Remettre l’accent sur l’économique et le social
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Le bouleversement de l’agora démocratique
Avec un peu de recul, quelles leçons pouvons-nous tirer des dernières élections américaines ? Il me semble que nous vivons une révolution qui touche les formes mêmes de la démocratie – révolution sur laquelle nous manquons encore d’éléments d’analyse. En tout cas, le bouleversement que nous traversons est comparable à celui que nous avons connu à la fin du xixe siècle, quand la presse de masse a triomphé.
La démocratie, au sens étymologique, ce sont des citoyens qui se rassemblent sur une place publique pour délibérer collectivement de leur avenir, et d’ailleurs, dans la Grèce ancienne, ces débats avaient lieu sur une vraie place publique. À partir de la fin du xixe siècle, les lois de Jules Ferry sur la liberté de la presse et sur l’école ont révolutionné les conditions du débat citoyen en multipliant par dix le nombre de lecteurs de journaux. C’est à la même époque que sont nés les grands partis politiques modernes.
L’espace public numérisé
Depuis une vingtaine d’années, nous sommes en train de sortir de ce cadre démocratique avec l’émergence d’un espace public numérisé, dans lequel les populistes s’imposent à coups de slogans simplistes et où les partis traditionnels s’étiolent. Cette mutation s’opère surtout au détriment du socle de la gauche tel qu’il s’est constitué à la fin du xixe siècle, fondé sur l’alliance entre la classe ouvrière et son action contre les inégalités sociales et la lutte pour des idéaux humanistes. C’est cette convergence qui a permis l’hégémonie de la gauche à certaines époques, par exemple en 1902, avec la victoire du Bloc des gauches, et surtout en 1936 et en 1981. Je suis en accord avec le philosophe américain Michael Walzer, qui estime que ce type de construction politique est devenu quasiment impossible sauf à remettre au cœur des projets la question sociale.
« L’alliance de la classe ouvrière et des humanistes »
Populismes de droite, populisme de gauche
À toutes les époques, une fraction de l’opinion, en particulier des couches populaires en souffrance, s’est portée sur des votes de rejet des élites au pouvoir. La combinaison du « national » et du « social » n’est pas un phénomène nouveau – rappelons-nous Mussolini et même Hitler. Tous les régimes autoritaires ont constamment prétendu parler au nom du peuple. Le populisme peut-il constituer une option pour la gauche ? L’exploitation à des fins politiques des représentations, des intérêts et même des fantasmes des classes populaires me semble peser d’un tel poids que je pense que, lorsqu’on est de gauche, on devrait éviter ce mot préempté par les forces conservatrices ou réactionnaires, au premier rang desquelles Donald Trump.
Les effets de la désindustrialisation
Les notions de droite et de gauche ne sont pas gravées de toute éternité.
Jusqu’aux débuts de la IIIe République, la droite, c’étaient les monarchistes et la gauche, les républicains. La question sociale ne s’est imposée qu’avec l’avènement du mouvement socialiste et la construction de la classe ouvrière comme noyau le plus nombreux, le mieux organisé et le plus revendicatif au sein des couches populaires.
Depuis les années 1970-1980, la désindustrialisation et la précarisation ont affaibli la classe ouvrière, laissant en partie la place à un nouveau prolétariat employé dans des activités de service, moins bien payé, largement précarisé, dépourvu d’une force collective. La gauche ne pourra se reconstruire qu’en travaillant sur cette situation nouvelle ainsi que sur la perte d’homogénéité du mouvement social, fractionné entre de « bonnes causes », comme je les appelle : les combats légitimes tels le féminisme, l’antiracisme ou l’écologie. Si l’on est adepte des enseignements du philosophe marxiste Gramsci, comme semble l’être devenue l’extrême droite, il faut être capable de construire des hégémonies à travers l’articulation de ces différentes luttes.
Retour à la lutte des classes
Quand j’ai commencé à militer dans ma Lorraine natale, nous étions convaincus que rien ne pourrait avancer pour les classes populaires sans l’exercice de la lutte de classes. Personne n’imaginait que les patrons allaient céder si rien ne les y obligeait, c’était l’héritage du marxisme. Il y a sur ce point un terrible affaiblissement, y compris à gauche, où nombreux sont ceux qui croient qu’avec une bonne politique et des bons dirigeants, les problèmes vont se régler. La gauche pâtit également des moments où elle a gouverné et a terriblement déçu. C’est pourquoi tant de personnes désespérées se tournent vers le seul parti qui n’a jamais été au pouvoir.
