Grande spécialiste des interactions entre les microbes et le système immunitaire, cette immunologue franco-algérienne a mené une brillante carrière aux États-Unis avant d’être nommée directrice de l’Institut Pasteur en janvier 2024. Ce texte est issu d’une conversation publique avec Éric Fottorino, qui s’est tenue le 10 mars à la Bourse de Commerce – Pinault Collection dans le cadre des Lundis du 1.
Imaginez quelqu’un qui consacre toute sa vie à poursuivre un rêve : devenir scientifique.
Cela implique d’audacieux choix de carrière, de longues années d’études, une thèse souvent suivie d’un postdoctorat à l’étranger. Au bout de vingt ans de travail acharné, ce rêve peut enfin prendre forme. Maintenant, imaginez que tout ce rêve puisse être anéanti du jour au lendemain.
C’est ce qui se passe aujourd’hui dans les États-Unis de Donald Trump. Depuis quelques semaines, je vois des femmes et des hommes épuisés, rongés d’anxiété, alors même qu’ils œuvrent dans des domaines essentiels pour nos sociétés.
Ils sont renvoyés ou menacés de l’être parce qu’ils osent étudier la diversité génétique, la santé des femmes ou la lutte contre le VIH en Afrique. Beaucoup attendent de recevoir un e-mail qui décidera s’ils peuvent poursuivre leurs recherches ou non. Toute personne dépourvue de poste permanent est en danger. C’est une attaque systématique contre la recherche, contre la science, contre certains champs d’étude. Un climat de peur et de silence s’installe outre-Atlantique, faisant peser une menace systémique sur la recherche.
Moi-même, je suis partie étudier là-bas parce qu’à l’époque la France n’offrait pas suffisamment de possibilités pour les jeunes scientifiques. J’y ai découvert un véritable esprit d’aventure, une profusion d’idées, de ressources et un foisonnement de collaborations internationales. De nombreux scientifiques français ont été formés aux États-Unis. Nous faisons tous partie d’un réseau de relations, de collaborations et de formations dans lequel nous circulons d’un pays à l’autre. Cette fluidité fait la beauté de la science, qui est un échange et un partage.
C’est un pan entier du savoir mondial qui s’évapore
Or ce qui se passe aujourd’hui, c’est la destruction de la recherche, notamment de la recherche en santé globale. On sait, par exemple, que la destruction du programme Pepfar, le plan d’aide contre le sida, et de l’Usaid, l’agence américaine pour le développement international, va priver d’innombrables personnes d’un accès vital à des traitements contre la tuberculose et le VIH.
Cette situation accélérera également l’émergence de résistances antimicrobiennes, créant ainsi les conditions d’une future catastrophe sanitaire.
Parallèlement, d’autres scientifiques ont vu leurs recherches perturbées : par exemple, dans le cadre d’essais cliniques, lesquels doivent être rigoureusement contrôlés, des instructions ont été données pour changer certains mots comme « vaccination » ou « diversité ». Or modifier les termes d’un essai clinique revient à invalider la recherche elle-même. Des scientifiques sont même contraints de rétracter des publications essentielles, des travaux qui sont en réalité des traitements ! Si tous ceux qui, aux États-Unis, travaillent sur la génétique des populations ou la santé des femmes doivent s’effacer, c’est un pan entier du savoir mondial qui s’évapore.
Les mots « sexe biologique » sont également désormais interdits dans les projets de recherche, comme s’il n’y avait plus ni femmes, ni grossesses, ni possibilité de comparer l’impact d’une pathologie chez un homme et chez une femme. On prétend aussi qu’un vaccin peut être remplacé par de la vitamine A… Nous assistons à l’effondrement de pans entiers de la connaissance, alors que l’avenir de l’humanité dépend justement de ces avancées scientifiques.
Ce que l’on croit acquis peut être retiré à tout moment
Face à ces attaques, il est d’abord essentiel de se rappeler que protéger la recherche est un devoir collectif. La recherche permet à tous d’accéder à des informations fiables pour prendre des décisions cruciales, qu’il s’agisse de politiques de santé publique, de soins médicaux ou des grands choix de société. Comment agir à notre niveau ? En France, de nombreuses discussions ont lieu pour trouver des moyens d’accueillir nos collègues menacés. La science ne peut pas être mise en pause. Il est impossible de l’interrompre pour la reprendre dix ou vingt ans après. Lorsqu’on perd ce système de connexion entre les chercheurs, il est impossible de le reconstruire. Nous devons donc absolument tout faire pour préserver la recherche, accueillir les scientifiques en Europe pour qu’ils puissent poursuivre leur travail. Ensuite, il faut essayer de sauver les données, bien que certaines soient d’une telle envergure qu’il sera difficile de les préserver.
Ce qui se passe actuellement aux États-Unis doit nous servir de leçon : c’est l’occasion de prendre conscience qu’il faut rester extrêmement vigilants. Ce que l’on croit acquis peut être retiré à tout moment, même dans la première puissance mondiale, même dans un pays démocratique qui, bien que loin d’être parfait, portait certaines valeurs.
Les scientifiques, ce sont aussi les universités, les organismes de recherche, les chercheurs et les ingénieurs, l’ensemble de ce réseau de personnes qui, ensemble, construisent ce que doivent être les faits.
Détruire la crédibilité des scientifiques, les considérer comme non pertinents, c’est s’inscrire dans la logique de Donald Trump. En terrorisant ces esprits libres, en leur ôtant les moyens nécessaires pour résister, on neutralise toute forme de remise en question.
Conversation avec Éric Fottorino
© Bourse de Commerce – Pinault Collection, mars 2025