Que faire contre cette violence qui a frappé Charlie Hebdo ?

N’étant ni politique, ni sociologue, ni « toutologue », ma réponse sera simpliste et subjective. Transformer le trauma en vitamine. On a vécu un choc, qu’on peut dire de civilisations, non avec l’islam, mais avec le salafisme djihadiste, une branche minoritaire qui récuse l’islam classique avec l’appui du wahhabisme saoudien. Il faudrait faire de cela un défi, au sens où l’entendait l’historien anglais Toynbee : challenge and response. Le choc, ça réveille. Le « choc de civilisations » n’a aucune raison de nous effrayer : c’est très salutaire, parfois salvateur. Toutes les civilisations sortent de l’engourdissement en résistant à des chocs extérieurs. Comme la Grèce antique face à la Perse, les Habsbourg face aux Ottomans, les Russes face aux Mongols. C’est ce qu’on peut faire face aux djihadistes : redoubler le rire. Et ne pas se gêner. Revivifier notre insolente liberté de parole, parfois cruelle, qui inclut Rabelais, Voltaire et Courteline. C’est le moment de relever la tête et d’assumer notre ADN culturel. Je ne dis pas colère, je ne dis pas compassion, je dis fierté collective. On n’est pas comme les autres et tant mieux. Restons ce que nous sommes, et honorons l’héritage.

Gardons-nous cependant d’une réaction libertaire inconséquente. La liberté d’expression n’a jamais été inconditionnelle ni absolue. Elle est régie par la loi. La loi de 1881 dit : tout citoyen peut écrire, imprimer, dessiner – c’est moi qui ajoute –, sauf à répondre  de l’abus de cette liberté dans les cadres déterminés par la loi. Il peut y avoir, et il y a, outrage, injure, diffamation : tout cela est quadrillé en recours juridiques. Ce qu’il faut défendre aujourd’hui, c’est moins la liberté dans l’abstrait que l’État de droit. Le pire serait d’imiter M. Bush.

Qu’entendez-vous par là ?

Assimiler ce qui est arrivé le 7 janvier au 11-Septembre 2001 montre l’aliénation de ce qu’il est convenu d’appeler nos élites. Outre l’exagération factuelle, c’est le contre-exemple même ! C’est ce qui a légalisé la torture, qui a entraîné un certain nombre d’interventions militaires insensées qui ont exacerbé le djihadisme en lui donnant une base populaire, une légitimité anticoloniale. Je suis stupéfié quand je vois qu’on nous demande de réagir à l’américaine. On va inventer un Guantanamo ? On va faire Abou Ghraib ? On va faire du 9-3 un ghetto ? C’est un combat de civilisation, oui, mais on ne va pas le gagner en trahissant notre civilisation. Ne cédons pas aux réactions hystériques, émotionnelles et occidentalistes.

Que payons-nous ?

En France, beaucoup de choses : l’écroulement du PC, l’effritement du monde catholique, la fin de la conscription, l’opprobre jeté sur la nation et son histoire, tous ces piliers de la communauté imaginaire qu’est un pays. L’appartenance a horreur du vide. On paye à la fois des faiblesses et des lâchetés. Des lâchetés car à un certain moment, on n’a plus osé rester républicain, parler égalité et fraternité, et non de la liberté seule. C’était ringard, c’était vieillot. Il fallait être démocrate, multiculturel, californien, sympa. On paye la peur d’être différent des autres. D’assumer un certain héritage à la fois juridique, littéraire, politique. Une république, ça ne fonctionne pas au couple église-drugstore, mais au couple mairie-école. On a eu honte de ça. Dans le 9-3, c’est avec tristesse qu’on voit des centres socioculturels André Breton, Salvador Allende et autres délabrés, la basilique Saint-Denis peuplée de touristes japonais, et tout près, une mosquée archi-pleine. Où est passé l’espoir ?

Que n’avons-nous pas dit ou pas fait ?

La crise du scolaire comme institution est un serpent de mer mais on a vu la transformation d’un lieu d’instruction en lieu d’animation. À un moment donné, le politique a capitulé. Quand l’intérêt général s’en va, arrive le trader suivi du gourou. Quand l’État s’effondre, restent deux gagnants : les sectes et les mafias. Les banquiers d’affaires d’un côté et les hallucinés de l’autre. Quand l’idée de service est ridiculisée, ne reste plus qu’à se servir soi-même. Le cynisme engendre à la fois le fanatisme et la tricherie. Vous me direz que Charlie Hebdo a parfois participé un peu à la dérision générale. Sauf que nos amis s’appuyaient sur une culture, cum grano salis… Le deuxième degré, c’est à bon entendeur salut.

Est-ce une faillite de la République et de ses valeurs ?

