Paru dans le numéro 388 « Jusqu’où la guerre ? »

 

Pour l'ancien colonel et historien Michel Goya, les forces ukrainiennes font subir des pertes sans précédents à l’armée russe, qui ne peut sortir gagnante.

 

 

 

La guerre a-t-elle déjà changé de nature ?

 

Le projet initial était une « offensive à grande vitesse », une doctrine typiquement soviétique, remise au goût du jour dans les années 1980, et qui visait alors l’Allemagne de l’Ouest : l’idée est de s’emparer d’un territoire le plus vite possible en envoyant des colonnes blindées précédées d’opérations aéroportées avec des parachutistes. Même si elle a réussi dans le Sud et partiellement dans le Nord, à l’ouest de Kiev, cette offensive a globalement échoué. Une seule armée russe compte 20 000 à 30 000 soldats très équipés. C’est ce que l’armée française est capable de réunir si elle veut partir au combat. Or, dans cette guerre, ce sont neuf armées russes qui ont été engagées autour de l’Ukraine. L’opération ciblant Kiev a échoué après plusieurs tentatives de pénétrer dans la ville rapidement et de prendre d’assaut des aéroports, selon la manière mise en œuvre pour s’emparer des points clés à Kaboul en décembre 1979 ou lors de l’annexion de la Crimée en 2014.

 

 

Pourquoi cet échec ?

 

D’abord, la résistance ukrainienne a été plus forte que prévu. Les Russes n’ont pas réussi à supprimer toutes les défenses aériennes et antiaériennes ukrainiennes. C’est le « grain de sable » qui a fait échouer leur opération sur Kiev. Puis il y a eu des problèmes logistiques, des problèmes de commandement, et ce que les Russes appellent le bardak, une sorte de désordre traditionnel. Dans les consignes initiales données aux troupes, il y avait enfin la restriction concernant l’emploi de l’artillerie – le « dieu des batailles », selon une devise militaire russe – et des frappes aériennes, afin de ne pas faire trop de dégâts au sein d’une population qu’elles étaient censées libérer des « nazis »…

 

 

Quelles sont les conséquences sur le terrain de ces déconvenues ?

 

On est resté dans une campagne de conquête des villes, mais les Russes ont basculé dans une guerre plus traditionnelle, avec des progrès très méthodiques, très lents, entravés par la météo. Ils ont attaqué à la période la moins favorable de l’année, en pleine raspoutitsa, le moment du dégel : imaginez un millier de blindés sur des routes boueuses, avec des moyens logistiques insuffisants, et une méthode russe irrationnelle qui consiste à envoyer le ravitaillement selon des plans préétablis et non selon les demandes des troupes de l’avant…

 

 

« C’est une guerre de siège. C’est même un cas assez inédit où une armée entière est absorbée simultanément dans le siège de plusieurs villes »

 

 

La transformation de l’armée russe en une organisation plus moderne, plus proche des armées occidentales, n’était pas achevée au début de cette guerre. Elle manque de soldats professionnels, d’un vivier suffisant pour former des sous-officiers. Elle a conservé des conscrits moins aguerris. C’est une armée au milieu du gué. Avec des méthodes particulières – par exemple, ne pas informer, par mépris et souci du secret, les soldats qu’ils vont entrer en guerre…

 

 

Comment qualifier la guerre menée à présent en Ukraine ?

 

C’est une guerre de siège. C’est même un cas assez inédit où une armée entière est absorbée simultanément dans le siège de plusieurs villes. Côté ukrainien coexistent deux armées. L’une régulière, classique. Et une autre populaire, avec des forces de volontaires, de réservistes. Celle-ci monte en puissance. Elle forme une infanterie qui défend les villes et mène une guérilla là où les Russes sont présents. Cette armée transforme le conflit en nouvel Afghanistan.

 

 

Qu’entendez-vous par là ?

