Ce matin en me levant, j’étais déjà brisé. Il y a eu tant de matins comme celui-là.

Et chacun de ces matins laisse des traces. Des traces qui s’accumulent. Puis, ces cauchemars en sommeil, qui reviennent à chaque déflagration.

Ce qui se passe en ce moment aux États-Unis me trouble à la nausée. Ce n’est cependant pas de l’Amérique dont je désire vous parler. Mais de la France.

Par quelle extraordinaire magie celle-ci pourrait-elle rester en dehors de ce grand déballage ?

Car ce matin, en me levant, je me suis mis à pleurer. Sans contrôle, sans pouvoir reprendre mon souffle. Quelque chose venait de se briser. Je venais de comprendre que mon histoire avec la France venait de se terminer. Ce pays qui m’a accueilli il y a déjà plus de cinquante ans, qui m’a accompagné durant toute ma vie professionnelle, qui m’a donné de formidables récompenses, de difficiles responsabilités, de vrais accomplissements individuels et parfois même collectifs. Ce pays avec lequel j’ai toujours entretenu des rapports subtils entre méfiance désabusée et confiance réaliste, entre tolérance constructive et incrédulité atterrée. Un pays dans lequel, pourtant, je n’ai jamais mâché mes mots. Ma conception de ce pays venait de se liquéfier.

Trop de silence, trop d’ignorance, trop de mépris de l’autre, trop d’égoïsme, et surtout trop de déni ont eu raison de cette « construction », en fin de compte purement théorique, que je croyais maîtriser.

Oui, la France est dans le déni d’elle-même. Car la France se pense encore tout aussi glorieuse, tout aussi sereine, tout aussi vaillante que dans le passé qu’elle se raconte. Il y a quelques jours, l’historien Marcel Gauchet écrivait dans le journal Le Monde : « La France se pense comme étant au centre du jeu et les Français vivent largement sur cette idée. Valéry Giscard d’Estaing, le malheureux, avait un jour osé dire, dans un moment de sincérité mal inspiré : "La France est une puissance moyenne." Ce fut un tollé ! C’était pourtant prophétique. Depuis, personne n’a osé aller dans ce sens. Notre pays a un problème d’image de lui-même et d’appréciation réaliste de sa position dans le monde. »
« Notre » France (puis-je encore ?) n’arrive pas à lâcher prise sur sa gloire passée, ô combien héroïque en effet. Elle qui a enflammé les révolutions dans le monde entier. Elle qui reste, malgré tout ceci, le pays symbole des droits de l’homme. Mais l’empire s’est rebellé et l’emprise a dû céder. Et l’entretien du mirage commence à coûter cher à tout le monde.

Incapable d’apporter des réponses constructives à cette nouvelle réalité, paniquée devant une décadence qu’elle ne peut plus dissimuler, enivrée par les cris de sirène éplorée de quelques philosophes qui s’apitoient sur une possible « fin de civilisation », voire, cauchemar ultime (!), la « disparition de l’homme blanc » (sic ! Je vous jure ! À la télévision française). Alors qu’il faut juste faire l’effort de comprendre qu’on est simplement arrivé à la fin d’un bien trop lourd héritage d’injustice, de déni et de profits, construit sur la misère des autres.

La France est dans le déni, car elle refuse d’accepter d’avoir perdu sa place prédominante et son empire. Son titre symbolique de nation des droits de l’homme, elle l’a aussi perdu (les condamnations à la Cour européenne des droits de l’homme en font foi). Une place – il faut quand même le préciser – que la « racaille » de l’époque, affamée, délaissée et ignorée, aura imposée par le feu et par le sang en prenant la Bastille puis, au moment opportun, en stoppant le roi en fuite, à un rond-point de Gilets jaunes à Varenne. Cette partie-là, on préfère l’oublier. Ce sont les gueux qui commencent toujours à construire l’histoire ! Ce n’est qu’ensuite qu’elle est récupérée – comme d’hab ! – par le nouveau pouvoir, la nouvelle bourgeoisie, voire l’ancienne dynastie, après avoir modifié le nom du parti, pour « remettre en route l’économie » (slogan clé pour comprendre le capitalisme).

