Et la France se remit à respirer. 

Pas toute la France. Pas celle qui avait senti le 30 juin le parfum de la victoire, la perspective presque assurée (mais tout était dans le presque) d’une revanche sociale que lui aurait apportée, croyait-elle, une victoire du Rassemblement national. Un mois après la décision du chef de l’État de dissoudre l’Assemblée nationale – choix dont on discutera longtemps les ressorts profonds –, il s’est trouvé une majorité d’électeurs pour dire non. Non à la prise de pouvoir de l’extrême droite par les urnes. Non à un scénario qui aurait plongé le pays dans une négation de son histoire, faite du respect intangible des principes républicains, de la démocratie et de l’universalisme, et que seul avait mis à mal, dans un passé sombre, le régime de Vichy. Si le président Macron s’est montré aventureux, pour ne pas dire irresponsable, en bousculant le calendrier législatif, les Français se sont, eux, montrés responsables. La naissance d’une gauche unie, malgré ses fractures encore ouvertes, avait élevé une première digue face à la poussée qui semblait irrésistible de l’extrême droite. Le vote du 7 juillet, magnifié par une mobilisation sans précédent depuis 1997, a concrétisé ce que le peuple français peut montrer de meilleur : surmonter momentanément ses divergences, même les plus profondes, pour faire front face à l’intolérable. Une sorte d’instant de raison, de réflexe antifasciste devant un parti qui continue de faire peur.

De ce point de vue, l’entre-deux-tours aura fait tomber les masques. Le RN, qui avait appelé la dissolution de ses vœux et se disait prêt à gouverner, n’a pu dissimuler sa vraie nature. En parlant d’« erreurs de casting » pour tenter d’excuser des propos et des actes intolérables, ostensiblement racistes et antisémites, Jordan Bardella n’a pas convaincu. Les positions de certains représentants du RN sur les discriminations à réserver aux binationaux en disaient long aussi sur les limites de la dédiabolisation de l’ancien parti de Jean-Marie Le Pen. Si ses électeurs ne sont pas tous, loin de là, des « fachos » – le slogan « On est chez nous » est cependant une antienne familière des meetings de l’extrême droite –, il était crucial de marquer un coup d’arrêt à l’inquiétante, à l’angoissante progression du RN. C’est chose faite et bien faite. 

Le camp républicain s’est donné un sursis. Mais l’attente des Français reste immense

Ce sursaut ne doit pas nous faire oublier que le danger est loin d’être écarté. Le camp républicain s’est donné un sursis. Mais l’attente des Français reste immense. Elle ne porte pas seulement sur une demande de calme et d’apaisement après ce mois passé sous haute tension, qui se termine par une victoire aussi improbable qu’inattendue de la gauche. Victoire relative certes, mais qu’est-ce qui n’est pas relatif en ce moment sur l’échiquier politique chamboulé ? Au point de rendre invisible, et tout aussi imprévisible, la solution pérenne qui sortira le pays de l’impasse institutionnelle dans laquelle il semble durablement enlisé. À la poussée réelle du RN qui voit son groupe parlementaire grossir d’une cinquantaine de sièges a répondu une poussée tout aussi réelle de la gauche, amplifiée par la constitution d’un front républicain efficace avec ses désistements et ses reports de voix satisfaisants. Mais que peut faire le Nouveau Front populaire de cette position de leader, dans une configuration de tripartition qui ne donne la majorité absolue à aucun camp ?

C’est bien là que va se jouer la pérennité ou non de la nouvelle donne issue du scrutin du 7 juillet. Que le RN soit un parti xénophobe, anti-européen, prêt à changer les règles constitutionnelles pour stopper l’immigration, et on en passe, ne doit pas faire oublier le message d’une grande partie de ses électeurs : considérez-nous, respectez-nous, aidez-nous à boucler nos fins de mois, donnez-nous des raisons d’espérer. Ce discours social, accompagné de mesures tangibles, ni la macronie ni la gauche – depuis vingt ans – n’ont su le tenir de façon crédible. 