 

Les Russes continuent de mener une campagne de conquête, une campagne d’occupation. On voit les taches rouges et les drapeaux avancer sur la carte, avec des objectifs géographiques. Les Ukrainiens, eux, livrent une guerre d’usure. S’ils n’ont pas les moyens de reprendre les villes perdues, ils veulent freiner les Russes, leur infliger le plus de pertes possible pour saper leurs ressources, leur capacité et même leur volonté de combat. Les Russes pourront planter tous les drapeaux qu’ils veulent sur les villes d’Ukraine, cette guerre d’usure continuera sous la forme d’une gigantesque guérilla dont leur armée ne pourra se sortir.

 

 

Les Ukrainiens ont-ils les moyens de résister par eux-mêmes ou les armes occidentales leur sont-elles nécessaires ?

 

Les guérillas et toutes les organisations de combat non étatiques sont les grandes gagnantes militaires de la mondialisation. Durant les événements d’Ukraine en 2014, on a ainsi vu des bataillons se constituer en groupes armés sur Facebook et se financer par crowdfunding, comme on avait vu auparavant se former spontanément des groupes armés en Afrique ou dans le grand Moyen-Orient, profitant des flux d’armes, d’argent, de compétences militaires et d’idéologies. Du Liban à l’Afghanistan en passant par l’Irak, ces groupes ont été capables de résister aux armées les plus puissantes du monde.

 

 

« L’Ukraine n’est pas la Tchétchénie avec son million et demi d’habitants »

 

 

C’est ce qu’on expérimente maintenant, sauf qu’il s’agit d’une guérilla d’État. L’Ukraine n’est pas la Tchétchénie avec son million et demi d’habitants. C’est une grande nation de 44 millions de personnes, avec une population très motivée pour le combat et capable de s’organiser. Ses besoins d’armes sont réels mais ils ne portent pas forcément sur du matériel très sophistiqué. Des kalachnikovs qui fonctionnent, des armes légères avec des munitions par centaines de milliers, ça peut suffire pour empoisonner la vie des soldats russes. Si on y ajoute des armes plus modernes, assez faciles d’emploi, légères et très meurtrières, comme des lance-roquettes antichars, des missiles antiaériens portables ou des équipements nouveaux comme les drones armés à bas prix fabriqués par les Turcs, je vois mal comment l’armée russe pourrait faire face.

 

 

Vladimir Poutine dit maintenant qu’il ne veut pas envahir l’Ukraine ni renverser le gouvernement, mais contrôler le Donbass et les républiques dites séparatistes. Ses buts de guerre ont-ils évolué ?

 

C’est difficile à déterminer. S’il voulait décapiter le gouvernement actuel, on ne voit pas qui remplacerait celui-ci. Il n’y aurait plus personne avec qui faire la paix. Il y a peut-être une évolution dans les objectifs stratégiques, avec l’idée de marchander. Par exemple, l’arrêt du siège de Kiev et des combats en échange d’une partition de l’Ukraine, sa coupure en deux, une Ukraine de l’Ouest qui resterait indépendante, et une Ukraine de l’Est ainsi que la côte jusqu’à Odessa qui entreraient dans le projet de la nouvelle Russie. Quand les armées russes auront atteint le Dniepr, une négociation pourrait commencer pour établir la paix sur cette base. Mais on imagine mal comment l’Ukraine l’accepterait.

 

 

Une extension du conflit hors d’Ukraine est-elle possible ?

 

Vladimir Poutine a le projet de reconstituer, sinon l’URSS, du moins une grande Russie qui engloberait le plus possible d’anciennes républiques soviétiques. Face à lui, l’espace européen stratégique peut être découpé en trois zones. D’abord, les pays disposant de l’arme nucléaire, qui reste le fait fondamental. C’est comme la reine sur un échiquier : même si elle ne bouge pas, c’est elle qui dicte le jeu.