Cela fait plus de cinquante ans que je vis en grande partie en France. Cela fait plus de cinquante ans que j’anticipe cette fracture un jour ou l’autre. Cela fait plus de cinquante ans que, oscillant selon le moment entre témoin, observateur ou acteur, je constate, éberlué, les outrances, les mots racistes, les gestes racistes, les décisions racistes, les lois racistes, sans que personne ne brûle les Champs-Élysées ou, au moins, par dépit, le Café de Flore, au lieu du Fouquet’s pour changer (note aux trolls : ceci est une image).

Dans un film que j’ai réalisé en 2000 (!), Le Profit et rien d’autre (Arte), à la question rhétorique : « Pourquoi je fais des films ? » j’ai répondu : « Parce que c’est beaucoup plus convenable que de brûler des voitures. » Des amis ont cru que c’était un trait d’esprit.

La concentration de colère accumulée tous les jours dans le cœur de ceux qui « ne vous ressemblent pas », de ceux qui vous regardent du dehors à travers la vitre embuée, est incommensurable. Il est important de noter en toute transparence que j’écris tout ceci de la position d’un homme noir absolument privilégié à tout point de vue dans ce pays.

Imaginez un seul instant ce que ressentent les autres ?

La France est dans le déni et ses enfants n’ont plus le temps. Ses enfants « adultérins » ne veulent plus attendre. Ses enfants noirs, blancs, jaunes, arc-en-ciel s’agitent. « The native are restless », dirait le colon. Ils n’ont plus toute la vie devant eux. Ils voient bien que vous n’avez rien foutu de bien notable ces soixante dernières années, rien d’autre que gérer en pépère le patrimoine légué. Ils ont déjà vu bien trop de malheurs s’empiler devant eux. Et ils ont bien constaté quelque part que les « responsables » ne faisaient rien, que les « responsables » ne s’estimaient pas « coupables », et peut-être même, pire, que les « responsables » ne seraient même pas les « vrais » responsables, mais des exécutants. Ses enfants ont compris que ce sont les 1 % des 1 % des plus riches qui décident. Et ils n’ont même pas à lever un seul petit doigt pour le faire, car la machine fonctionne très bien toute seule. Les politiques zombifiés, soumis aux puissants, ne sont plus que des mini-capitaines essayant de rassurer les bonnes gens des premières et secondes classes sur le Titanic, quant au fait qu’ils maîtrisent bien la troisième classe et qu’il n’y aura pas d’émeutes – promis – pendant que le bateau s’enfonce de plus en plus vite dans la mer froide.

Qu’est-ce que tout ceci a à voir avec le racisme ? Un peu de patience. Avoir un peu de « contexte » permet de mieux assurer la cible.

Depuis la crise pétrolière des années 1970, le monde est rentré dans un nouveau cycle capitaliste. Cela a remis en question les rapports de force existants. Les anciens empires perdent leur exclusivité et refusent d’assumer que la gloire est (dé)passée et qu’il faut renoncer à l’idée de toute-puissance.

Alors, on fait porter les conséquences sur les autres. La majorité. On décide de faire des « réformes » vers le bas, de détricoter les acquis « trop coûteux », on invente un nouvel euphémisme : « rationaliser ». On dépouille les protections sociales, on rémunère les hôpitaux à l’acte, on « désosse » les écoles, on privatise à tout-va et on vend les bijoux de la reine, on bloque les salaires, on pille les pensions, on désocialise les plus faibles et délocalise les moins « performants ».

