Comment définir le progrès ?
Tiré du latin progressus, qui signifiait au sens propre « marche en avant », le mot désigne initialement le fait d’aller de l’avant, notamment en un sens militaire, sans idée d’amélioration. À partir de la Renaissance, il cesse d’être neutre et en vient peu à peu à signifier une amélioration. Le terme s’impose au xviiie siècle pour désigner l’émancipation à l’égard des anciennes tutelles, la possibilité pour les hommes d’améliorer leurs conditions d’existence en s’affranchissant des contraintes. La Révolution française, qui renverse l’Ancien Régime, incarne cette idée nouvelle qui semble alors triompher.
En ce sens, le progrès désigne un nouveau « régime d’historicité » typique de la modernité, une nouvelle façon de se représenter le temps. Non plus de façon cyclique, ou comme un déclin, mais comme une amélioration linéaire et continue, projetée vers le futur.
De quel progrès parle-t-on alors ?
À l’époque, on parle avant tout du progrès des mœurs, de la connaissance, des rapports entre les hommes pour éviter le despotisme… Pas de progrès technique. C’est au xixe siècle, avec les « révolutions industrielles » et la confiance inédite dans l’innovation technique, que le progrès est peu à peu ramené à cette dimension. Proudhon peut ainsi écrire, dans les années 1840, que le progrès est l’« idée capitale de notre siècle, celle qui lui appartient en propre ».
« Pourquoi fabriquer des machines dangereuses, accessibles uniquement aux riches, et qui privatisent l’espace public ? »
À la fin du xixe siècle, la valorisation du progrès technique se généralise dans la société. C’est l’époque de l’expansion du chemin de fer, la locomotive devenant une métaphore matérielle de la modernité. C’est aussi l’époque où apparaissent la publicité et les discours valorisant les marchandises et les innovations techniques. Le Grand Larousse définit désormais le « progrès » comme ce processus qui « va incessamment du moins bien au mieux, de l’ignorance à la science, de la barbarie à la civilisation ». La notion devient également un moyen de cadrer les controverses sur les choix techniques : puisque telle nouveauté est un « progrès », elle ne se discute pas. À partir des années 1890, l’expression « On n’arrête pas le progrès » prolifère dans la presse à propos d’un objet technique très contesté : l’automobile. Dans la société, le débat est vif : pourquoi fabriquer des machines dangereuses, accessibles uniquement aux riches, et qui privatisent l’espace public ? Les promoteurs de l’automobile inventent alors l’expression, qui sera dès lors régulièrement réutilisée pour d’autres innovations contestées comme le nucléaire, les OGM ou le numérique.
À quand remonte la contestation du progrès technique ?
Dès son installation dans les imaginaires et les discours, l’idée de progrès ne cesse d’être discutée et critiquée. Le philosophe et réformateur Charles Fourier se demande ainsi, au milieu du xixe siècle, s’il n’y aurait pas « quelque ruse cachée sous ce jargon de progrès ». Ce que l’on nomme tel se paie en effet de dommages – sociaux ou environnementaux – généralement cachés ou rejetés au loin. Le « fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès », constatait le géographe Élisée Reclus, dans un livre édité à titre posthume au tout début du xxe siècle, L’Homme et la Terre. La réflexion reste actuelle : la prolifération des smartphones, par exemple, se fait au prix de conditions de travail terribles pour ceux qui extraient les matériaux dans les mines. Au cours du xxe siècle, la liste est longue de ces sceptiques dénonciateurs de l’« idéologie du progrès », à l’image de George Orwell, de Jacques Ellul, de Günther Anders ou d’Ivan Illich. La notion n’est plus considérée comme une loi universelle de l’Histoire, mais bien comme relevant de choix.
Comment le regard porté sur l’idée de progrès évolue-t-il au cours du xxe siècle ?
La Première Guerre mondiale marque indéniablement une rupture : elle fut une guerre industrielle et technique, et une boucherie. Cela fera dire à Paul Valéry que nous savons maintenant que les civilisations sont mortelles. L’idée de progrès est en ruine. La crise de 1929 puis l’horreur de la bombe atomique en 1945 viennent, elles aussi, entacher son image. Les Trente Glorieuses, en revanche, sont une période de réarmement majeur de l’idée de progrès, incarnée dans une série d’équipements. L’électroménager, notamment, vient alléger les tâches domestiques. Dans le même temps, le capitalisme capture cette idée de « progrès » pour installer ses produits sur le marché. Elle devient une catégorie intuitive, un imaginaire dans lequel tout le monde baigne. Cet imaginaire entre temporairement en crise dans les années 1970, avec le choc pétrolier et les questionnements écologiques. Puis le débat se referme dans les années 1980-1990, l’informatisation étant censée offrir une solution à toutes les impasses du système industriel antérieur, lourd et polluant.
« Dès son installation, l’idée de progrès ne cesse d’être discutée et critiquée »
Les critiques ont-elles ressurgi depuis ?
Depuis vingt ans, à la faveur de la reconnaissance du changement climatique ou de la déconstruction du mythe informatique, la question du progrès est redevenue centrale. Le système économique continue de reposer sur la croissance consumériste et l’accumulation de marchandises – ce que symbolise bien le smartphone, dont une nouvelle version sort chaque année, avec de nouvelles fonctionnalités prétendument révolutionnaires. Le progrès semble devenu essentiellement un argument publicitaire. Il est invoqué par les acteurs économiques, dans un objectif de profit, mais aussi par les politiques. Ces derniers semblent de plus en plus démunis, dépassés par la mondialisation, les enjeux écologiques, l’influence des multinationales et de leurs dirigeants – avec Elon Musk comme caricature de ce phénomène. Pour eux, activer l’imaginaire du progrès, recourir au technosolutionnisme, permet de faire croire qu’ils disposent de leviers d’action. Investir des milliards dans l’hydrogène en assurant que cela va permettre de décarboner l’économie est une démarche bien plus confortable que de réorganiser en profondeur les rapports sociaux et les modes de vie.
