? Et aussi, quelle sera la prochaine étape. Au début de la guerre, l’armée israélienne a dit qu’il fallait évacuer le nord de la bande de Gaza pour aller à Gaza-ville. Les gens s’y sont déplacés. Puis elle leur a demandé de quitter la ville de Gaza pour aller plus au sud. Après, les Israéliens leur ont demandé d’aller à Khan Younès. Les gens se sont dirigés vers cette ville. Et quand l’armée leur a dit de partir vers Rafah, près de la frontière égyptienne, 1,5 million de personnes environ se sont réfugiées là. Maintenant, les Israéliens disent à ces mêmes gens d’aller ailleurs. Et après ? Je crains que cela ne finisse par un transfert de population.

Il n’y a plus d’endroit sûr. Et de toute façon, dans cette zone d’Al-Mawassi, il n’y a plus de place. Les gens s’entassent les uns sur les autres. Mes amis partis de Rafah n’ont pas d’endroit où se poser. Ceux qui ont la chance d’en trouver restent pour le moment dans leur voiture, en attendant de trouver un lieu où construire une tente avec des bâches. Mais pour construire ces tentes de fortune, il faut du bois et du plastique. Leur prix atteint vingt à trente fois le prix « normal », celui qui était déjà dix fois plus cher qu’avant la guerre, quand les déplacés étaient encore à Rafah. (…) Avant, on appelait Gaza « une prison à ciel ouvert ». Maintenant, on est dans une cage à ciel ouvert avec 1,5 million de personnes qui manquent de tout, d’espace, de nourriture et surtout d’eau. L’été est déjà là, il fait très chaud, les besoins en eau augmentent, pour boire ou d’autres besoins. Malheureusement, à Al-Mawassi, il n’y a pas d’eau, pas d’infrastructures pour les besoins essentiels. (…) On lit la fatigue des gens dans leurs yeux, fatigue de se déplacer sans cesse, de chercher des solutions pour mettre leur famille à l’abri, de toujours se demander où aller. Il n’y a pas d’avenir. Est-ce qu’on va mourir ? Les gens n’ont plus peur de la mort, parce qu’ils considèrent que se déplacer encore et encore, c’est une forme de mort. Mais ils ont peur de l’avenir. 

 

Quand les Israéliens bombardent, on applaudit comme si c’était un jeu 

26 mai 2024

Hier, j’ai vu mon petit Walid [le fils de Rami, qui a 2 ans et demi] courir après les chats, cherchant à les frapper avec un bâton. Je me suis aperçu que son caractère changeait. Ma femme Sabah m’a montré les vidéos qu’on prenait de lui au début de la guerre, où il caressait les chats et leur faisait des bisous. Avant, il était proche des animaux. Sa voix non plus n’est plus la même. Avant, il parlait très doucement. Aujourd’hui, il parle souvent très fort, même pour dire des choses banales. Est-ce à cause de ces presque huit mois de guerre que la violence monte en lui ? Je le crois. J’ai constaté la même chose chez les enfants de mes amis. Ce changement va rester au moins un bon moment. Je croyais pouvoir protéger mon fils en lui faisant croire que tout ce qu’il se passe est une sorte de cirque. Quand les Israéliens bombardent, on applaudit ensemble, comme si c’était un jeu, et comme si les applaudissements éloignaient le danger. Mais Walid voit bien que les autres ont peur, qu’ils sursautent, qu’ils crient et rentrent chez eux en courant. Il comprend que le danger est toujours là.

Ces changements ne sont pas anodins. La guerre touche profondément la société palestinienne, et on en verra les conséquences à long terme. Le comportement des enfants de Gaza a beaucoup changé. Il ne faut pas fermer les yeux, il faut voir les choses telles qu’elles sont. Ce sont d’abord et en majorité des adolescents de 12-15 ans qui ont commencé à s’attaquer aux camions d’aide alimentaire [pour les piller], avant que ces attaques soient organisées par des grandes familles de la bande de Gaza. Ces jeunes attaquaient car eux et leurs familles avaient faim, mais c’était aussi pour eux une sorte de jeu. Je crains qu’ils ne continuent de penser à l’avenir que tous les moyens sont permis pour rapporter à manger, et qu’il est naturel de voler. Ces enfants abandonnés risquent de fournir des recrues de choix pour les fractions armées. Les traumatismes et les mémoires se transmettent d’une génération à l’autre. Nous n’avons pas vécu la Nakba [l’expulsion des Palestiniens en 1948, lors de la création de l’État d’Israël], mais nos parents nous en ont transmis le traumatisme. Et les enfants d’aujourd’hui transmettront à leurs enfants l’angoisse et la violence qu’ils sont en train de vivre.

