Dans l’ombre de Picasso et de Guernica
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Le 26 avril 1937, c’est jour de marché à Guernica. Comme tous les lundis, les paysans du pays se sont rassemblés sur la place principale de ce village de sept mille habitants sans valeur stratégique mais riche d’une double symbolique : c’est sous le chêne de la place principale que se réunissaient les représentants du peuple basque, et en son église que les souverains espagnols juraient de respecter ce même peuple.
Dans l’après-midi, toutes les cloches du village se mettent à sonner. C’est le signe d’un bombardement imminent. Jusqu’alors, Guernica a été épargnée par la guerre. Le front n’est pas loin, mais, hormis des soldats républicains battant en retraite, les populations ne voient pas grand-chose de la conflagration qui déchire le pays.
À seize heures trente, un premier avion apparaît dans le ciel bleu. C’est un Heinkel allemand de la légion Condor, un bombardier nouveau modèle capable de transporter une tonne et demie de bombes.
Il largue sa cargaison.
Trois petits tours et puis s’en va.
Au sol, c’est la panique. Guernica ne possède aucune défense antiaérienne. Les paysans fuient dans les ruelles, poussant leurs bêtes devant eux. Mais le Heinkel revient. Puis un autre. Ils sont trois bombardiers. Ils larguent des bombes explosives de mille livres puis des bombes incendiaires en aluminium, fabriquées récemment dans les usines allemandes. Au cœur de la cité sainte des Basques, les maisons, les écoles, les fermes, les églises, les couvents, l’hôpital brûlent. Les villageois se terrent dans des abris, bientôt défoncés par les obus. Des débris rougeâtres encombrent les rues, où les pompiers et les sauveteurs ne passent plus. Partout, ce n’est que ruines, hurlements, douleur.
Puis viennent les chasseurs. La Luftwaffe accomplit à Guernica sa première expérience de guerre massive, avec bombardement des objectifs principaux, mitraillage des objectifs secondaires. Les appareils viennent de Vitoria, passent au-dessus du littoral et attaquent le village du nord au sud. Puis ils regagnent leur base, font le plein de munitions et repartent aussitôt. Ils détruisent le village, quartier par quartier, et les fermes alentour, dans un rayon de dix kilomètres. Les villageois courent dans les ruelles et tombent, fauchés par le mitraillage des avions en rase-mottes. Quelques-uns sont ensevelis dans les crevasses ouvertes par les bombes. Certains tentent de fuir vers Bilbao. Ils sont rattrapés par les chasseurs allemands. Ils trouvent refuge dans les champs, où d’autres avions les cherchent, les canardent, les hachent.
Quatre heures de terreur. Cinquante tonnes d’explosifs. Plus de mille morts.
Le village de Guernica présentait-il un intérêt stratégique particulier ? Nullement. Il s’agissait, pour Franco, de démoraliser les populations civiles tout en annihilant le peuple basque. Et pour les Allemands de la légion Condor, artisans de l’horreur, de tester leurs nouvelles armes de bombardement. En vue de la guerre à venir.
Guernica marque une étape sinistre dans l’histoire des armes et des batailles : pour la première fois, l’aviation a systématiquement massacré des populations civiles.
Cet assassinat en grand va susciter une immense vague de dégoût dans le monde entier.
Guernica, enfin, va faire sortir de ses gonds l’Espagnol que tous attendaient, l’un des plus grands artistes de l’époque, celui dont tous, dans la République attaquée, espéraient un signe, un mot, un témoignage : Pablo Picasso.
Que fait-il, en ce mois d’avril 1937 ? Il enrage. Enfin. Car cela n’a pas toujours été le cas. En juillet 1936, tandis que les troupes franquistes abordaient les terres de son pays, Picasso était à Mougins, hôtel Vaste Horizon, en excellente compagnie : une très jolie brune au regard bleu-vert, vingt-sept ans (il en a cinquante-cinq), vive, fille d’un père croate et d’une mère française, élevée en Argentine, photographe, de son vrai nom Dora Markovitch. Pour tous, Dora Maar.
Picasso l’a rencontrée en janvier, au Flore, boulevard Saint-Germain. L’ami Éluard a fait les présentations. Le peintre s’est assis à côté de la jeune fille. Elle portait des gants noirs ornés de fleurs roses. Elle les a ôtés. Elle a posé une main sur la table, a écarté les doigts, s’est emparée d’un couteau pointu et s’est amusée à le lancer entre les phalanges. Au bout de cinq minutes, le sang coulait.
La dame a un tempérament de feu. C’est visible, et c’est historique. Elle a été l’amie et la collaboratrice de Georges Bataille. Ses clichés ont été exposés à l’exposition surréaliste internationale de Londres organisée par Éluard, Breton et Roland Penrose. Quand Picasso la rencontre, elle habite toujours chez ses parents.
