Henriette Théodora Markovitch, dite Dora Maar, est réputée pour ses photographies des années 1930, composées dans l’atmosphère surréaliste. À partir des années 1940, et plus encore dans l’après-guerre, elle se consacre à la peinture, et ce jusqu’à sa mort. Ce pan de sa production artistique est peu connu, et quasiment jamais vu à ce jour. Il y a pourtant encore plus inconnu que la production picturale de Dora Maar : ses textes poétiques, dont les manuscrits ont été acquis en partie par l’État lors de leur vente en 1998.

Il n’est pas très surprenant que Dora Maar se soit essayée à l’écriture. Polyglotte, parlant couramment le français et l’espagnol, voyageuse, elle n’est pas sans appétence pour le langage. Ses choix amoureux et amicaux confirment son intérêt pour l’écrit. Maîtresse de Georges Bataille au début des années 1930, elle fréquente le groupe de la revue Contre-Attaque. Amie de Paul Éluard, elle est parmi les premières à lire la poésie surréaliste, ainsi que les dédicaces de ses ouvrages et les lettres et cartes postales que celui-ci lui envoie – témoignages de sa vive affection, ces courriers sont conservés au musée national Picasso-Paris. Pour le poète, Dora Maar fait intégralement partie du groupe, loin d’être seulement l’amante de Pablo Picasso. Il partage avec elle de profondes convictions politiques antifascistes.

C’est Paul Éluard qui présente Maar à Picasso, en 1935, au café des Deux Magots à Paris, et le hasard fait qu’il s’agit justement d’un moment où Picasso ne peint plus. Il se trouve au cœur d’une période d’un an consacrée à l’écriture de poèmes à l’apparence automatique (mais très retravaillés, y compris dans leur calligraphie), mêlant français et espagnol, et accumulant des images de nourriture, d’objets de la vie quotidienne, de sexe. Sans jouer au jeu ancien et hypothétique du dialogue des morts, on peut supposer que la poésie ne fut pas absente de leur conversation.

Les poèmes de Dora Maar sont en petit nombre, une vingtaine, le plus souvent non datés – tel poème porte la date de 1932, tel autre du 20 mars 1947 suivie de « fausse date 42 ou 43 ? », laissant planer le doute sur toute tentative de datation. Manuscrits, rédigés de l’écriture ronde et identifiable de Dora Maar à l’encre noire ou bleue, au feutre vert ou rouge, au crayon à papier ou de couleur, ils se présentent généralement sous une forme versifiée, avec passage à la ligne, sans rime, et peu de ponctuation, le plus souvent. Des passages sont volontairement biffés, créant des effets visuels. Certains feuillets comportent aussi des poèmes de Picasso, parfois recopiés par Dora Maar, permettant de les situer entre la fin des années 1930 et le début des années 1940. L’un d’eux, écrit sur un papier à en-tête de l’hôtel-restaurant Vaste Horizon à Mougins, est né de ces étés de création collective et expérimentale, de 1936 et 1937, passés dans cette petite ville de la Côte d’Azur avec des surréalistes, notamment Nusch et Paul Éluard.

Mais l’essentiel des feuillets est de la main seule de Dora Maar. Écrits pour partie sur un papier à en-tête – « Dora Maar, Photographe » comportant au bas l’adresse de son atelier « 29. rue d’Astorg, ANJ 07.49 » –, pour d’autres sur des feuilles volantes ou de carnet, ils ont en commun une tonalité élégiaque, une forme atténuée de mélancolie, et relèvent de l’expression d’un moi lyrique intime. Par leur enchaînement associatif, ils peuvent évoquer la poésie surréaliste, et plus généralement celle de Paul Éluard ou de Claude Roy. L’évocation de sentiments diffus (« jalousie », « peur », « amour ») vient se mêler à des images nettes renvoyant à des êtres animés ou inanimés (« griffes », « fenêtre ouverte », « sang »). Certains poèmes sont adressés à un être aimé, d’autres évoquent une forme de prière. Tous – à moins qu’il ne s’agisse d’une projection de la lectrice – tendent à déployer le sentiment de l’absence et de la solitude, vox clamantis in deserto mais comme en sourdine et à soi-même.

Ces quelques poèmes et fragments poétiques déploient plus encore la riche, originale et créative personnalité de Dora Maar. 

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