 

Une nuit terrible 

1er juin 2024

On a passé une nuit terrible. Tirs d’artillerie et de chars, bombardements des F-16, et surtout les quadricoptères, ces petits drones effrayants, car ils sont comme des fantômes qui peuvent entrer dans ta chambre sans que tu t’en rendes compte. (…) Je tenais la main de Sabah parce qu’elle avait peur. J’ai commencé à faire des blagues, à parler d’autre chose. Sans grande réussite. Elle me disait : « Arrête, si on ne meurt pas ici sous les bombardements, on va mourir même si on sort avec des drapeaux blancs. Tu te rappelles très bien comment deux de nos voisins ont été tués par des quadricoptères armés. » À Gaza-ville, nous étions sortis de notre appartement en brandissant des drapeaux blancs, mais sur le chemin nous avions quand même essuyé des tirs, y échappant de justesse.

À Rafah, ce fut une nuit vraiment horrible pour tout le monde. Nos voisins de l’immeuble étaient tous descendus au rez-de-chaussée. Les femmes pleuraient, les enfants aussi. J’ai essayé d’écarter un peu Walid et les enfants, pour qu’ils n’entendent pas ces pleurs, parce que la peur est contagieuse, et le courage aussi. Je voulais leur donner un peu plus de courage que de peur. (…) Le matin, vers cinq heures et demie, j’ai ouvert la porte, et j’ai vu un flot de gens qui fuyaient le quartier à pied, avec juste des sacs sur le dos. Nous, nous avions la chance d’avoir une voiture. 

[Le couple et les enfants se sont alors déplacés à Al-Mawassi.] (…) On a commencé à travailler. On a débroussaillé, nivelé le sol, apporté un peu de sable. Tout le monde a aidé, les enfants, Sabah, Hassoun et moi. On a monté la tente et on l’a aménagée, avec le système D : un trou pour les toilettes, avec un canal et un seau entouré de ciment, une kitchenette, tout cela dans des huttes fabriquées avec du bois et des morceaux de bâche. On a même une douche, un sac muni d’un tuyau, que l’on suspend en hauteur. Le propriétaire d’un chalet voisin nous donne de temps en temps de l’eau assez salée, qui sert pour les besoins quotidiens. J’ai acheté une citerne de 500 litres. On achète l’eau potable à des transporteurs qui passent avec des citernes sur des charrettes. (…) Après une nuit blanche et une journée de travail, vers sept heures du soir tout le monde était KO. Les enfants se sont écroulés sur les matelas. (…)

Le lendemain, au réveil, notre premier réflexe a été d’appeler des amis qui étaient avec nous à Rafah. Mauvaise nouvelle : Rania, la fille du propriétaire de l’immeuble où on habitait depuis notre fuite de Gaza-ville, avait été tuée avec son mari Ramzy. Ils habitaient à deux rues de chez nous. (…) J’ai seulement annoncé la mort de Rania à Sabah, je ne voulais pas le dire aux enfants. Ils connaissent leur fils aîné, qui a le même âge que Sajed, le deuxième fils de Sabah. Je ne voulais pas leur dire que les parents de leurs amis étaient partis. (…)

 

Vivre sous la tente 

9 juin 2024 

Vivre dans une tente est une vie très difficile. En comparaison, la nôtre est une tente cinq étoiles, et nous sommes six. Parmi les 1,5 million de déplacés, beaucoup d’autres familles vivent à douze sous la même tente, souvent un abri de fortune fabriqué avec des bâches. (…)

Vivre sous la tente, c’est endurer une chaleur d’enfer pendant la journée, avec des mouches qui pénètrent toujours à l’intérieur, même si on a tout fermé. Une tente, c’est comme un sauna plein de mouches. La nuit, c’est l’inverse : il fait froid, parce qu’on est sur un terrain vague où il n’y a que du sable, non loin de la mer. 

Vivre sous une tente, c’est se réveiller en ayant mal partout, parce qu’on dort sur un sol qui n’est pas aplani. Vivre sous une tente, c’est dépendre de l’aide humanitaire, ne manger que des boîtes de conserve, chercher chaque jour un lieu pour charger nos téléphones et nos lampes rechargeables, pour la nuit.