L’artiste mène une charge ardente, volontaire et efficace. Il conquiert ce cœur comme il en a déjà conquis beaucoup d’autres. Après quoi, il tente d’aménager les espaces et les instants afin de profiter de l’une comme de l’autre, sans provoquer l’ire d’une troisième et les révélations d’une quatrième qui compte publier (et publiera) ses Mémoires. La géographie sociale de Picasso se lit à cœur ouvert dans le livre de ses amours.
Lorsque Dora Maar arrive dans la vie de l’artiste, celui-ci lui fait la place qui convient. Il lui ouvre ses maisons et son cœur, il la célèbre sur ses toiles, mais ne rompt pas avec Marie-Thérèse Walter. Il envoie celle-ci au Tremblay-sur-Mauldre, près de Paris, dans une petite maison qui appartient au marchand Ambroise Vollard. Il s’y rend régulièrement. Parfois, il reçoit Marie-Thérèse dans le nouvel atelier que Dora a découvert pour lui rue des Grands-Augustins, au fond d’une cour pavée : le vaste grenier occupé précédemment par Jean-Louis Barrault. Aux répétitions théâtrales du groupe Octobre succèdent donc les séances de pose, les allées et venues des marchands, des amis et des amantes. Rien n’a changé, sinon que, poussé par Dora, Picasso renoue avec le faubourg Saint-Germain, promu nouveau carrefour Vavin. Le Café de Flore remplace La Rotonde. Les amis, désormais, s’appellent Paul Éluard, Man Ray, Brassaï, Pierre Loeb, Michel et Louise Leiris. Sans oublier le fidèle Sabartés, écrivain catalan et ami de toujours, appelé par Picasso pour lui servir de confident et de majordome – avant que Dora parvienne à l’éloigner.
La vie de l’artiste est assez douce. Dans cet atelier-appartement où il habite désormais la plupart du temps, Picasso reçoit. Les intimes viennent dans la chambre, que le peintre quitte tard, le plus tard possible, après avoir paressé au lit, ouvert le courrier, lu les journaux. Il vide sa veste des pierres, lacets, marrons, briquets, ficelles, boutons et crayons qui s’y trouvent, sort son chien, ramasse sur le trottoir tout ce qui attire son regard, remonte pour travailler jusqu’à la venue de Dora Maar, qui habite rue de Savoie. Elle aussi, il l’emmène à Boisgeloup, mais également à Mougins (Alpes-Maritimes), où il se trouve en juillet 1936 lorsque la guerre d’Espagne commence.
Il est en compagnie de René Char, de Paul Éluard et de Nusch. Celle-ci, selon un rituel qui plaît à Éluard, passe des bras du poète à ceux du peintre. Dora ignore tout, naturellement, de même qu’elle ignore que Marie-Thérèse n’est pas loin. En septembre, à l’arrière de sa gigantesque Hispano-Suiza conduite par Marcel, le chauffeur, Picasso rentre à Paris.
En Espagne, la situation s’est aggravée. Le peintre n’en ignore rien, naturellement. Mais il est peu sensible au drame qui se noue dans son pays. Avec Olga et Paulo, il est allé à Barcelone en 1933 pour voir sa mère. Il y est retourné l’année suivante. Il est descendu au Ritz, il y est resté une petite semaine, puis il est rentré à Paris. Aux premiers temps de la République, le président Azaña l’a nommé directeur du musée du Prado. Cette désignation, très honorifique, l’a touché. Pour autant, il ne s’est pas rendu dans son pays au mois de février, alors qu’une exposition – la première de cette importance – lui était consacrée. Miró et Dalí ont fait le déplacement. Pas lui.
À cette époque, Picasso est accaparé par ses amours. Entre Dora et Marie-Thérèse, l’une lave et violence, l’autre paix et sérénité, aimées et représentées toutes deux dans son œuvre, il a fort à faire. Jusqu’en janvier 1937. Ce mois-là, le poète José Bergamín vient à Paris. En Espagne, il a croisé Malraux. Il a envoyé des témoignages de sympathie à Bernanos. Cette fois, il rencontre le meilleur ami de Picasso, celui qui, depuis toujours, lui a acheté des toiles, lui a confié Nusch, lui a présenté Dora Maar : Paul Éluard. Et Paul Éluard va ramener Picasso dans le droit chemin d’un engagement tant attendu. Il lui décrit les atrocités commises par les franquistes sur les populations civiles. Picasso est bouleversé. Sur deux plaques de cuivre, il grave quatorze dessins qu’il intitule Sueño y Mentira de Franco (Songe et mensonge de Franco).
