Une recomposition des rapports de force

Nous sommes dans un moment d’enchevêtrement des conflits qui rend leur lecture de plus en plus complexe. Ce qui est certain, c’est que les « douze jours » qui viennent de se passer ont profondément modifié les rapports de force. Il est difficile d’analyser à chaud les bouleversements que cette intervention produira au Moyen-Orient mais nul doute que les effets des opérations américaines, « Midnight Hammer », et israélienne « Rising Lion » se feront sentir à une échelle bien plus large.

 

Donald Trump, avec sa psychologie particulière, a montré qu’il pouvait agir et a réaffirmé la centralité stratégique des États-Unis. Il était parti pour tenter de négocier avec les Iraniens mais l’habileté politique de Benjamin Netanyahou l’a fait changer de position. De ce point de vue, on peut constater qu’en dehors des trois pays concernés, États-Unis, Israël et Iran, les autres acteurs ont été réduits à une position de spectateur, que ce soit la Chine, la Russie et les Européens. Les conséquences à moyen et long terme de cet épisode pourraient être cruciales.

 

L’Europe prise à revers…

Les pays européens sont directement concernés par ce qu’il se passe au Moyen-Orient et pourtant condamnés à une certaine impuissance. Le conflit israélo-palestinien travaille politiquement et divise les sociétés occidentales. Et l’un des fils rouges de l’action de l’Europe, depuis 2003 et jusqu’à ces dernières semaines, c’était de tenter d’agir diplomatiquement sur le dossier nucléaire iranien. Cette logique a toujours provoqué l’hostilité de Benjamin Netanyahou qui, depuis qu’il est au pouvoir, explique que l’Iran va avoir l’arme nucléaire dans l’année qui suit. Ce qui vient de se passer fragilise, au moins pour un temps, la position d’équilibre diplomatique de l’Europe.

 

… et isolée face à la menace russe

Par ailleurs, l’Europe a un autre problème : le centre de gravité de sa sécurité, c’est la guerre en Ukraine. Celle-ci se caractérise par un enlisement et un changement de pied diplomatique et militaire des États-Unis. Un point déterminant a été d’ailleurs franchi en février dernier quand les États-Unis ont voté avec la Russie, la Hongrie et Israël contre une résolution de soutien à l’Ukraine à l’Assemblée générale des Nations unies. À plus ou moins long terme, les Européens risquent de se retrouver seuls face à la menace russe. L’intervention américaine en Iran confirme le désintérêt pour « l’allié européen ».

La grande majorité des Européens sont incapables de penser leur sécurité et leur défense sans les États-Unis. L’épisode que nous venons de vivre ne peut que renforcer cette réalité. Même si les Américains viennent de confirmer qu’ils ne quitteront pas l’Otan, il est désormais évident qu’au-delà même de Trump, ils s’éloignent de l’Europe, pas forcément dans le domaine économique et militaire, mais dans leur soutien stratégique. Les Européens tentent de limiter les dégâts du désengagement de l’administration Trump mais ils peinent à trouver une dynamique qui leur soit propre. Ils augmentent leurs dépenses militaires mais espèrent toujours conserver une présence militaire américaine.

 

Même Pékin peut être impacté par les bouleversements au Moyen-Orient

 

La Russie dans une situation paradoxale

Moscou profite du fait que la guerre en Ukraine soit sortie (provisoirement ?) de l’actualité internationale pour continuer sa stratégie de pilonnage du front ukrainien. La Russie peut d’autant mieux la poursuivre que les États-Unis ont pris leurs distances avec Kiev. Cela dit, elle se retrouve dans une situation paradoxale. Elle n’a pas saisi le cadeau inespéré de Donald Trump, une offre de cessez-le-feu aux dépens de Kiev, à qui était attribuée la responsabilité du déclenchement de la guerre. Le président américain continue d’afficher une convergence idéologique avec le Kremlin – il a encore dit que le G7 devrait se transformer en G9 avec la Russie et la Chine. Mais Vladimir Poutine a pour l’instant ignoré la main tendue de Washington en campant sur une position maximaliste. Il doit calculer qu’une Ukraine, seulement soutenue militairement par l’Europe, finira par céder.

La Russie mène une guerre dont les termes militaires sont d’un autre temps, aux antipodes de ce que viennent de réussir les Israéliens. Par ailleurs, elle a vu son allié syrien défait et Bachar Al-Assad a trouvé refuge à Moscou. Elle a mis en scène ses liens avec l’Iran sans pour autant soutenir ce pays lors de la dernière crise. Il faudra voir si les Iraniens peuvent continuer à livrer des équipements militaires à l’armée russe. On peut aussi penser que le conflit actuel au Moyen-Orient trouvera des suites rapides dans le Caucase, pas forcément dans le sens souhaité par Moscou. L’Azerbaïdjan est soutenu à la fois par Israël mais aussi par la Turquie, puissance régionale très active aussi bien en mer Noire qu’en Syrie et en Libye. Des frictions, voire des collisions, ne sont pas exclues à l’avenir avec la Russie mais aussi entre la Turquie et Israël.

 

La Chine et le pétrole iranien

Même Pékin peut être impacté par les bouleversements au Moyen-Orient. L’affaiblissement iranien lui pose question, compte tenu de l’importance de Téhéran dans l’approvisionnement énergétique de la Chine. Sur le plan diplomatique, la Chine avait œuvré, en 2023, au rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Nous verrons ce qui reste de tout cela... Une des leçons importantes de ce qui vient de se passer, c’est que Téhéran a adopté une riposte très modérée et s’est abstenue de bloquer le détroit d’Ormuz par où passent une partie des livraisons de pétrole de l’Iran mais aussi du golfe Persique.

 

L’affaiblissement de l’Iran

La « guerre des douze jours » illustre d’abord une défaite de la logique iranienne de dissuasion construite depuis la fin de la guerre avec l’Irak et qui comprenait l’« axe de la résistance », ces fameux « proxys », à savoir un réseau de groupes armés œuvrant au service de l’Iran. Ce dispositif régional à prétention globale a été disloqué. L’Iran a été frappé sur son sol et surtout, Israël a démontré une suprématie aérienne incontestable. On pourra d’ailleurs s’intéresser à des retours d’expérience en matière de furtivité des avions de chasse et de précision du ciblage des bombes.

Je n’ai pas d’avis technique sur le niveau de destruction des capacités nucléaires iraniennes mais ce qui me paraît clair, c’est que l’Iran est un pays tenu par les gardiens de la révolution, qui s’est forgé à travers les huit années de guerre avec l’Irak. Toutes ses composantes se retrouvent dans une forme de nationalisme et de défense territoriale. L’Iran est incontestablement affaibli mais cela ne signifie pas qu’elle va se plier aux desiderata israélo-américains. Je serais surpris, compte tenu de leur histoire, que les Iraniens renoncent à l’arme nucléaire pour au moins une raison : leur dissuasion conventionnelle n’a pas empêché qu’ils soient frappés sur leur propre sol – ce qui n’était pas arrivé depuis les années 1980.

Quant à la discussion de savoir si le programme nucléaire iranien est complètement ou partiellement détruit, très franchement, je n’en sais rien. Mais ce qui est certain, c’est que vous avez en Iran, une base industrielle, des milliers de scientifiques et de techniciens qui font que, même si certains de leurs chercheurs ont été tués, le savoir-faire accumulé n’est pas un savoir-faire perdu.  

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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