[C'EST TOUJOURS D'ACTU] « C’est peut-être cela la consolation des exilés. Leur unique et admirable consolation. Ils ont perdu tous les liens, mais ils gardent celui-ci, lié au premier jour de la vie, cette langue qui les a nourris en même temps que le lait de leur mère. » Que peut dire la littérature de ces déracinements, souvent brutaux et subis ? Que peut-elle pour ceux qui les vivent ? J.M.G. Le Clézio, auteur du Livre des fuites, nous fait part de ses réflexions, nourries du parcours de ses aïeux installés à l’île Maurice, de sa vie d’écrivain voyageur, mais aussi de ses lectures, de Cervantès à Karim Kattan, en passant par Henri Michaux. Un entretien extrait du 1 des libraires « Sur les chemins de l'exil »

 

 

Que vous inspire ce mot d’exil ?

Ma famille vient d’une île, et j’entends d’abord ce mot comme cela : ex-île. Mais cet exil, c’est aussi celui que ma femme a connu, elle qui est originaire du Sahara occidental, un pays qui n’existe pas, qu’elle a quitté sur un bateau de la Croix-Rouge qui l’emmenait en France. L’exil vous donne l’impression d’être double : vous êtes quelque part, mais vous n’êtes pas de cet endroit. Le poète mauricien Jean Fanchette a dit ce vers : « Je ne suis pas d’ici, je ne suis plus d’ailleurs. » Et je crois que cela désigne vraiment ce que l’on peut ressentir dans cette condition, quelquefois volontaire, le plus souvent involontaire. C’est le sentiment d’être séparé d’un endroit qui, de fait, a cessé d’exister, comme une origine dont on serait amputé. Alors même que nous parlons, des millions de personnes fuient un pays en guerre et se réfugient dans des pays voisins ou plus lointains, avec l’impression qu’ils ne pourront plus jamais y retourner. Et c’est cela qui est difficile à vivre.

D’autant que ces exilés ne sont pas tous considérés de la même façon…

C’est une forme de cruauté que de juger qu’il y a des souffrances qui valent plus que d’autres. On choisit ceux qu’on aime, et on choisit ceux sur qui l’on s’apitoie. Et ces choix-là sont cruels, en amour comme dans la proscription. Songeons aux Afghans, aux Syriens, aux Irakiens, aux Érythréens, qui continuent aujourd’hui de franchir la Méditerranée. Ils passent incidemment dans une région que j’aime bien, la région niçoise, où quelqu’un comme Cédric Herrou tente de leur venir en aide contre la structure sociale qui vise à les empêcher de passer. Ce qui se passe dans les forêts de Biélorussie, cela se produit également dans les montagnes caillouteuses de l’arrière--pays niçois. On peut mourir de froid, de soif et de faim dans ces montagnes, à deux pas des casinos et des cafés luxueux de la côte. Il y a quelque chose de profondément injuste, et il y a lieu de s’en indigner.

Dans votre Livre des fuites, le Jeune Homme Hogan va, halluciné, de ville en ville. Est-il proche de votre expérience, vous qui avez passé votre vie à vous exiler d’un pays à l’autre ?

« Or laissons cette cité et allons plus avant », écrivait souvent Marco Polo. De cité en cité, toujours plus loin de sa ville d’origine, il a découvert un monde, avant de le reconstituer dans son imaginaire – bien des événements que Marco Polo a racontés sont totalement inventés ! Mais il allait plus avant. Et peut-être qu’à un certain point de ma vie, ayant reçu en héritage ce sentiment de désappartenance, j’ai voulu aller plus avant. Je me souviens, à 16 ou 17 ans, quitter Nice en train pour Paris, et regarder le paysage fuir à l’envers. Et me dire, alors, que peut-être je ne le reverrai jamais. En réalité, je le revoyais toujours, mais j’étais dans l’illusion que le mouvement allait me libérer des choses qui me troublaient, de ce lieu au ciel toujours bleu qu’à la longue j’avais envie de quitter.

Lorsqu’il est volontaire, l’exil tient-il davantage de la fuite ou de la quête ?

La fuite, c’est une quête à l’envers. C’est se débarrasser de ce que l’on connaît, dans l’espoir de découvrir quelque chose de mieux. Henri Michaux a très bien parlé de tout cela, lui le grand poète de l’exil. Après tout, c’était un Belge exilé en France, et le grand poète du mouvement, de l’aventure.