Le 26 avril, la furia de la légion Condor s’abat sur le village de Guernica. Quatre jours plus tard, Ce soir, le quotidien dirigé par Aragon, publie en une les photos du massacre. Picasso découvre le journal. Un déclic s’opère en lui. Depuis le mois de janvier, le gouvernement espagnol lui a commandé une œuvre pour le pavillon espagnol de la grande Exposition internationale qui doit se tenir à Paris en juillet 1937. Picasso a donné son accord. Mais l’inspiration ne vient pas. Le choc qui va provoquer l’œuvre, c’est le bombardement de Guernica.
Le 1er mai, Picasso se met au travail. Il trace les premières études de l’œuvre – il y en aura une centaine. Elles représentent des personnages déchiquetés, paniqués, hurlant, dont certains sont déjà reconnaissables dans Sueño y Mentira de Franco. Sur ces études, le taureau est là, et aussi le cheval éventré. Les dessins se multiplient, tombant au sol. Le peintre les montre aux amis de passage. Il écoute leurs avis. À Malraux, Éluard, Cassou, Giacometti et beaucoup d’autres, il parle de Goya. Il essaie d’introduire quelques touches de couleur, mais renonce finalement pour choisir la monochromie du noir et blanc. Au cours des jours suivants, sans se départir d’une véritable rage de création, Picasso multiplie les ébauches et les tentatives. Le 9 mai, une première composition apparaît sur le papier. Le 11, il accroche une toile géante sur les murs de l’atelier, l’inclinant légèrement pour qu’elle tienne en hauteur. Il se juche sur une échelle et se munit de pinceaux à long manche. Il peint. Début juin, l’œuvre est achevée. Il la montre à Marie-Thérèse, puis à Dora lorsque l’autre a tourné les talons. Dora qui photographie sans cesse, ne perdant rien des étapes de la composition.
Le 12 juillet 1937, Guernica est exposé dans le pavillon espagnol de l’Exposition internationale. À côté, se trouve une œuvre de Miró, Paysan catalan en révolte. Picasso cherche le peintre du regard. Mais le Catalan est absent. Issu de la campagne et du terroir, Miró est un homme très discret. Il s’est toujours tenu à l’écart des chapelles, y compris de la chapelle surréaliste où Breton l’a fait entrer. Très ébranlé par le drame espagnol, venu en France dans les années 20, familier de Montmartre et de Montparnasse, fidèle néanmoins à son pays où il n’a jamais cessé de retourner, Miró s’est réfugié dans le silence lorsque la guerre a éclaté. Il a réalisé un timbre en faveur de la République, timbre devenu affiche, et il a accepté de donner son Paysan catalan en révolte à l’Exposition internationale. Il n’en a pas dit plus, il n’a guère montré davantage. Picasso raille gentiment cette pondération. Plus tard, il racontera à Françoise Gilot qu’à l’époque du surréalisme triomphant, lorsqu’il était de bon ton d’inventer de nouveaux scandales, Miró tranchait sur l’ensemble de la bande par sa timidité. Alors que Robert Desnos saluait les prêtres à coups de « Bonjour Madame ! », alors que Michel Leiris insultait les agents de police jusqu’au moment où on l’embarquait, alors que Paul Éluard vociférait à voix très haute contre l’armée et contre la France, Miró, lui, lançait un timide « À bas la Méditerranée ! ». Et lorsqu’on lui reprochait la mollesse de l’invective, il répondait : « La Méditerranée est le berceau de toute notre civilisation. En criant : À bas la Méditerranée ! Je disais : À bas tout ce que nous sommes aujourd’hui ! »
À l’Exposition internationale, en face des œuvres de Picasso et de Miró, se trouve La Fontaine de Mercure, de Calder. Non loin, un poème agrandi de Paul Éluard, La Victoire de Guernica, et Placard pour un chemin des écoliers, de René Char. Mais Guernica écrase tout. Et aussitôt, comme souvent lorsque Picasso rompt la mesure qu’on attendait de lui, les commentaires vont bon train. Certains aiment, d’autres détestent. Beaucoup, sinon la plupart, restent décontenancés devant un tableau jugé hermétique. Les républicains sont perplexes ; les communistes apprécient très modérément ; parmi les amis, beaucoup doutent. Mais pas Michel Leiris, qui écrit : « Picasso nous envoie notre lettre de deuil : tout ce que nous aimons va mourir. »
De tout cela, l’artiste se moque éperdument. L’œuvre achevée et exposée, il accepte qu’elle se promène ensuite de par le monde à condition que les bénéfices des expositions soient versés à la République. Et il décide que jamais elle ne retournera à l’Espagne tant que les libertés n’y auront pas été rétablies. Puis, laissant ses défenseurs et ses détracteurs croiser le fer sans lui, il remonte dans son Hispano-Suiza, embarque Dora Maar, Paul Éluard, Nusch, et, oubliant Bilbao bombardée, redescend à Mougins pour y passer l’été.
Le Temps des bohèmes
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2015
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