« L’opposition israélienne ne fait pas confiance à Netanyahou sur Gaza. Alors pourquoi le soutient-elle lorsqu’il s’agit de frapper le Liban ? », s’interroge Noa Landau, la directrice adjointe de la rédaction du quotidien israélien « de référence » Haaretz le 23 septembre. Ce constat, explique-t-elle, tient au fait que la gauche israélienne traditionnelle dénonce la manière dont Netanyahou a mené et continue de mener la guerre à Gaza, en particulier en bloquant la négociation avec le Hamas en vue de libérer les otages israéliens, alors que, comme les partis centristes laïcs, elle soutient sur le fond une guerre contre le Hezbollah. « Dès qu’il s’agit de sécurité, le camp du “n’importe qui sauf Bibi” reste très proche du camp “Netanyahou” », écrit la journaliste : lui aussi veut une « victoire totale ». D’ailleurs, alors qu’il mobilise des centaines de milliers de personnes hostiles au Premier ministre sur la question des otages, ce camp ne dit pas un mot de ce qui advient à la population palestinienne à Gaza (et en Cisjordanie). Surtout, ce qui préserve la fascination de la société israélienne pour Netanyahou, c’est la capacité de ce dernier à garantir au pays une impunité quasi absolue en toutes circonstances. Netanyahou, c’est l’homme qui a su dire non à Clinton, à Obama et aujourd’hui à Biden, sans qu’Israël ait jamais à payer aucun prix. 

Pourtant, l’opposition qui va du centre droit à la gauche sioniste ne supporte pas sa volonté de faire porter à l’armée la responsabilité de la faillite stratégique du 7 octobre 2023. L’homme et ses partisans le font dans l’unique objectif de se dédouaner de toute responsabilité, alors qu’au même moment, c’est lui, Netanyahou, qui était Premier ministre. Dès lors, l’opposition de la gauche et du centre se présente comme celle qui « soutient l’armée » contre les turpitudes indignes du politicien et de ses alliés. Dans ses manifestations, ignorant le sort des Palestiniens, elle se concentre sur le seul thème du retour des otages. Comme le clament Rula Daoud et Alon-Lee Green, les deux directeurs de Standing Together (« Serrons-nous les coudes »), une association pacifiste israélienne : « Avec une gauche qui veut occuper le Liban, Israël n’a pas d’alternative réelle à Netanyahou. »

Les appels ouverts au génocide des Palestiniens sont quotidiens sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux

La population juive du pays, depuis un an, fait dans son immense majorité totalement abstraction de ce qu’il advient aux Palestiniens à Gaza (et en Cisjordanie, où les colons fanatiques se déchaînent quotidiennement). Cette population se vit comme la victime unique, et la répression actuelle des Palestiniens est perçue comme la réponse adéquate à un crime innommable. La crudité du débat politique atteint des degrés sidérants sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux. Les appels ouverts au génocide des Palestiniens y sont quotidiens, généralement tolérés sans la moindre réaction – sans même parler de condamnations pénales. Comme l’écrit le journaliste Ethan Nechin : « Pour voir la détérioration morale en cours depuis le 7 octobre, il suffit d’allumer la télé. » Sur la chaîne Canal 14, l’avocate générale de l’armée israélienne, qui a fini par ouvrir une enquête sur des geôliers ayant torturé et violé des Palestiniens prisonniers dans un camp de détention, se fait traiter de Judenrat, le terme qui désignait les Juifs choisis par les nazis pour leur servir de relais dans les ghettos. 

Aujourd’hui, une très grande partie du Likoud, la formation dominante, tient des propos similaires à ceux exprimés par le camp extrémiste. 

Ces comportements relèvent, évidemment, souvent de la frange coloniale messianique très active au gouvernement. Celle-ci ne représente que 12 % de l’électorat. Mais, depuis le 7 octobre 2023, c’est elle qui fixe, sur beaucoup de plans, l’agenda politique – et le discours qui l’accompagne dans l’opinion. Netanyahou accède la plupart du temps aux exigences de cette fraction parlementaire qui lui est indispensable pour préserver sa majorité. Aujourd’hui, une très grande partie du Likoud, la formation dominante, tient des propos similaires à ceux exprimés par le camp extrémiste. Dès novembre 2023, le journaliste Itamar Fleischmann s’exclame, évoquant Gaza : « Il faut une destruction totale. Ne pas craindre des termes comme “désastre humanitaire”. Juste les exterminer. » « Les », ce sont les Palestiniens. 

Ces discours envahissent le champ médiatique. La population n’y est évidemment pas sensible dans sa totalité. Mais, lorsque rien ou presque ne vient les contredire, comment s’étonner que leur impact soit de plus en plus profond ? Le 24 septembre 2024, trois associations israéliennes de défense des droits humains ont remis au procureur général les résultats de leur enquête sur la chaîne de télévision Canal 14, porte-voix de la mouvance coloniale messianique. Elles ont recensé cent cinquante déclarations de journalistes ou d’invités promouvant la mise en œuvre de crimes de guerre à l’encontre des Palestiniens, et plus de cinquante appels constituant des incitations au génocide. Un exemple parmi d’autres, ces paroles du commentateur Eliahou Yossian : « Il n’y a pas de “population” à Gaza. Il n’y a que 2 millions et demi de terroristes. » Lesquels, évidemment, ne méritent que la mort… Les moins de 25 ans forment la strate démographique la plus sensible à cette propagande. 

Mais la population israélienne est surtout impactée par le sentiment que la campagne militaire à Gaza n’apparaît pas, un an plus tard, comme un franc succès. Netanyahou promettait l’« éradication du Hamas ». Il n’y est pas parvenu, malgré le carnage collectif imposé à la population gazaouie. Comment est-il possible, s’interroge le quidam, qu’une armée israélienne qui était en 1967 dix fois moins puissante qu’aujourd’hui ait pu vaincre en six jours les armées coalisées de quatre pays arabes, et que la « meilleure armée du monde », en un an, n’ait, elle, toujours pas « vaincu » le Hamas, une milice infiniment moins nombreuse et moins bien armée que Tsahal et qui, malgré ses pertes importantes, parvient encore ici et là à faire des dégâts dans les rangs israéliens ? 

La désillusion s’est accrue depuis que le porte-parole de l’armée, le contre-amiral Daniel Hagari, a déclaré, le 19 juin 2024 : « Dire qu’on va faire disparaître le Hamas, c’est jeter de la poudre aux yeux du public. » Par ces mots, l’armée lançait délibérément une pierre dans le jardin de Netanyahou, le promoteur de l’« éradication » du mouvement. Mais le militaire prévenait aussi l’opinion que la « victoire » à Gaza serait plus compliquée à obtenir que prévu. Cette idée contredit l’un des dictons les plus célèbres du public israélien : « Ce qui ne s’obtient pas par la force s’obtient avec plus de force*. » (Le dicton juif traditionnel est : « Ce qui ne s’obtient pas par la force s’obtient par l’esprit ».)

La difficulté d’annihiler le Hamas à Gaza est-elle à l’origine de la décision d’engager une offensive massive au Liban, pour « rétablir la dissuasion » d’Israël ? Elle y a certainement participé. Car si la guerre se poursuit à Gaza, c’est bien que la dissuasion israélienne n’est toujours pas rétablie. Dès lors, on peut soupçonner que la volonté de porter aussi le fer de manière massive contre le Hezbollah libanais découle du besoin d’ouvrir un second front dans l’objectif de refaire l’unité des Israéliens en leur offrant un succès indiscutable. Pourtant, la classe politique et militaire a été longtemps divisée. Nombreux étaient ceux qui poussaient à attaquer le Hezbollah, notamment au sein de l’état-major. Argument essentiel : si on n’écrase pas le Hezbollah quand on en a l’occasion, on ne le fera jamais. Mais beaucoup s’inquiétaient de voir Israël s’empêtrer au Liban dans une nouvelle campagne militaire. Revenaient en mémoire des guerres israéliennes passées, en 1982, de 1985 à 2000 au Liban du Sud, ou encore en 2006, qui s’étaient toutes clôturées par des échecs (inavoués). Certains pointaient le fait que l’arsenal militaire dont dispose le Hezbollah aujourd’hui est bien plus imposant qu’il y a dix-huit ans.

Sur la guerre au Liban, l’union nationale s’est reconstituée. 

Au jour où nous écrivons (le 27 septembre), l’opération, du point de vue israélien, semble avoir spectaculairement réussi. Elle a surpris le Hezbollah, pas tant parce que plusieurs hauts dirigeants ont été abattus – les chefs, ça se remplace, on l’a vu avec le Hamas – mais parce qu’elle a démontré la capacité israélienne de frapper efficacement des sites d’armement et de surprendre l’ennemi. L’opinion publique israélienne a applaudi à tout-va les attaques contre les membres du Hezbollah détenteurs de bipeurs et de talkies-walkies, puis la première attaque aérienne – avec un bilan de 492 morts, dont 35 enfants et 58 femmes, et de 1 645 blessés en un jour, selon le ministère libanais de la Santé. Comme si, « enfin », le rapport des forces s’inversait. 

Pour le moment, la population soutient la poursuite de ces attaques dans une énorme proportion – comme toujours en Israël lorsqu’une guerre éclate. Gaza semble loin. Sur la guerre au Liban, l’union nationale s’est reconstituée. Cependant, le débat interne pourrait reprendre à un terme encore indéfini. Car, selon le dicton, on sait comment les guerres commencent, pas comment elles finissent. Le 25 septembre, le chef d’état-major israélien, Herzi Halevi, a annoncé la mobilisation de deux brigades de réservistes pour alimenter une future intervention au sol de l’armée israélienne. Si celle-ci entend raser le Liban du Sud sur 30 kilomètres de profondeur – ce que demandent les déplacés israéliens du nord du pays –, il ne suffira pas à Israël d’y envoyer des troupes en nombre important. Il faudra aussi les y maintenir. L’enthousiasme de la population israélienne pourrait se détériorer assez vite. 

Noa Landau fait ce pronostic : « De même que pour les combats à Gaza, initialement perçus par une écrasante majorité de l’opinion publique juive en Israël comme justifiés et nécessaires, le soutien de l’opinion publique aux combats au Liban s’érodera au fil du temps et des complications accumulées. » Le 25 septembre, les États-Unis et la France appelaient à un « cessez-le-feu temporaire de vingt et un jours ». Le lendemain, plusieurs ministres israéliens réagissaient : « L’ennemi ne peut être autorisé à se redresser. »