Le chef de l’État et ses gouvernements successifs ont vanté les mérites d’une « start-up nation » douce aux diplômés urbains favorisés par la mondialisation, mais peu aidante pour les moins allants, les moins diplômés, les plus fragiles. Et si l’épidémie de Covid a soudain mis en sourdine les « premiers de cordée » pour célébrer les héros anonymes de la ligne de front (personnels soignants, caissières des supermarchés et autres petites gens des métiers de première nécessité), l’engouement est vite retombé. Et le fossé parfois violemment dénoncé par le mouvement des Gilets jaunes entre les élites et le peuple, entre gouvernants et gouvernés, n’a jamais été comblé. Pire, l’incompréhension s’est aggravée entre un pouvoir peu enclin à écouter, encore moins à agir en faveur des plus démunis, de tous ceux qui se sentaient au bout du rouleau, abandonnés en rase campagne de la modernité.

« Fatiguer la réponse, reposer la question. »

Quant à la gauche de gouvernement, son éloignement des classes populaires théorisé en 2011 par le think tank Terra Nova a laissé des traces profondes dans son électorat, actant le divorce entre le Parti socialiste et la population ouvrière, tenue pour négligeable car en voie de disparition. Sous le titre Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, le document de réflexion invitait les socialistes à se tourner vers des électeurs urbains diplômés, vers les jeunes, les minorités des quartiers populaires et les femmes. Cet aggiornamento enveloppé dans la bannière du progressisme a accéléré la coupure de la gauche avec ses soutiens « naturels », les classes les plus modestes, qui sont venues renforcer comme jamais les rangs du Front puis du Rassemblement national, et à un degré moindre le mouvement de la France insoumise.

Autrement dit, il ne suffit pas au bloc macronien d’avoir « sauvé les meubles » en conservant un groupe d’élus somme toute non négligeable, et en reléguant le RN à la troisième place. Il ne suffit pas non plus au Nouveau Front populaire d’avoir fait la course en tête « au finish » au point de se trouver en position de gouverner. Le plus difficile reste à faire : convaincre rapidement de l’aptitude des formations républicaines à inventer la bonne manière de travailler ensemble pour la France. Et en particulier pour cette France qui espérait – même si elle se trompait – trouver aide et réconfort dans la victoire du parti d’extrême droite.

Dans quelle direction allons-nous ? Notre collaborateur le politiste Vincent Martigny le dit clairement : vers une nouvelle cohabitation, la quatrième sous la Ve République. Avec cette singularité qu’elle procédera davantage du régime parlementaire, sans majorité solide constituée, que du régime présidentiel. En rendant l’essentiel du pouvoir à l’Assemblée, Emmanuel Macron pourrait alors se replier sur son domaine réservé : défense, diplomatie, garantie des institutions. Un cas de figure qui, sans le sortir du jeu, le ramènerait à une fonction moins clivante. Il perdrait alors en pouvoir ce qu’il gagnerait en capacité à fluidifier le jeu démocratique. Mais qui sait prévoir ce que pensera ou fera le chef de l’État, rarement là où on l’attend, toujours imprévisible, et peu enclin à s’effacer ?

« Fatiguer la réponse, reposer la question. » Cet aphorisme de la plasticienne Nelly Maurel nous tombe sous la plume au moment de conclure provisoirement. Les Français ont besoin d’aller au bout de la réponse qu’ils attendent du chef de l’État et des états-majors des partis en lice pour diriger le pays. Quitte à reposer la question sans cesse : pour quoi faire ? Et quand, et comment, et avec qui ? Les réponses sont attendues sans tarder. Pour dissiper l’amertume de ceux qui croient avoir perdu. Pour que le sursaut donne mieux qu’un sursis. Pour que la France à l’heure olympique aille enfin plus vite et plus haut. Et soit résolument plus forte.