Vivre sous une tente c’est faire la queue tous les jours, pour l’eau, la nourriture, etc. C’est marcher, parfois des kilomètres, pour aller remplir des seaux de sept à dix litres. Un seau coûte aujourd’hui 50 à 60 shekels (entre 12 et 15 euros), alors qu’avant, il était à 2 shekels (0,5 euro). Pour faire la cuisine, il faut un four en argile, et trouver du bois. Quand on n’a pas de bois, on utilise n’importe quoi. Des gens brûlent des cartons ou du plastique. On respire presque toute la journée cette fumée de plastique. On fait la lessive dans les seaux, on porte les mêmes vêtements trois ou quatre jours pour économiser l’eau. Pour les toilettes, on creuse un trou.

Vivre sous la tente, c’est surveiller en permanence les insectes, les serpents, les scorpions. Moi, la nuit, je ferme tout, je peux le faire parce que j’ai une tente « cinq étoiles », mais ceux qui vivent sous des bâches, directement sur le sable, courent un vrai danger, surtout la nuit. Vivre sous une tente, c’est dormir les yeux à moitié ouverts. Je crains surtout pour Walid, mon fils de 2 ans et demi. (…)

Vivre sous la tente, c’est n’avoir aucune intimité. Nous sommes installés sur un petit terrain entouré d’un mur, avec deux autres familles, dont celle de mon ami Hassoun. Mais ce terrain est encerclé par un camp de déplacés, qui s’entassent les uns sur les autres dans des abris de fortune. On entend un bruit continuel, celui des conversations de milliers de personnes. On entend tout ce qui se dit sous les tentes les plus proches. On doit rester habillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. (…) Il n’y a plus d’intimité pour les femmes, cette vie discrète où on évitait la mixité est en train de disparaître. On entend les gens parler, on entend tous les secrets de leur vie privée.

Vivre sous la tente, c’est aussi être la proie de maladies dermatologiques. Moaz, le fils aîné de mon épouse, a le dos tout rouge à cause d’une piqûre d’insecte et d’une allergie. Ce genre de choses ne fait pas partie des préoccupations des hôpitaux, débordés par l’afflux de blessés graves. Vivre sous la tente, c’est entendre les bombardements en permanence, le bourdonnement des drones sept jours sur sept. C’est sentir que nous n’avons plus de toit ni de murs qui pourraient au moins nous protéger des éclats d’obus. (…) Mais la tente est surtout le symbole de la résilience palestinienne, malgré tout ce qu’on peut vivre. Nous nous sommes installés sous des tentes pour ne pas quitter la Palestine. Nous en avons fait un symbole politique, pour dire que nous allons rentrer chez nous. Un jour, tout cela s’arrêtera, il n’y aura plus de tentes.

 

Vif débat au sujet du Hamas 

25 juin 2024

Dans une bétaillère [qui transporte des blessés vers un hôpital de campagne], certains critiquent le Hamas, notamment son chef dans la bande de Gaza. Ils font preuve d’humour : « J’ai maigri à cause de l’herbe Sinouar », dit l’un. Un passager le défend : « Le Hamas est en train de faire la guerre pour toute la nation musulmane. Ils la font pour Jérusalem. [Sinouar] a réussi à mettre en lumière cette occupation criminelle, et il a arrêté le processus de normalisation avec les pays arabes. » 

Un autre passager lui répond : « Ce que tu dis est peut-être vrai, mais après cette guerre il n’y aura plus de Palestiniens. Tout le monde partira, parce qu’il n’y aura plus de vie. Et qu’est-ce qu’on aura gagné ? La richesse, ce sont les hommes. S’il n’y a plus d’êtres humains sur cette terre, elle ne vaudra plus rien. Tout le monde va la quitter. Nous avons perdu cette terre. On pouvait faire autrement. Cela fait soixante-dix ans qu’on est sous occupation. Et la question palestinienne ne va pas être ressuscitée par un nettoyage ethnique, avec 2,2 millions de personnes transférées ailleurs, ou bien quand tout le monde sera mort. » Et là, l’homme qui accusait le Hamas m’a dit : « S’ils sont toujours au pouvoir après cette guerre, je ne resterai pas à Gaza, je partirai tout de suite. »

 

« Les mégots, c’est de l’or » 

29 juillet 2024 

Pour aller à la Maison de la presse de la bande de Gaza qui vient de rouvrir, je passe tous les jours par le « grand marché » de Deir El-Balah, installé de part et d’autre de la route. On y trouve surtout des objets usés : de vieilles chaussures, des tongs d’occasion, des fripes… Pour y aller, je passe par le petit rond-point d’Al-Madfaa. Puis j’emprunte une petite route où l’on voit des voitures garées à côté d’une mosquée. (…) Dans chaque véhicule, un homme est assis dans le coffre ouvert. À côté de lui, un sac et une balance de précision, utilisée d’habitude pour peser l’or. Et une kalachnikov. Le chauffeur lui aussi est armé.