Michaux qui écrivait dans le poème Je suis né troué : « Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine, / Mais il y souffle un vent terrible. » Ce vent qu’on sent souffler en soi, c’est le produit de l’exil ?

Quand vous êtes exilé – pas voyageur, pas touriste, mais réellement exilé –, quand vous devez refaire votre vie dans un endroit, vous êtes dans une situation de grande infériorité. Pensez à ces Haïtiens très éduqués que l’on rencontre à New York au volant d’un taxi. On n’est pas nécessairement troué, mais on est en état de faiblesse. Et il faut apprendre à survivre. D’une certaine manière, c’est quelque chose de positif dans l’exil. Ma propre famille n’aurait pas pu continuer à vivre plus longtemps dans ce microcosme qu’était l’île Maurice, pétri de scandales, de problèmes familiaux. Ils ont choisi de prendre des voies différentes : l’un s’est mis à cultiver de la canne à sucre à La Réunion, mon père et mon oncle ont été médecins, respectivement en Guyane et à Trinidad. Un autre est entré dans les ordres, ce qui est une autre façon de se séparer du monde. Il y a eu, je crois, dans ma famille, ce sentiment qu’il faut s’exposer, qu’il faut à un moment donné inventer ce trou par où le vent peut passer.

Dans votre roman Désert, Naman annonce à Lalla : « Toi, tu iras. Tu verras toutes ces villes, et puis tu reviendras ici, comme moi. » Le retour est-il possible pour les exilés ?

Ce serait merveilleux qu’il le soit. Mais je crains que ce ne soit que rarement le cas. Aujourd’hui, nous vivons une époque particulièrement cruelle pour les exilés, parce que ceux qui partent le font le plus souvent pour toujours. On leur demande de brûler leurs papiers, ils ne doivent plus avoir d’identité, de sorte qu’ils ne puissent pas être rejetés vers leur pays d’origine. Je pense toujours à ceux qui franchissent la frontière, au moment même où nous parlons, ceux qui fuient des conditions de vie intenables. Parce que même s’il n’y a pas la guerre, la misère et l’absence de projet social provoquent, d’une certaine manière, des états de guerre.

« Quelque chose a été rompu dans la continuité, dans le flux de l’être, et ils ne pourront pas le récupérer. Ou bien ils ne pourront le faire qu’en écrivant »

Il y a quelques années, je me suis rendu à Gorée, au Sénégal. À la pointe de l’île, j’ai rencontré un groupe de jeunes qui avaient la vingtaine. Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient, et ils m’ont répondu : « On regarde la mer. On espère pouvoir prendre une pirogue et partir le plus loin possible. » Ils n’étaient pas des miséreux, ils ne mouraient pas de faim… Mais ils avaient un tel désespoir, une telle fermeture dans l’existence, qu’il n’y avait pas d’autre issue pour eux que de monter dans une de ces longues pirogues, avec un moteur de hors-bord en plus ou moins bon état, et d’essayer de gagner les Canaries pour entrer en Espagne. Je ne sais pas combien d’entre eux auront réussi à faire ce voyage. Mais c’était particulièrement poignant de se trouver dans cette île qui a connu le départ involontaire et cruel de la traite, et de voir des jeunes gens prêts à embarquer à leur tour. Ce n’est pas le même escalier, mais c’est le même océan. C’est cela la cruauté de cette situation. Des gens qui vont et viennent librement, comme vous et moi, et d’autres qui ne peuvent faire le voyage qu’une seule fois, pour qui il n’y a pas de retour.

L’exil est-il seulement une réalité physique ?

Non, c’est tout le principe de l’exil intérieur. Cet attachement, cet enracinement est quelque chose qui tient à la nature même de l’être. Et le déracinement n’est pas seulement la perte des racines, c’est aussi la coupure de la sève, la rupture complète de l’être profond. L’écrivain palestinien Émile Habibi a écrit des choses remarquables sur le sujet, notamment Soraya, fille de l’ogre et Les Aventures extraordinaires de Sa’îd le Peptimiste. Je le rapproche, à trente ans de distance, de Karim Kattan, cet écrivain à qui l’on a remis le Prix des cinq continents de la francophonie en 2021. Tous deux sont des Palestiniens natifs de Jérusalem, arrachés à leur terre natale. Mais ce n’est pas seulement l’impossibilité du retour qui est au cœur de leurs textes, c’est l’idée que quelque chose fait défaut. Quelque chose a été rompu dans la continuité, dans le flux de l’être, et ils ne pourront pas le récupérer. Ou bien ils ne pourront le faire qu’en écrivant, de façon non pas dramatique, mais presque humoristique, moqueuse, sarcastique, en étant des « peptimistes », c’est-à-dire en mélangeant le pessimisme et l’optimisme.