Le progrès technique n’a-t-il pas également apporté du confort, contribué à l’émancipation des individus – et notamment des femmes –, ou permis des avancées médicales…?
On pourrait discuter longtemps chacun de ces arguments. Mais prenons la question de la santé. Historiquement, l’amélioration des conditions sanitaires et de l’espérance de vie tient surtout à des mesures peu complexes comme l’hygiène, la possibilité d’avoir une alimentation suffisante et diversifiée, ou encore la vaccination, qui est une technique ancienne et assez simple. Quant aux conséquences du progrès technique sur la santé, l’ambivalence se manifeste de nouveau : des populations entières souffrent de maladies environnementales liées aux pollutions industrielles ou automobiles, aux pesticides, etc. Autant de résidus de nos progrès techniques…
« Une fois qu’une technique s’installe, qu’elle modèle nos modes de vie et nos imaginaires, elle nous semble naturelle et inéluctable. »
Le discours du progrès aurait donc déformé notre vision de l’histoire ?
Le progrès technique est naturalisé a posteriori. Pour soigner quelqu’un, se déplacer ou cuisiner, il existe toujours plusieurs manières de faire. Rien n’est prédéterminé. Certaines sociétés n’ont pas adopté la roue, par exemple, parce que cet outil ne correspondait pas à leurs besoins ni à leur organisation – elles n’avaient pas de routes carrossables. Mais une fois qu’une technique s’installe, qu’elle modèle nos modes de vie et nos imaginaires, elle nous semble naturelle et inéluctable. Nous avons par exemple choisi la vitesse comme marqueur de progrès, à tel point qu’elle nous paraît consubstantielle à notre façon d’habiter le monde. Mais nous aurions pu choisir comme marqueurs la prudence et la lenteur ! Prenez aussi le cas du train. Il subsiste aujourd’hui moins de 30 000 kilomètres de voies ferrées, avec quelques grands axes TGV développés aux dépens des petites lignes – c’est la moitié du réseau des années 1930. Nous aurions pu faire un choix différent : un réseau de transport collectif qui n’irait pas à 300 kilomètres-heure, mais maillerait davantage le territoire, et cela aurait sans doute généré une hiérarchie différente entre les villes et moins de pollution automobile. Derrière la question du progrès se pose celle de la fin que l’on se donne : pour qui et pour quoi cherche-t-on le mieux ?
Quelles conséquences le changement technique a-t-il sur l’emploi ?
Le débat s’est ouvert dès les années 1820, à peu près dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. Lors des émeutes dites « luddistes », des ouvriers du textile s’attaquent aux machines, qu’ils accusent de dégrader la qualité des produits et de leur prendre leur travail. Jean-Baptiste Say, dans son Traité d’économie politique (1803) – qui servira de base à l’enseignement de l’économie – leur oppose la « théorie du déversement », selon laquelle le changement technique n’entraîne pas de chômage de masse, mais uniquement des crises conjoncturelles. Puisque les machines produisent plus efficacement, dit-il, le prix des marchandises baisse, ce qui ouvre d’autres marchés et offre donc des opportunités d’emploi. Ce débat renaît à chaque vague de changements techniques : avec le taylorisme, lors de l’automatisation des années 1950, puis avec l’informatisation… Les bouleversements techniques ne font bien sûr pas disparaître tous les emplois, mais ils réorganisent le marché du travail, la hiérarchie des postes, et accompagnent des crises conjoncturelles pour certains groupes. Jusqu’à maintenant, on pensait que le « progrès technique » allait libérer l’homme des tâches manuelles et lui permettre de se concentrer sur les tâches intellectuelles. Mais l’intelligence artificielle vient justement automatiser celles-ci. Cela réactive la crainte d’un chômage massif. Et, une fois encore, cette innovation fait appel à des personnes invisibilisées vivant au bout du monde, les fameux « travailleurs du clic » décrits par le sociologue Antonio Casilli.
Faudrait-il pour autant « arrêter le progrès » ?
L’histoire des techniques peut être vue comme un vaste cimetière d’inventions, de nouveautés décrites comme révolutionnaires avant d’être abandonnées : le DDT, le Concorde, l’amiante… Le progrès est fondamentalement ambivalent et indéterminé. En ce sens, il est une idéologie abstraite qui empêche souvent de penser. Adopter le progrès est devenu une injonction : si vous êtes réfractaire au numérique, par exemple, on vous taxe d’illectronisme.
En réalité, il existe une grande diversité de chemins vers l’avenir et de façons de construire le futur. Face aux défis environnementaux, nous devrions sans doute renoncer à certaines propositions techniques que nous fait le marché.
La question est politique. Il s’agit de redéfinir, démocratiquement, ce que l’on considère comme du progrès, selon une hiérarchie des besoins discutée collectivement. Nous pourrions ainsi décider qu’est « progrès » ce qui permet de maintenir les conditions de vie sur Terre ou d’assurer des relations sociales égalitaires.
La démarche est complexe parce que nos subjectivités, nos modes de vie et notre rapport au monde ont été modelés par l’identification du progrès social au progrès technique. Il faut reprendre en main collectivement, démocratiquement, notre rapport au monde et à notre culture matérielle.
Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER.