Dans Poupée volée, écrit en 2006 (rééd. Folio, 2017), Elena Ferrante, autrice de la quadrilogie best‑seller L’Amie prodigieuse (rééd. id., 2016-2019) sonde les liens maternels et filiaux dans toute leur complexité. Extrait.

 

Cela fait un drôle d’effet, quand on rencontre en tenue de ville les personnes que l’on a l’habitude de voir à la plage. Corrado et Rosaria me parurent tendus, rigides, comme s’ils étaient en carton. Nina me fit l’impression d’un coquillage délicatement coloré qui tiendrait bien serré à l’intérieur son mollusque incolore et vigilant. Seule Elena avait l’air débraillé, elle s’agrippait au cou de sa mère et suçait son pouce. Bien qu’elle soit vêtue elle aussi d’une jolie robe blanche, il émanait d’elle une impression de désordre, elle devait avoir fait tomber de la glace au chocolat sur sa robe peu auparavant ; de même, le pouce coincé entre ses lèvres était recouvert d’un fil de salive poisseuse et marron.

Je regardai la petite fille avec un certain malaise. Sa tête reposait sur l’épaule de Nina et son nez coulait. […]

Je demandai à Nina :

« Elle a beaucoup de fièvre ?

– Non, pas beaucoup, répondit-elle, ce n’est rien. » Et, comme pour me prouver qu’Elena était en pleine forme, elle essaya de la reposer par terre, en souriant d’un air forcé. La petite fille s’y refusa avec la plus grande énergie. Elle s’agrippait au cou de sa mère comme si elle était suspendue au-dessus du vide, hurlant, repoussant la terre au plus léger contact avec elle et donnant des coups de pied. Nina resta un moment dans une position inconfortable, pliée en avant, les mains sur les hanches de sa fille, la tirant pour s’en débarrasser mais faisant aussi attention à éviter ses coups de pied. Je sentis qu’elle balançait entre patience et agacement, compréhension et envie de se mettre à pleurer. Où était passée l’idylle à laquelle j’avais assisté sur la plage ? Je reconnus l’embarras de se retrouver dans une telle situation sous le regard d’étrangers. À l’évidence, elle essayait depuis des heures de calmer l’enfant sans y parvenir et elle se sentait épuisée. En sortant de chez elle, elle avait tenté de camoufler les fureurs de sa fille en lui mettant une belle robe et de belles chaussures. Elle-même avait enfilé une robe élégante d’une couleur lie-de-vin qui lui allait très bien, elle avait relevé ses cheveux et mis des boucles d’oreilles qui effleuraient sa mâchoire prononcée et oscillaient contre son long cou. Elle voulait réagir à l’abrutissement et se donner fière allure. Elle avait essayé de se voir dans la glace telle qu’elle était avant de mettre au monde cet organisme, avant de se condamner pour toujours à l’ajouter au sien. Mais à quoi bon. Bientôt elle se mettra à hurler, me dis-je, bientôt elle lui donnera une claque, c’est comme ça qu’elle essaiera de rompre le lien. Mais le lien deviendra plus retors, il puisera sa force dans le remords et l’humiliation de s’être révélée en public une mère sans affection, ni sainte ni image pour magazine. Elena braille, pleure et contracte ses jambes de manière névrotique, comme si l’entrée du magasin de jouets était pleine de serpents. Un petit être fait d’une matière animée et privée de raison. L’enfant ne voulait pas rester debout, elle voulait rester dans les bras de sa mère. Elle était en alerte, elle pressentait que Nina était lasse : elle le percevait dans la manière dont Nina s’était préparée pour venir au village, dans l’odeur rebelle de sa jeunesse et sa beauté avide. C’est pour cela qu’elle se cramponnait à elle. La perte de sa poupée est une excuse, me dis-je. Elena craignait surtout que sa mère ne lui échappe. Peut-être Nina s’en aperçut-elle aussi ou bien, plus simplement, peut-être renonça-t-elle à résister. Elle siffla dans un dialecte soudain grossier : ça suffit, et elle reprit sa fille dans ses bras d’un mouvement féroce : ça suffit, je ne veux plus t’entendre, tu as compris, je ne veux plus t’entendre, tu arrêtes ces caprices ; elle tira avec force le devant de la petite robe jusqu’aux genoux, un coup net qu’elle aurait voulu destiné au corps de l’enfant et non au vêtement. Puis elle se troubla, repassa à l’italien avec une moue de reproche adressée à elle-même, et me dit de manière forcée : « Excusez-moi, je ne sais pas quoi faire, elle m’en fait tellement voir… Son père est parti et maintenant elle se défoule sur moi. »

 

L’humiliation de s’être révélée une mère sans affection, ni sainte ni image pour magazine

 

Rosaria alors lui prit l’enfant des bras avec un soupir : viens avec tata, murmura-t-elle, émue. Cette fois, de manière incongrue, Elena n’offrit aucune résistance, céda tout de suite et jeta même ses bras autour de son cou. Une vengeance envers sa mère, ou bien la certitude que cet autre corps – qui n’avait pas de bébé mais qui en attendait un, or les enfants aiment beaucoup les êtres qui ne sont pas encore nés, et peu ou très peu ceux qui viennent de naître – était momentanément très accueillant : il la tiendrait entre ses grosses mamelles, la poserait sur son ventre comme sur un siège, la protégeant contre les éventuelles furies de sa mauvaise mère, qui n’avait pas su s’occuper de sa poupée et qui l’avait même perdue. Elle s’abandonna à Rosaria avec une démonstration d’affection exagérée, pour signaler avec perfidie : tata est mieux que toi, maman, tata est plus gentille, si tu me traites comme tu le fais, je me réfugierai pour toujours auprès d’elle et je ne voudrai plus de toi.

« Voilà, vas-y, comme ça je me repose un peu », dit Nina avec une grimace de déception, et elle avait un voile de sueur sur la lèvre supérieure ; puis elle me dit : « Parfois je n’y arrive vraiment plus.

– Je sais », dis-je pour indiquer que j’étais de son côté.

Mais Rosaria intervint et murmura en serrant l’enfant contre elle : ils nous en font voir de toutes les couleurs, et elle décocha des rafales de baisers sonores en murmurant à Elena, la voix mangée par la tendresse : ma jolie, ma jolie, ma jolie. 

 

Extrait de Poupée volée © Gallimard, 2009, pour la traduction française d’Elsa Damien

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