La nébuleuse des pratiques illibérales

La réélection de Nicolás Maduro au Venezuela, celle de Kaïs Saïed en Tunisie ou la révision constitutionnelle bouleversant l’organisation judiciaire au Mexique sont autant d’exemples récents de pratiques illibérales. Sans se prêter à une définition rigoureuse, celles-ci s’échelonnent tout au long d’un spectre qui va des propos d’un ministre de l’Intérieur français selon lesquels l’État de droit n’est ni « intangible, ni sacré » à l’élimination physique d’un opposant en Russie, en passant par le refus du résultat d’une élection aux États-Unis ou au Brésil. Phénomène complexe, l’illibéralisme se traduit par la violation des principes cardinaux du constitutionnalisme que sont la séparation des pouvoirs et la protection des droits fondamentaux.

 

Le projet politique illibéral

Concept apparu pour décrire des États qui associent forme démocratique de gouvernement et méconnaissance des droits et des libertés, l’illibéralisme est dorénavant un projet politique parfaitement assumé. Dans un discours de 2014, Viktor Orbán a ainsi déclaré que « [l]e mode de pensée [illibéral] prétend que la référence à la liberté individuelle ne peut pas supplanter les intérêts de la communauté. […] L’État ne peut pas rester neutre face à la culture, il ne peut pas rester neutre face à la famille, et il ne peut pas rester neutre non plus face à la question de savoir quel type de population réside sur son propre territoire ». Loin d’un autoritarisme brouillon et brutal, les pratiques d’un Maduro, d’un Poutine, d’un Modi, d’un Xi Jinping ou d’un Erdoğan sont inspirées par une idéologie structurée. L’illibéralisme est donc porteur d’un véritable projet, qui se propose en toute connaissance de cause de s’écarter de l’État de droit.

 

La technique juridique illibérale

C’est pourquoi, et non sans paradoxe, il présente l’originalité de ne pas se désintéresser du droit. Les pouvoirs autoritaires ont délaissé coups d’État, dispersion des institutions existantes, incarcération des opposants et exécutions sommaires au profit de techniques plus sophistiquées. Il n’est pas procédé au démantèlement et à la capture des institutions violemment, mais de manière incrémentale. Les réformes peuvent affecter des domaines aussi variés que la magistrature, les universités, les programmes scolaires, la banque centrale, le financement des associations, l’audiovisuel et la presse, la modération des contenus circulant sur Internet ou encore le droit électoral.

Il n’est pas rare que, considérée en elle-même, une mesure de ce type n’apparaisse pas comme répréhensible. Mais, par un effet de système, ces changements ponctuels conduisent à une forme de coup d’État à bas bruit, le résultat final étant clairement contraire aux principes de l’État de droit alors même qu’aucune des étapes qui y ont mené ne le semblait. Telle la face cachée de la juridicisation de la politique parfois reprochée à l’État de droit, cette méthode implique une attention soigneuse à l’égard de la technique juridique.

Au sein de la « boîte à outils » illibérale figure notamment la maîtrise du droit constitutionnel, ensemble des normes suprêmes au niveau desquelles les principes de l’État de droit sont traditionnellement consignés. La constitution peut être renouvelée en totalité, ainsi que l’a fait le Fidesz en Hongrie en 2011, ou partiellement amendée, ainsi que l’ont fait Erdoğan en 2017 ou Poutine en 2020. À défaut de pouvoir modifier la constitution, il suffit, à l’instar du PiS en Pologne à compter de 2015, de contrôler son interprète, en la personne du Tribunal constitutionnel. Garantes les plus éminentes de l’État de droit, les juridictions constitutionnelles ne sont pas toujours en mesure de faire face à la menace. Au Pakistan en 1958, elles ont ainsi admis la validité de l’ordre juridique issu d’un coup d’État. Au Burundi en 2015, en Bolivie en 2013 puis en 2017 ou au Salvador en 2021, elles ont permis à des chefs d’État, gênés par les limites imposées au nombre de mandats qu’ils pouvaient effectuer, de contourner l’obstacle. Enfin, en Hongrie, en Pologne ou en Roumanie, face aux inquiétudes des institutions supranationales quant au respect des valeurs de l’Union européenne, elles ont fait prévaloir l’identité constitutionnelle illibérale du régime et fait échec à l’application du droit communautaire.

 

L’État de droit pris à son propre piège ?

S’il s’écarte à l’évidence de la substance de l’État de droit, l’illibéralisme demeure donc à sa façon fidèle au principe du respect de la légalité qui le sous-tend. Quand bien même il s’agit d’un droit « sur mesure », ce dernier reste incontestablement pris au sérieux en tant que technique d’organisation du pouvoir politique. Cette situation est d’autant plus préoccupante que, ainsi que l’illustre l’exemple polonais à l’issue des élections législatives de 2023 qui ont vu le PiS perdre sa majorité absolue, le tissu normatif mis en place par des autorités illibérales ne peut être démantelé sans peine. Pire, il n’est pas exclu que celui-ci ne puisse être aboli qu’en utilisant les méthodes de l’adversaire à l’encontre des institutions qu’il a lui-même mises en place ou réorganisées. L’ancienne majorité a alors beau jeu de se réclamer de l’État de droit et de critiquer les actions de la nouvelle, en reprenant presque mot pour mot l’argumentaire que ses adversaires mobilisaient auparavant contre elle.

Si la logique de l’État de droit semble en conséquence prise à son propre piège, de telles situations alertent fondamentalement sur la terrible plasticité du langage du droit. L’erreur fondamentale serait de croire, ainsi que le notait le juriste danois Alf Ross, que « le pouvoir […] se tient “derrière” le droit », alors que – pour le meilleur et pour le pire – le pouvoir « fonctionne à travers le droit ».