Qu’est-ce qui vous a le plus marquées ou fascinées au cours de vos recherches sur Dora Maar ?

Karolina Ziebinska-Lewandowska : Indéniablement, son émancipation dans les années 1920-1930. C’est une jeune fille qui vient d’un milieu bourgeois et devrait normalement chercher à bien se marier. Or, elle refuse le mariage, choisit de travailler et ouvre un studio professionnel à l’âge de 24 ans. C’est assez exceptionnel dans une époque corsetée. Elle fait preuve d’un courage impressionnant : elle va à la rencontre des grands stylistes pour obtenir des commandes dans le milieu de la haute couture – les maisons Jacques Heim et Lanvin – et de la grande bourgeoisie pour faire des portraits. Cela demande une grande confiance en soi, une belle maturité.

Damarice Amao : Ce qui me frappe, c’est son pur individualisme, au sens positif du terme. Elle vit sa vie comme elle a décidé de le faire. Son père constate dans une lettre : « Elle veut vivre sa vie. » Elle est surréaliste, mais s’en affranchit. Elle vit avec Picasso, mais choisit une autre voie picturale. C’est surprenant dans la mesure où nous sommes tous imprégnés d’une lecture « picassienne » de son parcours, qui empêche de la voir telle qu’elle est.

Quelle place lui donnez-vous dans la photographie du XXe siècle ?

K.Z.-L. : Son nom s’est seulement imposé dans les années 1970-1980. Cela correspond à un renouveau d’intérêt pour le mouvement surréaliste et à une nouvelle approche féministe dans l’histoire de l’art. Le paradoxe avec Dora Maar, c’est qu’elle ne veut pas être reconnue en tant que photographe mais en tant que peintre. Or, son travail photographique social, ses photos de rue par exemple, est assez exceptionnel et méconnu. Tout ce pan a précédé de peu le surréalisme.

D.A. : Dès les années 1980, quand on la redécouvre, ses photos sont considérées comme des icônes. Dora Maar fait depuis quarante ans partie de l’imaginaire surréaliste.

Quelles sont les trois ou quatre photos de Dora Maar qui s’imposent ?

D.A. : Le Portrait d’Ubu est salué lors de l’exposition de Cleveland, en 1979. Il faut aussi citer Le Simulateur, 29 rue d’Astorg et Les années vous guettent. 

Les années vous guettent ?

D.A. : C’est un portrait de Nusch, la compagne de Paul Éluard, qui fait partie du corpus des grandes photos surréalistes. Nos recherches nous ont confirmé qu’il s’agissait d’un projet de publicité pour une crème antirides, d’où le titre. Pour vérifier cette hypothèse, il fallait pouvoir regarder le dos des photographies – il n’existe que deux tirages connus de cette photo, qui se trouvent en des mains privées. Cet exemple montre bien la porosité entre l’art et la vie. 

K.Z.-L. : Cela fait aussi partie du langage moderne de la photographie. Quand Man Ray conçoit une publicité pour une compagnie d’électricité, il utilise naturellement le photogramme. Est-ce que c’est surréaliste ? En tout cas, il ne se prive pas de l’un des outils de la photographie surréaliste. Man Ray comme Dora Maar mettent au service de la communication visuelle les apports de la révolution artistique dans laquelle ils baignent.

Dora Maar s’est-elle d’emblée affirmée avec une patte bien à elle ?

K.Z.-L. : À ses débuts, elle fait beaucoup de portraits de commande dans son studio, beaucoup de défilés de mode. Elle respecte les canons en vigueur. On ne peut pas dire qu’elle se distingue beaucoup, sauf peut-être par son travail sur les ombres. Elle est beaucoup plus inventive dans la photographie de rue. 

D. A. : Pour ces photos, elle échappe à un contexte de commande. Dans ses reportages à Londres ou à Barcelone, elle photographie des ouvriers, des mendiants, des musiciens aveugles. Elle a un rapport très puissant avec les enfants. Elle se concentre sur le portrait. Elle n’essaye pas de capter un contexte. Même si on connaît son positionnement social et politique très à gauche, on se retrouve parfois dans du pittoresque social. 

Mais ne peut-on pas interpréter ces photos comme un témoignage, ou une dénonciation ?

K.Z.-L. : Quand elle photographie une mendiante devant une banque, si ! C’est assez fort et cela ne tient pas du hasard objectif. À travers ces portraits, elle brosse aussi une situation sociale. 

Quelle a été sa formation ?

K.Z.-L. : Elle a commencé par trois ans d’études dans les arts décoratifs. Puis probablement deux ans dans la photo, sans doute partiellement avec des cours du soir. Dès le début des années 1930, elle est une photographe affirmée et confirmée.

