Peinte par Picasso et photographiée par Man Ray, Dora Maar est avant tout connue pour avoir été la muse de grands hommes. Femme photographe, elle était pourtant une artiste accomplie, dont le talent a été éclipsé par sa relation avec le peintre espagnol et par un milieu artistique essentiellement masculin.

Lorsque le poète Paul Éluard les présente l’un à l’autre au café des Deux Magots, Dora Maar a vingt-six ans de moins que Picasso. C’est une jeune photographe expérimentale, qui a déjà fait parler d’elle. Son Portrait d’Ubu, une photographie en noir et blanc d’un fœtus de tatou, a été exposé à l’Exposition surréaliste internationale de Londres. Dora est également une artiste engagée, qui dévoile dans ses portraits de mendiants, d’aveugles ou d’enfants pauvres la réalité de la misère sociale. Picasso est immédiatement fasciné par cette beauté brune et hypnotique. Il veut tout d’elle, son corps de femme et son esprit créateur. Il suggère même à son amante de renoncer à la photographie, qu’il considère comme un art mineur, et de s’essayer à la peinture. Dora cède et abandonne petit à petit son Rolleiflex pour devenir le modèle de Picasso, sa muse, cet absolu que Picasso admet ne pouvoir représenter que sous une « forme torturée ». Jeune fille pâle soumise aux furieux assauts du monstre dans Dora et le Minotaure ou Femme qui pleure au visage anguleux ravagé par la douleur, Dora n’existe plus que sous la forme d’une image.

Picasso n’est pas le premier à avoir représenté Dora. Bien avant lui, la photographe s’est elle-même choisie comme modèle. Ses montages avant-gardistes jouent avec sa propre image. Dans l’une de ses premières œuvres, Autoportrait au ventilateur, elle photographie sa tête derrière les pales d’une machine menaçante. Dans un autoportrait plus tardif, elle exhibe fièrement son reflet dans un miroir, tête haute et Rolleiflex à la main. Avant d’être muse, Dora Maar avait donc été maîtresse de sa propre image. Les dernières photos prises par Dora vont encore plus loin. Inversant les rôles traditionnels, elle fait de Picasso son modèle. Dora photographie le maître de face, ses deux yeux perçants fixant l’appareil. Elle le capture dans son sommeil, animal assoupi, vulnérable. Et le saisit en slip de bain, affublé d’un crâne de bœuf. À travers l’objectif de Dora, Picasso devient réellement un « minotaure ».

Le véritable sujet de Dora Maar, ce sont pourtant les femmes. Ses premiers travaux explorent ainsi l’érotisme du corps féminin. Mais très rapidement, ce corps devient un véritable terrain d’expérimentation surréaliste. Dans ses photomontages, Dora Maar dévoile une autre image du féminin : mannequin en robe lamée à la tête en étoile, baigneuse au ventre bombé sous les reflets de l’eau, corps entièrement nu à l’ombre gigantesque et déformée. Dora Maar photographie souvent ses amies artistes, comme Jacqueline Lamba, compagne d’André Breton, ou Nusch, épouse de Paul Éluard. Toutes partagent sa condition de muse. Mais sous l’œil de Dora, grâce à son art de la superposition et ses jeux d’ombre, leur image se révèle plus subtile et complexe.

Femme libre et artiste accomplie, Dora Maar est cependant rattrapée par son époque. Lucide sur sa condition, elle avait photographié le visage de son amie Nusch Éluard pris dans les rets d’une toile d’araignée. Illustration poignante du destin de Dora, une femme à la créativité lentement étouffée. 

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