« Vous, au moins, vous êtes encore là ! » Cette remarque anodine d’un amateur de presse indépendante n’en finit pas de me tarauder. Voilà bientôt sept ans que j’ai lancé Mediacités avec six autres personnes, anciens collègues de L’Express ou amis. Sept ans de lutte pour assurer la survie d’un journal en ligne d’investigation locale présent à Lille, à Lyon, à Nantes et à Toulouse, fort d’une dizaine de salariés et de nombreux pigistes. Sept ans qui nous ont permis de publier plus de quatre mille enquêtes mais durant lesquels chaque jour passé a représenté une petite victoire.
Oui, nous sommes toujours là. Seulement, à quel prix ! Aucun d’entre nous n’aurait imaginé devoir franchir autant d’obstacles et consentir à tant de sacrifices – notamment salariaux. Notre projet initial ? Constituer un réseau d’investigation locale dans toutes les grandes villes de France à même de compenser partiellement les manquements de la presse locale, très peu versée dans l’enquête. Le rachat du groupe L’Express par Patrick Drahi, fin 2015, fut le déclencheur de notre aventure. Nous ne voulions pas travailler sous les ordres de ce milliardaire des télécoms, sans stratégie claire pour la presse, aux méthodes plus que contestables. À nous la liberté !
Nous sommes toujours là, mais, à nos côtés, combien de nos homologues de la presse indépendante ont lâché prise ?
Nos calculs étaient simples : pour équilibrer nos comptes, il nous fallait convaincre deux mille personnes par ville de souscrire un abonnement annuel de 60 euros. En échange, nous leur promettions une enquête hebdomadaire exclusive sur leur ville et des révélations. Nous nous étions donné trois ans pour y parvenir. Hélas, nous en sommes encore loin ! J’ai souvent l’impression de naviguer totalement à contre-courant. Il nous faut regagner la confiance perdue du public dans le journalisme, faire émerger nos infos « cousues main » dans un océan disparate de contenus, ruser avec les algorithmes abscons des Gafam et convaincre de l’utilité de l’investigation dans une période de désenchantement démocratique…
Pour tenir, il a fallu faire preuve d’inventivité. Être transparents sur nos comptes, publier nos déclarations d’intérêts, aller à la rencontre de nos lecteurs pour les assurer de notre sérieux. Et surtout gérer l’entreprise au cordeau, un œil rivé sur notre maigre trésorerie, tout en s’évertuant à trouver de l’argent. Nous avons ouvert le capital de Mediacités à des particuliers amoureux de la presse, déniché des subventions partout où cela était possible, diversifié à la marge nos revenus – mais toujours en renonçant à la publicité – et sollicité sans cesse la générosité du public. Avec succès jusqu’à présent, même si cela nous a parfois valu d’être renommés… Mendicités.
Nous sommes toujours là, mais, à nos côtés, combien de nos homologues de la presse indépendante ont lâché prise ? Qui se souvient des utopistes d’Explicite, ce site né de la grève des anciens d’i-Télé qui s’opposaient à ce qui allait devenir CNews ? Qui pleure Le Ravi, ce journal satirique de Marseille qui a sombré en septembre 2022 après dix-huit ans d’existence ? Qui se souvient du D’Oc, qui voulait défendre l’investigation locale dans la ville de Montpellier ; ou du journal Le Drenche, dont les créateurs n’avaient d’autre but que de soutenir la démocratie en favorisant la confrontation des points de vue ?
La liste est loin d’être exhaustive. Elle ne doit pas éluder les erreurs propres à ces médias, qui expliquent en partie leur disparition. Mais elle montre en creux la nécessité de bâtir un écosystème plus favorable à la presse indépendante, car celle-ci constitue le meilleur garant du pluralisme.
L’indépendance, c’est avant tout une intention : celle de concentrer tous ses efforts pour produire une information honnête, vérifiée, hiérarchisée afin d’apporter la meilleure connaissance possible au public.
Indépendant ? Mais de quoi parle-t-on au juste ? Quel journaliste ou patron de presse se targuerait de ne pas l’être ? L’indépendance, c’est avant tout une intention : celle de concentrer tous ses efforts pour produire une information honnête, vérifiée, hiérarchisée afin d’apporter la meilleure connaissance possible au public. Si telle n’est pas l’activité principale du propriétaire du média que vous avez entre les mains, alors la méfiance doit être de mise…
En créant Mediacités, nous avons pris soin de consigner notre intention dans un manifeste. Chez nous, nulle envie d’influencer le lecteur, d’en faire un produit en lui soustrayant ses données ou de valoriser notre audience en publicité. Notre culture, c’est celle du contre-pouvoir à l’échelle locale. Parce que le pouvoir corrompt et que la décentralisation a renforcé les baronnies. Cette culture nous a conduits, par exemple, à passer au crible les promesses des candidats victorieux aux municipales, à scruter les notes de frais des élus, à dénoncer des conflits d’intérêts, les dérives d’employeurs publics ou privés, ou à pointer les aberrations écologiques locales.
Ce rôle de chien de garde de la démocratie n’est pas sans conséquence. Nous comptons à ce jour dix-neuf procédures en justice : les huit échues ont été remportées au prix de plus de quarante mille euros de dépenses cumulées qui, même en cas de victoire, ne nous seront jamais remboursés. Onze restent à venir. La bataille des prétoires, c’est aussi cela l’ordinaire d’un journal en ligne d’investigation locale. La preuve de la différence d’une presse 100 % indépendante, plus libre et donc incisive. Puisse un nombre suffisant de citoyens en être convaincus. Quitte, pour notre part, à continuer de mendier…