À Vienne, près de la place des Héros où, en mars 1938, une foule immense avait applaudi Hitler, une phrase brille dans la nuit : « Herbert Kickl nous aurait déportés. » Kickl est un dirigeant du Parti de la liberté (FPÖ), d’extrême droite, que les sondages donnent vainqueur des législatives du 29 septembre [à l’heure où ce journal est bouclé, nous ignorons encore les résultats de ces élections]. La phrase est signée « la représentation des étudiants juifs d’Autriche », un petit groupe sioniste indigné que le meneur d’extrême droite veuille devenir le « chancelier du peuple ». Comme Hitler. La référence au nazisme est la clé pour comprendre l’attitude résolument pro-israélienne de Berlin et de Vienne. Soutenus par quelques écrivains, dont la Prix Nobel de littérature Elfriede Jelinek, ces Juifs viennois montent la garde dans l’indifférence des passants, et l’incompréhension de ceux qui voient au quotidien sur leurs écrans les souffrances de la population civile arabe, à Gaza et au Liban. Les orateurs n’ont pas un mot sur la politique de Benjamin Netanyahou, bien que la plupart des gens, ici, se disent de gauche. Ce n’est pas le sujet. Seule importe la continuité avec le passé européen. 

70 % des Allemands sont désormais opposés à une aide militaire à Israël

Jamais, dans les pays germaniques, le fossé n’a semblé aussi grand entre une minorité convaincue qui apporte son soutien à Israël, tel l’écrivain israélo-autrichien de gauche Doron Rabinovici, qui se dit solidaire des guerres que mène l’État juif depuis le 7 octobre et craint les risques qu’elles suscitent pour les Juifs dans le monde, et ceux qui n’approuvent pas l’engagement résolu aux côtés d’Israël de leur classe politique et des médias. Ce fossé se mesure dans les sondages d’opinion : si, en octobre 2023, 38 % des Allemands exprimaient sans réserve leur sympathie pour Israël, ils n’étaient plus que 29 % deux mois après. En avril, selon le magazine Stern, 57 % d’entre eux trouvaient que leur gouvernement devrait parler plus fermement à Tel-Aviv. 

La ligne de Berlin et de Vienne, pourtant, ne s’est pas réellement infléchie : la sécurité d’Israël passe avant tout. Leur doctrine commune de la Staatsräson (la « raison d’État ») avait été formulée par Angela Merkel lors d’un discours, en 2008, devant la Knesset. Son successeur Olaf Scholz, social-démocrate, a pu ainsi affirmer après les massacres qu’il n’y avait qu’« une seule place pour l’Allemagne : être aux côtés d’Israël ». Le drapeau israélien était projeté au soir du 7 octobre sur la porte de Brandebourg à Berlin, et à Vienne sur la façade de la chancellerie et du ministère des Affaires étrangères. Le ton du chef du gouvernement allemand a ensuite un peu changé, au vu du désastre infligé par l’armée israélienne à la population de Gaza : « Si important que soit le but, peut-il justifier des coûts aussi terriblement élevés ? » Et sa ministre des Affaires étrangères, l’écologiste Annalena Baerbock, tout en multipliant les visites en Israël depuis le 7 octobre, s’est inquiétée d’une « guerre sans fin ». 

Mais, dans les deux pays, il existe un accord transpartisan, les Verts étant les plus favorables à Israël. Des manifestations propalestiniennes y ont été interdites ou brutalement interrompues, de crainte d’y entendre appeler à la disparition de l’État hébreu. En revanche, les autorités de Hambourg ont autorisé un rassemblement de barbus réclamant un « califat », dont les images ne pouvaient jouer qu’en faveur des forces d’extrême droite, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) ou le FPÖ autrichien, qui ont trouvé dans le « musulman rétif à nos valeurs démocratiques » un substitut à la figure du Juif, leur cible d’autrefois.  