 

 

« En un sens, notre propre sécurité s’est accrue depuis quelques semaines, d’autant plus que l’armée russe paraît moins puissante qu’on ne pouvait l’imaginer »

 

 

Nous serions aujourd’hui certainement en guerre contre la Russie si elle n’était pas une puissance nucléaire. Ensuite, il y a l’espace des pays de l’Otan, qui bénéficient de la protection de l’article 5 imposant la solidarité en cas d’attaque. Enfin, il y a la zone entre les blocs, où se situent l’Ukraine, mais aussi la Moldavie ou la Géorgie, lesquelles peuvent, à juste titre, s’inquiéter d’être les proies suivantes de Poutine. Mais d’un point de vue très concret, l’armée russe est aujourd’hui fixée en Ukraine, elle va y laisser beaucoup de plumes, et il se passera du temps avant de songer à une offensive sur des pays voisins. En un sens, notre propre sécurité s’est accrue depuis quelques semaines, d’autant plus que l’armée russe paraît moins puissante qu’on ne pouvait l’imaginer. Ce n’est bien sûr pas une armée Potemkine, mais la menace qu’elle pouvait faire courir sur l’Europe est un peu décrédibilisée.

 

 

Quelle que soit l’issue du conflit, la Russie en sortira-t-elle nécessairement affaiblie ?

 

Oui, très clairement. L’armée russe subit des pertes considérables, qu’on peut estimer aux alentours de 200 morts par jour. Par comparaison, l’URSS a perdu 15 000 soldats en Afghanistan en huit ans, soit une mortalité quarante fois moindre – et on sait ce que l’Afghanistan lui a coûté. Les pertes de matériel sont aussi très fortes. Si l’armée de terre française subissait les mêmes dégâts, elle serait anéantie en quarante jours. À ce rythme-là, l’armée russe sera exsangue dans six mois.

 

 

La résistance ukrainienne peut-elle alors neutraliser l’armée russe ?

 

Elle peut finir par l’épuiser, oui. L’armée russe n’est plus l’immense armée de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, avec un réservoir humain quasi inépuisable. Il faut se souvenir que la population russe est aujourd’hui inférieure à celle du Pakistan ! Il n’y a pas beaucoup de renforts possibles, sauf en cas de mobilisation générale, ce qui n’est pas à l’ordre du jour.

 

 

Peut-il y avoir une forme de révolte au sein des cercles de pouvoir à Moscou contre cette guerre ?

 

Quand une guerre ne se passe pas comme vous l’avez prévu, il y a deux réflexes antinomiques. Le premier, c’est la fuite en avant. On poursuit la mission coûte que coûte, selon le principe des « coûts irrécupérables » : il ne faut pas que nos morts soient tombés pour rien. Le second, c’est de juger qu’on court à la catastrophe, et qu’il faut donc réagir avant qu’il ne soit trop tard. C’est l’esprit de l’attentat – manqué – contre Hitler du 20 juillet 1944. L’histoire russe est assez cruelle pour les dirigeants qui échouent militairement : la Première Guerre mondiale a mené à une révolution, Khrouchtchev a été évincé après la crise des missiles de Cuba, et l’Afghanistan a été l’un des facteurs de l’effondrement de l’Union soviétique. Encore faut-il qu’il y ait des formes de décision collective, comme ce pouvait être le cas avec le Politburo. C’est plus compliqué dans le cas de Staline ou de Poutine, des dirigeants très forts, mais aussi très isolés. Si la perception de la catastrophe grandit, il y aura forcément une prise de conscience et une intervention. Dans le passé récent, l’armée russe a tenté un coup d’État en 1991 et a attaqué physiquement le Parlement en 1993. Cela peut arriver. Mais nous n’en sommes pas encore là. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & JULIEN BISSON

 

 

Abonnez-vous au 1 hebdo et profitez de nos tarifs préférentiels réservés aux professeurs :

Abonnement 1 an Abonnement 100 % numérique