D.A. : C’est vraiment une grande technicienne. Elle a été formée à l’École de Paris, dite École de Vaugirard, sous l’autorité d’Emmanuel Sougez, photographe reconnu, qui est devenu son mentor. 

À quel moment renonce-t-elle à la photographie ?

K.Z.-L. : Très vite. Sa carrière de photographe a été courte : moins de dix ans, de 1931 à 1938. Quand elle rencontre Picasso, elle renoue de manière très forte avec la peinture. C’est son rêve de jeunesse, en réalité. Elle voulait devenir artiste, pas  photographe commerciale ou décoratrice. Elle recommence à peindre tout en continuant la photographie. Le tournant est pris en 1937.

D.A. : Dans son esprit, elle a perdu une dizaine d’années avant de se mettre à la peinture, son choix initial. C’est ce qu’elle laisse entendre dans l’une de ses rares interviews accordées dans l’après-guerre, en 1956. 

Comment définiriez-vous sa peinture ?

D. A. : Il y a plusieurs phases. Dans un premier temps, elle travaille d’après les maîtres : Léonard de Vinci, Raphaël. Elle multiplie les études, travaille énormément. Puis elle cherche à comprendre la technique de Picasso. Lors des premières années, elle fait des portraits en écho au cubisme. Elle se fait la main. Et pendant la guerre, elle peint des natures mortes. Le repli dans l’atelier est assez typique des périodes de guerre. Elle se distingue assez vite de Picasso dans la composition, le cadrage, en étant beaucoup plus simple. Même dans la matière picturale, on est plutôt dans des effets de transparence, de grisaille, ce qui la singularise dès les années 1940. Elle a un début de reconnaissance avec des expositions au Salon d’automne et à la galerie Jeanne Bucher. Il y a ensuite une cassure en raison de sa rupture avec Picasso. 

K.Z.-L. : Ses portraits sont très sombres, assez monochromes. On sait qu’elle a beaucoup détruit. Il est très difficile aujourd’hui de retrouver des œuvres, qu’il s’agisse de tableaux ou de papiers collés. 

À partir de quand choisit-elle l’abstraction ?

D.A. : À partir des années 1950, elle s’oriente vers les paysages, un paysagisme abstrait, sans doute après la rencontre de peintres comme Nicolas de Staël. Tous deux possédaient une maison dans le Luberon, à Ménerbes. Le paysage lui permet de résoudre ce passage à l’abstraction devant lequel elle résiste un peu. Elle fait des études sur le motif, des esquisses, et recompose quand elle est de retour à Paris. Alors elle peint sur de petits formats, parfois moyens, aspirant à faire éclater la forme.

A-t-elle finalement davantage peint que photographié ?

K.Z.-L. : C’est ce que nous avons découvert. Elle a dédié la plus grande partie de sa vie à la peinture, pas à la photographie ! Évidemment, il n’est pas question de juger en termes de quantité. Du reste, son œuvre n’a jamais été inventoriée de manière rigoureuse. Lors de la dispersion et de la vente de ses compositions, après sa mort, il n’y a pas eu de décompte des œuvres sur toile ni des œuvres sur papier. 

D. A. : Les œuvres ont alors été estampillées de manière très mécanique.

Comment l’expliquez-vous ?

K.Z.-L. : Il y a une part de mépris pour une artiste qui n’est pas encore reconnue. Son nom n’était pas inscrit dans l’histoire de l’abstraction, même si elle a exposé à la galerie Berggruen. De fait, elle ne montrait pas ses tableaux et elle peignait sur de tout petits formats. C’était une production assez intime. En outre, à cette époque, l’abstraction n’intéressait personne et personne n’a eu l’idée de la réinscrire dans l’histoire de l’abstraction.

C’est ce que nous essayons de faire aujourd’hui. Son travail sur la couleur est très beau, de grande qualité, et chaque tableau est précédé par des centaines de croquis très précis.

D.A. : À part Maria Helena Vieira da Silva, l’histoire de l’abstraction en France est une histoire très masculine. Même Jacqueline Lamba, qui multipliait les expositions et a essayé de s’affirmer, n’y est pas parvenue. Dora Maar ne s’est pas découragée, continuant ses recherches, passant de l’abstraction, commencée à 60 ans, aux dessins lumineux (les photogrammes), à 80 ans, et aux « négatifs grattés », sur lesquels elle appliquait des substances chimiques.

On la dépeint en recluse, des années 1950 à sa mort…

K.Z.-L. : Elle aurait pu avoir une vie sociale assez intense. Elle recevait beaucoup d’invitations, de lettres, de cartes postales. Très âgée, elle entretenait encore une correspondance. C’était une solitaire qui avait pris l’habitude d’entretenir de nombreux contacts à distance. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER et NATALIE THIRIEZ

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