Les Israéliens interdisent l’importation du tabac dans la bande de Gaza. Cela a engendré un phénomène mafieux. Ces hommes vendent des cigarettes de tabac pur, importé en fraude de Cisjordanie ou d’Israël. (…) Grâce à un ami bédouin qui connaît ces milieux, j’ai pu reconstituer le système. Cela commence par une coordination entre un Gazaoui et un Palestinien de Cisjordanie ou un Israélien. Ils introduisent le tabac dans Gaza en le cachant dans les camions des importateurs privés. Côté israélien, un trafiquant apprend que demain, un camion de tomates est autorisé à passer par le terminal de Kerem Shalom. Il cache alors le tabac dans les palettes. Au terminal, elles sont déchargées et rechargées sur un camion palestinien. (…) Côté palestinien, un groupe armé attend le camion. Ses hommes sont autorisés par l’armée israélienne à se positionner au rond-point Al-Shouka, non loin du terminal ; un endroit auquel, normalement, personne n’a accès. Si l’importateur palestinien est dans la confidence, les hommes armés escortent le camion. Sinon, ils l’arrêtent, déchargent les palettes, prennent le tabac là où ils savent le trouver et remettent les tomates en place. Le trafic est organisé par deux grandes familles : une famille bédouine de Deir El-Balah, et une autre de Khan Younès. (…) 

À la fin de la journée, [avec les mégots], chaque enfant a récolté entre 10 et 40 grammes de tabac, ce qui fait une bonne somme, puisque le gramme peut valoir en moyenne 30 shekels (7,5 euros). (…) Les mégots, c’est de l’or. Les Israéliens ferment les yeux. Mes sources affirment que les trafiquants versent de grosses sommes à des membres des services de sécurité israéliens, ou de l’armée. Mais la corruption n’est pas seule en cause. Si les Israéliens laissent faire, c’est aussi dans le but d’aggraver le chaos sécuritaire à Gaza. (…)

 

« On vit, mais on est déjà mort »

6 août 2024

Je ne suis pas psychologue, mais je constate des changements troublants autour de moi, dans ma famille, mes amis, chez moi-même et la majorité des Gazaouis. Un exemple : au début de la guerre, quand le « coordinateur » – c’est-à-dire le porte-parole en arabe de l’armée israélienne – a ordonné de quitter tout le nord de la bande et la ville de Gaza, une grande majorité des habitants ont refusé de bouger. C’était mon cas. Ne pas quitter mon appartement était une façon de résister. Mais devant l’ampleur des massacres et des boucheries de l’armée d’occupation contre la population civile, tout le monde a commencé à avoir peur. La peur est au centre de la guerre psychologique. Il faut avoir peur en permanence. Les gens sont finalement partis. Y compris moi et ma famille, parce que les chars israéliens étaient dans notre dos. Un message nous a demandé d’aller vers le sud en agitant des drapeaux blancs pour notre sécurité. Mais deux de nos chers voisins ont été tués, alors même qu’ils en brandissaient un. Maintenant on sait très bien de quoi cette armée est capable. On n’a jamais vu ce genre de massacre d’une population civile, sous prétexte de combattre le Hamas.

Cette violence est calculée. L’objectif est de faire perdre la confiance en soi et dans les autres. Tous les Gazaouis supposés avoir participé au 7 octobre ainsi que leurs familles sont visés, a averti le ministre israélien de la Défense. Une vengeance de style mafieux, qui n’a rien à voir avec le droit international. Le message est qu’Israël peut faire ce qu’il veut, assuré du soutien des puissances occidentales et de leurs livraisons d’armes, au nom de son « droit à se défendre ». Le résultat, c’est la fracture du tissu social par la peur et la méfiance. Si tu as un ami membre du Hamas, tu l’évites parce qu’il est une cible. Ton père est Hamas, tu es une cible. Ton cousin est Hamas, tu es une cible. Ton professeur ou ton voisin est Hamas, tu es une cible. Cela devient une obsession. Quand les gens sommés de se déplacer une nouvelle fois cherchent un endroit où planter leur tente, ils commencent par se renseigner sur leurs éventuels voisins : c’est qui ? Vous le connaissez ? Parce que les Israéliens bombardent les camps de déplacés sous le prétexte que sous telle tente, il y avait un gars du Hamas ; pas forcément un combattant, juste un membre du Hamas, ou même quelqu’un qui n’est pas Hamas, mais qui est fonctionnaire du gouvernement de Gaza, ou policier. N’importe quel rapport avec le Hamas fait de toi une cible.