Il n’y a pas de société sans sacralité. La laïcité, c’était le sacré républicain. Le sacré est à la fois le non-négociable et le fédérateur. Ce qui ne se marchande pas, et qui transforme un tas en tout. Quand on n’assume plus le sacré républicain, quand on a honte de La Marseillaise, quand on ne parle plus qu’en comptable bruxellois, l’espérance va se nicher ailleurs. Je crois que la gifle qu’on vient de recevoir peut nous rendre à nous-mêmes. Dans l’héritage gaulois, il y a à la fois la gauloiserie à la Wolinski et la fronde à la Bernard Maris.

Ce qui est arrivé va-t-il conduire les dessinateurs à s’autocensurer ?

Ce serait la défaite absolue. Ne confondons pas censure et mesure. 

Dans votre dernier livre Un candide à sa fenêtre, vous écrivez : « Plantu tempère son “il faut oser” par un “il faut être responsable”. Comme on le comprend ! Le dessinateur de presse dégoupille des grenades quand l’apporteur de gris (le plumitif) lance des petits cailloux. C’est encore plus vrai dans les pays au taux d’analphabétisme élevé, à l’heure du réseau, quand un dessin fait le tour de monde dans la seconde, sans besoin de traducteur. »

L’homme dangereux d’aujourd’hui a plutôt entre les mains un crayon qu’un clavier. Cela fait du cartooniste le type le plus exposé qui soit. Il est mondialisé instantanément. Dans la société de l’image, il est le premier à pouvoir mettre en rogne ou en joie. C’est lui qui prend les coups et qui les donne. Il en donne plus que nous. Il en prend plus que nous, les écrivains. Il faut faire attention. Le propre de notre planète, c’est la confrontation du xxie et du xve siècle. Au xve siècle, nos bons chrétiens coupaient les têtes, beaucoup plus que Daech, on brûlait les hérétiques, la torture s’appelait « la question », les Albigeois étaient massacrés, sans parler ensuite des protestants. En 1824 en France, trente ans après la Révolution, une loi a été votée condamnant à mort le sacrilège, par exemple le vol d’un ciboire. La relation à Dieu d’un musulman n’a rien à voir avec la nôtre, intérieure et privée. C’est le totem de la tribu, le papa. Nous connaissions cela sous l’Ancien Régime. Cette explication n’est pas une excuse : le xxie siècle a le devoir de se défendre contre le xve, mais il doit savoir que le xve existe encore. Mon propos est anthropologique. La transparence, la simultanéité, l’immédiateté, nous voile des distances culturelles sidérantes. Et des courts-circuits chronologiques : l’ère Daech et l’ère Cabu ont la même horloge, mais pas le même âge. La modernisation technique fait lever les archaïsmes mentaux.

Ce drame pose-t-il la question de la participation française aux interventions contre l’État islamique en Irak ? 

Si la France veut participer à des opérations de guerre à l’extérieur, on doit d’abord demander à la représentation nationale de se prononcer. La notion d’« Opex » n’a plus de sens, l’extérieur est à l’intérieur quand la parabole est sur le balcon et le Web dans la poche. Un pays en guerre est un pays qui s’expose à souffrir. On peut estimer qu’il y a des souffrances légitimes et inévitables, mais alors il faut le dire. Si nous faisons nôtre une guerre américaine au Proche-Orient, on ne la fait pas en catimini. Je ne discute pas ici le bien-fondé de  ces interventions, que j’ai toujours personnellement condamnées, dès le premier jour. Mais dans une guerre asymétrique, par définition, on va recevoir des coups méchants. À mon avis, cela supposait une délibération devant le peuple via le Parlement. Si, après délibération, celui-ci conclut que c’est douloureux, mais que ce serait plus dommageable de ne pas le faire, je comprendrai. La tuerie à Charlie Hebdo doit nous faire assumer une géopolitique clairement exposée, avec ses pour et ses contre.

La France est un pays en guerre qui ne le savait pas ? 

Le mot guerre me semble démago et impropre. Disons combat, confrontation. Affaire de police et de renseignement. Je ne vois pas de divisions blindées pénétrer sur le territoire. Cinq cents cinglés peuvent faire du mal, mais ce n’est pas le IIIe Reich. Ne délirons pas. Et rappelons qu’il n’est de guerre juste que défensive : les impériales finissent mal.

Au fond, la question est : comment s’affirmer soi-même sans nier l’autre, comment s’assumer sans se replier ? Agir local et penser global ? Cela s’appelle le patriotisme républicain. Mais ne me prenez pas pour un intellectuel public, qui donne des leçons de morale au quart de tour. Je ne suis qu’un écrivain secondaire, un candide à sa fenêtre, manquant, pardonnez-moi, de présence d’esprit.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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