Les effets de la mondialisation
À partir des années 1986, on est entré dans une politique de privatisations qui font qu’aujourd’hui, ce sont des fonds de pension américains ou autres qui possèdent une partie significative des grandes entreprises. La logique néolibérale de la mondialisation constitue un terrible handicap pour la gauche mais aussi pour l’action des partis politiques, dont la maîtrise sur le cours des choses s’est considérablement réduite.
« La gauche victime de l’espace public numérisé »
La mondialisation a envahi de très nombreux champs (l’économie, la culture, le sport…) mais la politique reste, elle, structurée sur le plan national : c’est une contradiction à résoudre. Les populistes ne se gênent pas pour exciter un sentiment populaire antimondialisation en le détournant vers des boucs émissaires comme les étrangers. Les partis politiques devraient pouvoir retrouver une articulation entre l’action politique nationale et un investissement dans la solidarité internationale qui a presque totalement disparu.
Frontières et migrations
Longtemps, la gauche a su tenir un discours qui mettait en garde contre le repli derrière les frontières hexagonales. L’histoire nous enseigne qu’à chaque fois que les politiques ont exacerbé le nationalisme en se focalisant sur le rejet de l’immigration, cela a conduit à des catastrophes sans pour autant que les problèmes des Français soient résolus. Ce que la gauche a fait de mieux, c’est de concilier les deux dimensions de notre identité, l’appartenance nationale et l’appartenance à la communauté humaine. Elle doit pouvoir retrouver ce chemin.
Je crois aussi, contrairement à ce que dit la droite, de plus en plus alignée sur l’extrême droite, que l’immigration est une chance pour la France. Nous ne sommes pas dans une période d’augmentation brutale du chômage, comme dans les années 1980 où la concurrence des mains-d’œuvre pouvait se faire sentir. Des économistes et des chefs d’entreprise rappellent que l’économie française aura besoin de plusieurs millions de nouveaux immigrés d’ici 2050. La question se pose aussi aux États-Unis, où des responsables craignent un effondrement économique si Trump mettait en application son projet de déportation massive de « clandestins ». Si la gauche pouvait remettre l’accent sur les questions économiques et sociales, son message aurait une chance d’être mieux perçu.
La focalisation sur les faits divers
Une autre irrationalité de notre débat politique réside dans la polarisation des chaînes d’info sur les crimes et les délits, qu’elles relient presque toujours à l’immigration. C’est complètement délirant au regard des chiffres, mais cela permet aux populistes de mobiliser les émotions et aux télévisions de rassembler de larges audiences. J’ai procédé, en vue d’un prochain livre, à une comparaison avec la presse du xixe siècle, une époque où il y avait infiniment plus de crimes de sang qu’aujourd’hui et où, pourtant, ils occupaient moins de place dans l’information. Les faits divers font diversion, c’est bien connu, et cela a des conséquences politiques dommageables.
La démocratie de l’émotion
Lutter contre l’extrême droite avec des arguments rationnels est de plus en plus difficile. Les discours simplistes sur les faits divers et l’immigration musulmane ont un fort impact dans les classes populaires. Face à la manipulation des émotions, il faut chercher à inventer de nouvelles formes d’interpellations des citoyens. Je sais que c’est difficile et je ne prétends pas donner de leçons. À ma modeste échelle, je cherche les moyens de m’adresser à ceux qui ne lisent pas de journaux de qualité ou de livres écrits par des universitaires. Depuis dix ans, j’ai créé une association d’éducation populaire. J’interviens un peu partout en France avec des artistes et des comédiens pour tenter de transmettre du savoir humain sous des formes ludiques. Aux temps heureux de la gauche, du Front populaire à 1968, les forces d’émancipation étaient porteuses d’un projet culturel, c’est un autre enseignement d’Antonio Gramsci.
Conversation avec PATRICE TRAPIER
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