Pendant ce temps, les plus-values financières augmentent de manière exponentielle et se concentrent encore davantage entre les mains de quelques-uns. Au point que ceux-ci ne savent plus où cacher leur magot, face à des politiciens et à des parlementaires hébétés, ne pensant qu’à survivre à une ultime élection.

Ils ont raison de se soulever, ces jeunes. Ils ont raison de manifester, ils pourraient même avoir raison de tout casser (voilà, je l’ai dit !). Car l’État profond est sans tête (pensante), sans bras (actifs). L’État est paralysé et lui aussi démembré. Voici venir le temps des apprentis sorciers, des opportunistes, des populistes.

On a dit à la foule que l’État ne peut pas tout, que l’État est pauvre, qu’il fallait tenir-relancer-préserver-pousser-relever (au choix) la croissance. Comme il ne fallait pas toucher aux profits, les seuls paramètres restants étaient les salaires, les pensions, les services. Il fallait se « serrer la ceinture » pendant que d’autres (des boursicoteurs, des traders, des parlementaires, des ministres, des présidents, des hommes d’affaires, des patrons du CAC, des grands parfumeurs, des grands couturiers, des rois… et même des reines et des princesses) se goinfraient à l’étage.

Il fallait être « compréhensif » pendant que d’autres planquaient leurs revenus à la Bourse, au Luxembourg, au Panama et dans ces milliers d’autres fonds illicites. Ce qu’on appelle pudiquement l’optimisation fiscale est devenu une branche légitime de tout cabinet comptable qui se respecte.

Aujourd’hui, des milliers de milliards de capitaux flottent dans ces réseaux ; un argent devenu fictif, dont on ne sait plus très bien à quoi il sert. Mais les gens ne sont pas sots. Ils voient bien que quand la crise devient dangereuse pour le capital, des centaines de milliards surgissent de nulle part pour sauver les banques (2008) ou, plus anecdotique, la cathédrale Notre-Dame. Ils voient bien que l’impossible devient possible, lorsque les profits sont en danger. (Ils ne disent pas « les profits », bien sûr, mais « l’économie ».)

Les soignants manifestent depuis des années pour dire combien nos vies sont en danger. On les admoneste et on leur reproche d’être alarmistes et « paresseux » (!).

Les « gens » percent bien la rhétorique bancale. Quand il s’agit des banques, des fabricants d’automobiles, de l’industrie pharmaceutique, des Bourses, des spéculateurs, tout devient soudain possible : l’abandon des principes, la suppression des protections fiscales, environnementales, médicales, la déréglementation à gogo, la modification accélérée des barèmes, l’élimination ou l’amendement des normes de sécurité, les votes express au parlement, les mesures d’urgence, la loi martiale, et même : « laisser filer le déficit ». « Il faut relancer l’économie ! » s’époumonent-ils. Mais laquelle ?

Le pape Jean-Paul II, lors d’une visite dans « mon pays », en Haïti, en mars 1983, face à la dictature de Jean-Claude Duvalier déclare : « Il faut que les choses changent ici. » Comprenant parfaitement le message, les écoliers sont descendus dans la rue et, au péril de leur vie (que certains ont perdue !), ont fait partir le dictateur qui, pour l’anecdote, sera sauvé par ses amis américains et récupéré par un gouvernement français à qui on aura forcé la main. Pour raisons humanitaires, nous dira-t-on. Autant pour la souveraineté. On est plein d’humanité pour ses complices, moins pour ceux qui bravent le désert, la guerre, la Méditerranée, pour rejoindre un peu de paix et de survie.

Je mélange les genres, direz-vous ? Et le racisme dans tout cela ? J’y viens. Je veux simplement établir comment tout cela est lié. Et qu’il ne s’agit pas juste d’une question de « détestation » de « l’autre ». Tout est connecté. Je ne fais que raccorder les fils.