La littérature peut-elle donner un sens différent à l’exil ?

Oui, parce que les artistes ont la capacité de se projeter et d’inventer un monde parallèle. Pas forcément un monde meilleur, mais un monde accompli, parce que c’est eux qui en tiennent les rênes. Et cela, c’est plus qu’une consolation, c’est une réalisation, une forme de bonheur. Mais comme tous les bonheurs, il est entaché d’un certain désespoir, parce qu’il est impossible d’être palestinien, érythréen ou latino-américain, sans ressentir que le bonheur qui vous incombe est aussi, d’une certaine façon, une trahison. Là où je vais souvent, à la frontière du Mexique, les émigrés parlent de leur village natal avec beaucoup d’émotion, et une forme d’idéalisation. Mais ils savent qu’en même temps, ils sont privilégiés par rapport à ceux qui sont restés sur place. Et chaque fois qu’ils le peuvent, ils essayent d’aider ceux qui vont passer. Ceux qui ont pu faire des études et devenir avocats se consacrent à essayer d’obtenir des papiers pour les migrants clandestins. Les autres leur apportent une aide matérielle, les accueillent, les prennent à bord de leur voiture… Il y a vraiment une solidarité, entachée de ce sentiment, sinon de culpabilité, du moins d’amertume face à quelque chose -d’irrémédiable.

Être en exil, c’est bien souvent se confronter à une autre langue. En quoi cela imprègne-t-il la littérature de l’exil ?

Le rapport à la langue, c’est un aspect irréfragable de la personne humaine. On ne peut pas être séparé de sa langue, c’est impossible. Pourtant beaucoup d’écrivains, comme Joseph Conrad, Milan Kundera, et bien d’autres, ont dû trouver une autre langue. Cela n’est possible que si l’on considère que la langue est un matériau malléable, et qu’on va pouvoir influer sur ce matériau, y insuffler des éléments qui nous sont propres, des façons de voir, des rythmes, des façons de parler, des gesti-culations, des allusions, des images qui font partie de ce que l’on a reçu en héritage. Ma famille n’a jamais renoncé à la langue et à l’accent créole par exemple. Parce qu’ils ne voulaient pas les perdre, il fallait que cela reste en eux. Et je crois que c’est le cas pour Kundera, qui a lui aussi gardé une façon d’être très particulière, qui se rapporte à sa terre natale. C’est peut-être cela la consolation des exilés. Leur unique et admirable consolation. Ils ont perdu tous les liens, mais ils gardent celui-ci, lié au premier jour de la vie, cette langue qui les a nourris en même temps que le lait de leur mère.

Quels sont pour vous les grands livres de l’exil ?

On pourrait lire beaucoup de grands textes de la littérature comme le résultat de ce sentiment de l’exil. Dans l’Odyssée, par exemple, Ulysse devient à la fin de son voyage une sorte de clochard, qui s’introduit nuitamment dans son palais pour essayer de reprendre le pouvoir. Mais les grands livres de l’exil ne racontent pas seulement l’aventure d’un exilé. Ça peut être des livres qui parlent du sentiment de manque dans l’existence. Les textes de Charles Dickens sont inspirés par cela, me semble-t-il. Ou ceux de Mark Twain, notamment, où l’on découvre une sorte de nostalgie de ce qui aurait pu être, mais n’a pas existé. Et évidemment, le livre de l’exil par excellence, c’est Don Quichotte. Peut-être parce que Cervantès a connu l’exil lui-même, les souffrances de la guerre, la difficulté de la survie. Et cette expérience, il l’a traduite à la fois par le comique et le tragique de Don Quichotte : un personnage absurde, mais dont le destin est semblable à celui des humains qui circulent sans rencontrer l’endroit où ils vont pouvoir enfin trouver la paix. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & JULIEN BISSON