Les voix critiques comme celle du Franco-Autrichien Jérôme Segal, solidaire des Palestiniens, qui a mis en garde dès octobre 2023 dans le quotidien viennois Der Standard contre une attitude vindicative du style « Israel über Alles » (« Israël au-dessus de tout » – allusion provocante au célèbre hymne dont s’étaient emparés les nazis), ont été discréditées car jugées extrémistes. Professeure à l’université de Passau, la sociologue allemande Karin Stöger estime dans un récent entretien à la Jüdische Allgemeine que les pays à fort passé colonial, la Grande-Bretagne, la France, la Belgique ou les Pays-Bas, « projettent sur Israël leurs crimes historiques ». Elle n’a pas de mots assez durs contre le « relativisme culturel » de la gauche postcoloniale. Mais la Staatsräson a mis les dirigeants allemands dans une « position intenable », analyse Thorsten Benner, directeur du Global Public Policy Institute de Berlin, « en donnant l’impression d’une carte blanche à Netanyahou ». 

Une question sensible est l’aide militaire fournie par l’Allemagne à Israël, la deuxième après celle des États-Unis. Depuis les années 1990, elle était vue comme une compensation à la Shoah, et au fait que des experts allemands ont servi après la guerre des autocrates arabes. Mais selon un sondage ARD DeutschlandTrend publié en août dernier, 70 % des Allemands sont désormais opposés à une aide militaire à Israël, en particulier à la livraison d’avions de combat. Rien de tel en Autriche, un pays constitutionnellement neutre. Pour Kenan Güngör, expert pour l’intégration auprès du gouvernement, il était « parfaitement juste » d’afficher sur des bâtiments officiels un drapeau israélien au soir du 7 octobre. Mais il eut été mieux de projeter à côté de lui les couleurs de la Palestine, pour ne pas aggraver l’amertume des 800 000 musulmans du pays, concentrés dans certains quartiers de Vienne où les enseignants ont du mal à combattre l’antisémitisme.

Jusqu’à l’affaire Kurt Waldheim, élu président en 1986 malgré la révélation de sa carrière comme officier de la Wehrmacht, l’antisémitisme se portait bien dans la patrie de Sissi, à l’extrême droite mais aussi chez certains dirigeants socialistes et conservateurs. L’un de ces derniers avait fait campagne contre Bruno Kreisky avec le slogan « Un vrai Autrichien », sous-entendant que son adversaire, juif, ne l’était pas. On était alors loin de la conférence internationale sur l’antisémitisme convoquée ce 10 septembre à Vienne par le président du Parlement, le chrétien Wolfgang Sobotka, lors de laquelle, en présence du président de la Knesset, celui-ci a présenté les massacres du 7 octobre comme « le plus grand crime contre l’humanité depuis la Shoah ». 

En Autriche, les incidents antisémites ont été multipliés par cinq en un an. En comparaison de la France, c’est peu, souligne Erich Nuler, du consistoire israélite de Vienne, l’IKG. Lui qui aime rappeler comme Golda Meir qu’il vaut mieux « être craint et vivant » qu’aimé et mort, déplore que les « narratifs diffusés par le ministère de la Santé de Gaza » soient parfois repris par des médias publics. Mais l’IKG veille. Elle a mené une vigoureuse campagne contre le Festival de Vienne, un bastion de gauche, pour avoir mis à l’honneur des « stars » réputées « antisémites » telles que l’homme politique grec Yánis Varoufákis et la Prix Nobel de littérature Annie Ernaux.

L’Autriche, qui soutient la « solution à deux États », a pourtant été le seul pays de l’Union européenne, avec la République tchèque, à voter en janvier contre une résolution des Nations unies appelant au cessez-le-feu. Pas parce qu’elle y était opposée, a expliqué le ministre des Affaires étrangères Alexander Schallenberg, mais parce que ce texte ne condamnait pas assez le Hamas. Depuis elle s’abstient, comme l’Allemagne. Il y a pourtant une nette rupture de l’équilibre que l’Autriche a longtemps tenu dans le conflit israélo-palestinien. En 1977, Kreisky avait été le premier dirigeant occidental à recevoir Yasser Arafat, tout en cultivant ses amitiés avec la gauche israélienne. Durant ses deux mandats de chancelier (2017-2019 et 2020-2021), l’enfant-prodige du Parti chrétien-démocrate Sebastian Kurz a préféré, lui, se faire inviter à Washington par Donald Trump et se rapprocher de Netanyahou. 

« Qu’est-ce qui se passe avec l’Autriche ? » a-t-on entendu demander Karim El-Ghouari, le correspondant dans le monde arabe de la chaîne publique ORF. Il se passe qu’elle a choisi, comme sa voisine du nord, d’appuyer envers et contre tout Israël.