Car, comprenez-vous, le racisme brutal, laid, malveillant, n’arrive pas ainsi du vide. Il fait partie d’une histoire bien orchestrée. Une histoire qui commence dès le xie siècle, quand l’Europe (catholique) part en croisade vers l’est, pour exterminer les juifs et les musulmans (déjà !) ; puis vers l’ouest, pour décimer les Indiens d’Amérique ; puis vers le sud, pour violemment amputer l’Afrique de plus de 20 millions de ses habitants et fabriquer la plus vaste arnaque humaine qui soit et qu’on a pudiquement appelée le « commerce triangulaire ».Un triangle de la mort qui va littéralement construire Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Saint-Malo, Le Havre, et j’en passe. Cette phénoménale accumulation de richesse lancera définitivement le système capitaliste moderne, tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Oui, tout est lié, voyez-vous. C’est bien la même histoire. Il n’y en a qu’une seule, malheureusement contée par ceux qui en sont sortis riches. Plus rarement racontée du point de vue de ceux qui en ont payé le prix.

Tout est donc lié.Les policiers qui ont mutilé l’anus de Théo L. ne connaissent probablement pas les détails de cette « grande histoire », mais, intuitivement, ils ont compris qu’il fallait taper fort.Les policiers qui ont étouffé Adama Traoré ne savent pas vraiment d’où vient la France, mais ils sentent diffusément, quelque part, au fond d’eux-mêmes, qu’ils font partie des « vainqueurs », alors ils frappent. Les policiers qui ont traqué comme des biches dans une chasse à courre deux adolescents, Bouna Traoré (15 ans) et Zyed Benna (17 ans), pour que, transis de peur, ils meurent électrocutés à l’intérieur d’une armoire de transformateur électrique, n’ont pas la moindre idée des ramifications de la « grande » histoire avec leur hallali suburbain. Mais, qu’à cela ne tienne : « Nom de Dieu, faire partie des gagnants ! Y a que ça ! » Ils soupçonnent vaguement qu’ils font le travail pour ceux qui ont planqué leur argent aux îles vierges, mais ils ne sont pas sûrs.

En fait, cette longue chaîne d’histoires apparemment dispersées, on voit bien d’où elle vient, pour peu qu’on se donne un peu de mal et qu’on fasse preuve d’un soupçon de jugeote. On voit bien qui en profite, on voit bien qui sert de chair à canon et qui sont « les travailleurs en seconde ligne », et ceux de toutes les autres lignes plus bas dans la hiérarchie. En allant plus loin et en essayant d’être un brin plus honnête, on voit bien que le racisme, ce n’est pas vraiment qu’on déteste les Noirs, qu’on déteste les Arabes, qu’on n’aime pas les Chinois, qu’on a peur des « racailles » de banlieue. Tout cela on le sait, bien sûr, et on le vit. Mais on voit tout aussi bien que, pris un à un, ils sont bien comme vous, ces braves beurs/blacks. Surtout lorsqu’ils gagnent des médailles bleu/blanc/rouge, nous font rire sur la scène, à la télévision, au cinéma et pleurer quand il/elle chante « si bien » le spiritual, le blues, la soul, même le rap. Tout ça, vous le savez. La question est maintenant de savoir ce que vous allez en faire. Réfléchissez bien avant de répondre. Car ceux qui arrivent ne sont plus aussi patients. Ni aussi pacifiques.

Lorsque les « déclarations » incendiaires proviennent – mine de rien – directement du sommet de l’État, la blessure n’est que plus profonde. De ces blessures spécifiquement françaises, j’en porte un sacré paquet depuis un temps. Et je n’en ai oublié aucune : les outrages grotesques de toute la famille Le Pen et associés, certes attendus, mais cela fait quand même mal ; les vociférations d’un Charles Pasqua ; le silence de Mitterrand ; les « odeurs » d’un Chirac ; les « glissements » d’un Jospin ; les insultes bonhommes d’un Sarkozy ; les « sans-dents », d’un François Hollande ; les « virevoltes » précieuses d’un Macron. Vous imaginez-vous comment cela est interprété par les sous-fifres ? De ministère à parlements, à préfecture, à commissariat ?