Regardez ce que les Israéliens font des écoles. Ils ont dit aux déplacés du Nord et de la ville de Gaza de s’installer dans les écoles de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa) parce que c’étaient des « endroits sûrs ». Puis ils les ont bombardées. Les écoles totalisent le plus grand nombre de victimes par lieu. Pour faire peur. Le prétexte est toujours le même : il y avait un membre du Hamas. Mais les Israéliens peuvent cibler des individus, s’ils le veulent. C’est ce qu’ils ont fait avec un homme qui était sous une tente à côté de celle des journalistes à l’hôpital de Al-Aqsa. Le missile l’a frappé sans toucher ceux qui étaient autour de lui. Israël peut toucher une aiguille au fond de la mer, mais il veut faire un grand nombre de victimes et de dégâts. Pour que les gens aient peur, pour qu’ils perdent la volonté de résister.

Et quand je dis « résister », je ne parle pas de résistance militaire, mais juste de rester chez soi. Les Israéliens ont cassé ce qu’on appelle la normalité. Plus rien n’est normal. Les déplacements font partie de cette déstabilisation psychologique. Ils font perdre la notion de « chez soi ». Même si on est sous une tente, on peut considérer que c’est chez soi. Mais en fait non, car sur un petit texto, un post sur Facebook du « coordinateur » israélien, et des milliers de personnes se déplacent en même temps dans la même direction : c’est cela perdre le sens de la normalité. (…) 

Ce que les Israéliens veulent nous faire comprendre, c’est que dans toute la bande de Gaza, on n’est plus chez nous. (…) Sur un simple texto, les gens se retrouvent à la rue. Cela ne veut pas seulement dire dormir dans la poussière sur un petit matelas. Il n’y a plus de toilettes, les femmes ne peuvent pas y aller, les enfants non plus. Il n’y a pas d’eau, ils ne peuvent pas prendre une douche. Ils restent là pendant des jours, puis l’armée israélienne annonce qu’elle s’est retirée de l’endroit d’où les gens étaient partis. Alors ils rentrent « chez eux », mais il n’y a plus de chez eux parce que tout a été détruit. Ils essaient de s’installer sous des bâches, mais deux ou trois jours plus tard, un autre texto et tout le monde s’en va de nouveau. On est toujours en danger, on est toujours dans une tornade, dans un mixeur qui tourne et qui tourne...

On a perdu tous nos repères. On a perdu la volonté de résister, même en refusant simplement de bouger. C’est le résultat des massacres commis par les Israéliens. Beaucoup de gens disent qu’ils préfèrent mourir, mais la vie humaine a trop de valeur, et quand il s’agit vraiment de partir, tout le monde part. Ils veulent mourir, mais en même temps ils ne veulent pas, en fait s’ils meurent, eh bien c’est tant mieux, parce que cette vie n’en est plus une. Nous sommes dans une jungle où tout le monde a peur de tout, peur des animaux féroces qui nous poursuivent. On a aussi peur de nous-mêmes. Nous sommes tous devenus psychologiquement instables.

On n’arrive plus à penser, à prendre des décisions. On n’arrive plus à s’occuper de nos enfants, de nos femmes, de nos familles. On est ailleurs, on pense à beaucoup de choses et en même temps on ne pense à rien, et on ne peut rien faire. Il faut réfléchir, mais on ne réfléchit pas. Ce n’est pas une vie, c’est la mort. On est en train de vivre, mais on est déjà mort parce qu’on sait qu’à chaque instant, on peut être pris pour cible. Je ne suis pas trop philosophe, mais je suis en train de parler de ce que je sais. Je sais que je me sens mort ; je suis en train de vivre parce que physiquement je ne suis pas arrivé à mourir, mais le cerveau est mort. On respire, on mange un peu, on dort. Il n’y a rien de normal dans notre vie, à part la peur et les massacres. Il y a une guerre au sein de nous-mêmes. On a le désir de rester en vie, mais en même temps, tous nos repères ont disparu. (…) Tout a changé : le comportement des enfants, celui des épouses, des parents. Tout a changé et malheureusement pour le pire. Parce qu’Israël veut la terre. Et pour la conquérir, il lui faut détruire l’Homme. 

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