Les mots éclatent en mille morceaux létaux lorsqu’ils arrivent sur le terrain.

C’est ici, en France, que j’ai eu envie de dire ces paroles. Car à ce pays, j’ai consacré une part importante de mon énergie, de mon travail. Ne vous méprenez pas, ceci n’est ni une mise en discussion, ni une tribune, ni l’ouverture d’un forum quelconque. Je n’ai aucun dialogue à initier. Le temps pour cela est passé. Je ne suis plus disponible. Arrêtez une bonne fois de demander aux victimes de résoudre vos problèmes.

La France a contribué à la construction de la personne que je suis. À travers mes engagements dans et pour ce pays, j’ai essayé de redonner ce qu’elle m’avait apporté. Je ne pense pas avoir fait preuve d’ingratitude, me semble-t-il. Malgré l’aveuglement de cette élite, et plus particulièrement du monde culturel et politique que j’ai fréquenté.

Pardonnez-moi d’avance, mais je ne vois pas comment dire ces choses, autrement que brutalement. Je ne vois pas comment faire front à la paresse intellectuelle, au déni, à l’incapacité d’empathie, sans dire les choses crûment.

Je suis fatigué d’éduquer, d’être patient, de faire bonne mine contre mauvaise fortune, alors que je suis confronté à un racisme dégradant (conscient ou inconscient). Je suis fatigué d’être pédagogue ; je suis fatigué de retenir ma réponse brutale, alors qu’une apostrophe censée être drôle vient d’être émise, énième microagression déguisée sous une « bonne foi » infantile. Je ne veux plus gérer l’inconfort de la stupidité d’un moment.

Je suis fatigué d’être celui qui DOIT faire l’effort de compréhension, l’effort d’explication, l’effort de magnanimité devant votre « innocence ».

Oui, la France m’a beaucoup donné à titre individuel. Mais elle a tout repris à mon collectif. Combien de fois, en France, n’ai-je pas eu à répondre à un journaliste ou à un spectateur bien-pensant que mon film I Am Not Your Negro n’était pas un film sur les États-Unis. Je voyais bien comment cela rassurait que cela se passe là-bas, très loin, chez les affreux Américains, résolument d’épais racistes sans éducation et sans manières.

Que ce genre d’abus puissent se passer en France n’est pas imaginable. Je voyais bien dans leurs yeux qu’il fallait que je les rassure, qu’il fallait que je confirme que ÇA, c’est l’Amérique, PAS la France. Parfois, par politesse ou par fatigue, je me taisais. Je renonçais à expliquer, une énième fois, que c’était également la réalité française, tous les jours, systématiquement. Aussi brutale. Aussi vulgaire.

Mais il ne s’agit pas de dosage ici. Le racisme « light » est aussi du racisme. Il fait tout aussi mal. Surtout lorsqu’il perdure innocemment et s’accumule. Le raciste qui s’ignore remplit tout aussi bien sa tâche. Même caché derrière un paternalisme de bon aloi, il reste tout aussi brutal et efficace.

J’aimerais toutefois préciser que quand je parle de racisme en France, je ne parle ni de M. Zemmour, ni de M. Ménard, ni de Marine et consorts, faciles à identifier et qui sont là pour dire tout haut ce que d’autres disent en privé et pour servir de défouloir sociétal. Ce serait trop facile. Ils servent parfaitement bien à cacher la laideur envahissante et le silence de la majorité…

Certains, même dans la bien-pensante gauche française, sont passés maîtres dans l’artifice raciste sublimé, dans un langage nappé de sympathie coupable, qui désarçonne tout autant : « Ne sois pas parano, tu vois le mal partout, sois patient, pardonne-lui, il ne comprend pas, il est en colère, calme-toi, on t’aime beaucoup tu sais, mais tu devrais être plus reconnaissant, je n’étais pas obligé de t’aider, tu pourrais sourire, tu pourrais dire merci, et puis après tout, ce n’est pas si grave, tu t’en remettras, et puis tu es intelligent, tu en as vu d’autres, ce ne sont que des grands enfants, il faut les comprendre », etc.

Et ceci, tout le temps, sans discontinuer…

La France est dans le déni. James Baldwin dit que l’Amérique aimerait que Birmingham soit sur Mars. Les Français, eux, auraient aimé que le racisme, ça ne soit qu’aux États-Unis. Un jour, il y a déjà longtemps, j’écoutais d’une oreille distraite, un des amis de ma fille, raconter goguenard, un incident avec la police. Du haut de ses 14 ans, frimeur, il raconte comment il avait été gardé dans un commissariat pendant qu’un policier jouait à la roulette russe avec son pistolet pointé sur sa tempe de gosse. Il raconte l’histoire en rigolant. Mais je vois bien dans ses yeux d’enfant que cela laissera des traces. Pour sûr, le policier, lui, ne voit pas un enfant, mais un « délinquant ». Au mieux. Vingt ans après, je me demande encore ce qu’est devenu ce garçon.

C’est facile d’être du bon côté. Quel privilège de pouvoir juger les autres. De pouvoir dire combien « les réfugiés exagèrent », comment les sans-abri « pourraient faire un effort », qu’il y a « trop d’étrangers » et qu’on ne porte pas le « bon » prénom. Cela doit même être jouissif. Le pouvoir de dire « ce qu’on veut » sans aucune censure.

Toute ma vie, j’ai toujours dû faire attention à ce que je disais, comment je le disais, à qui je le disais. Cette « liberté de parole » dont on se délecte ici si friamment, j’en connais le prix. Je ne l’ai jamais tenue pour acquise. Face au cynisme ambiant, personne ne risque plus vraiment sa vie pour une cause, à part quelques anarchistes d’une autre époque.

La démocratie, c’est la paix en Europe, mais la guerre ailleurs. Confortablement installés dans un arrondissement sécurisé, nettoyé quotidiennement par des éboueurs « étrangers », alors que le reste du monde gémit. Ignorez-vous vraiment le prix de votre bien-être ? Ou faites-vous semblant ?

Le racisme ? Juste une partie de la topographie. Car tout est connecté. La recherche de superprofits qui écrase forcément un autre ailleurs, la destruction de la planète, l’exploitation des plus faibles, la haine de l’autre, la consommation à outrance, quel qu’en soit le prix (encore une fois payé par d’autres), tout cela, comme le miroir est brisé, rend négligent et indifférent.

« Jusqu’ici tout va bien », vous dites-vous, alors que le monde dévale étage après étage vers le fond.

La France, donc, est dans le déni. Et il est temps d’arrêter. Pas demain. Aujourd’hui. Que chaque citoyen prenne sa part du fardeau et arrête d’observer à distance. À l’instar de ces chroniqueurs silencieux regardant une jeune journaliste noire (Hapsatou Sy) se faire insulter et humilier publiquement, comme s’ils n’avaient humainement rien à dire sur le sujet et que la « Noire » était la meilleure « spécialiste » de la question. Ils regardent, circonspects, incapables de solidarité, incapables d’empathie, incapables de décence même, un lynchage public à la télévision française.

« God gave Noah the rainbow sign, No more water, the fire next time ! »

(« Dieu donna à Noé le signe arc-en-ciel, plus d’eau, le feu la prochaine fois ! »)

L’écrivain James Baldwin a dit tout cela, il y a déjà plus de cinquante ans ! Le même temps que j’ai passé en France. Et ce sont les mêmes qui continuent à payer ! Le coronavirus a rendu visible une part de ces vérités. Mais on est loin du compte. Les orphelins de la République descendent dans la rue, profitant de la vague qui dévaste les États-Unis. Alors qu’une autre jeune femme, Assa Traoré, demande justice depuis plus de quatre ans pour l’assassinat par des policiers de son frère Adama.

« I can’t breathe ! » « J’étouffe ! » a également crié Adama. Les policiers étaient français, comme l’est le dispositif mis en place pour étouffer la vérité. Les conjurés locaux n’ont rien à apprendre de leurs collègues américains. Je n’ai jamais cru à la « virginité » de la République, même si je la savais théoriquement capable de grandeur. Elle dépend toujours de la sincérité, du courage, de la clairvoyance des hommes et des femmes qui la servent. Or pour le moment ils sont tétanisés.

Pour finir, comment sortir de cette situation ?

L’État ? Défaillant.

Les partis ? En guerre entre eux, avec de moins en moins de convictions. Inaudibles. Laminés.

Les syndicats ? Chahutés sévèrement depuis cinquante ans, ils ont du mal à trouver la bonne parade.

Les élus ? Certains ont compris. Ils se battent. Mais ils sont isolés. Les maires et les « gens de terrain » ? Peut-être nos seuls espoirs. Car eux, au moins, ils sont obligés de se confronter à l’humain au quotidien. Ils sont dans le réel, dans la vie, la mort, les naissances, le malheur, les fêtes, les enterrements. Dans les bons et les mauvais moments, ils n’ont d’autres choix qu’être présents. Père, mère, confesseur et soignant à la fois. Eux, ils savent. Il faut tout reprendre à la racine. Tout mettre sur la table, pour tout reconstruire. Aucune institution ne doit y échapper. C’est le problème de chaque citoyen, de chaque institution, la presse comprise, de chaque conseil d’administration, de chaque syndicat, de chaque organisation politique, partout il faut ouvrir ce chantier car c’est à vous de résoudre ce problème, pas aux Noirs, ni aux Arabes, ni aux femmes, ni aux homosexuels, ni aux handicapés, ni aux chômeurs. On saura vous rejoindre en temps voulu. Une discussion locale, régionale puis nationale, en totale indépendance du pouvoir. Organiser des états généraux sans avoir à brûler la Bastille ? Un impossible rêve de citoyen ? La République tolérera-t-elle sa remise en question ?

« And here we are, at the center of the arc, trapped in the gaudiest, most valuable, and most improbable water wheel the world has ever seen. Everything now, we must assume, is in our hands […]. If we […] do not falter in our duty now, we may be able […] to end the racial nightmare, and achieve our country, and change the history of the world. If we do not now dare everything, the fulfillment of that prophecy, re-created from the Bible in song by a slave, is upon us : God gave Noah the rainbow sign, No more water, the fire next time ! »

« Et nous voilà au milieu de la courbe, pris au piège dans le plus voyant, le plus coûteux, le plus invraisemblable toboggan que le monde ait jamais connu. Il nous faut agir maintenant comme si tout dépendait de nous […]. Si nous nous montrons dignes […] peut-être la poignée que nous sommes pourra-t-elle mettre fin au cauchemar racial, faire de notre pays un vrai pays et changer le cours de l’histoire. Si nous n’avons pas, et dès aujourd’hui, toutes les audaces, l’accomplissement de cette prophétie, reprise de la Bible dans une chanson écrite par un esclave, est sur nos têtes : Et Dieu dit à Noé / Vois l’arc en le ciel bleu / L’eau ne tombera plus / Il me reste le feu*… »

Ce matin, en me levant… j’ai pleuré. J’ai pensé qu’un autre monde était possible, sans qu’on ait à mettre le feu partout. Maintenant, je ne suis plus sûr du tout. 

 

9 juin 2020

 

* James Baldwin, La prochaine fois, le feu (1963), traduit par Michel Sciama, Gallimard, 1963.

 

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