Depuis 1945, nombre d’historiens allemands ont expliqué l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler par les conséquences néfastes du traité de Versailles de 1919, communément appelé dans mon pays le « traité de la honte ». Dans les années 1970, une nouvelle génération d’historiens a réfuté cette vision. Elle a mis en avant les forces politiques, économiques et sociales qui ont littéralement porté Hitler au poste de chancelier ; des forces profondes, complexes, qui englobent l’autoritarisme et le militarisme prussien. Que pouvons-nous dire aujourd’hui de cet engrenage de la défaite, de « Versailles » et de l’esprit de revanche allemand ?
Il me semble qu’il faut tout d’abord considérer le fait que les Allemands n’ont pas compris que leur armée avait été battue fin 1918. À la fin de la guerre, l’Allemagne n’avait souffert aucune incursion ennemie et tous les hommes politiques répétaient aux soldats qui revenaient du front en défilant fièrement : « Personne ne vous a battus. » Puis ce fut le choc de l’armistice de Rethondes signé le 11 novembre 1918, en réalité une capitulation pure et simple. Le tout sur un fond insurrectionnel. L’Allemagne vit alors dans un climat révolutionnaire marqué notamment par les soulèvements de Kiel, de Munich et de Berlin, l’abdication forcée de l’empereur Guillaume II et la proclamation de la République le 9 novembre.
Dans ces conditions, les Allemands ont vécu deux mois plus tard leur exclusion des pourparlers de paix à Versailles et à Paris comme un traumatisme et une injustice. On leur expliquait qu’ils étaient responsables d’avoir commis un crime en déclarant la guerre en 1914 et qu’ils avaient sur la conscience les « 6 millions de morts qui jonchent le sol de l’Europe » (Georges Clemenceau). Comment échapper au poids de cette faillite ? On trouva des coupables.
Ce fut d’abord « la Révolution ». Les différentes forces de droite l’accusèrent d’avoir désarmé l’armée alors qu’elle n’avait pas subi de défaite décisive sur les champs de bataille. Hitler et les nazis renchérirent en exploitant la thèse d’un complot judéo-bolchévique visant à éliminer l’Allemagne par un véritable coup de poignard dans le dos. Parmi les raisons multiformes qui expliquent la prise du pouvoir de Hitler, en 1933, la crise économique et la promesse de rendre aux Allemands leur fierté en revenant sur le « traité de la honte » ont tenu une place majeure. La grande majorité des Allemands acclama le Führer sur ce dernier point. Même une figure politique comme Otto Wels, chef du Parti social-démocrate, partageait cette idée. Il l’exprima encore une fois, juste avant d’émigrer, dans un courageux et fameux discours contre la loi de mars 1933 donnant tout pouvoir au Führer. Il y affirma qu’il savait gré à Hitler d’avoir commencé à rayer ce traité, contre lequel lui aussi avait tant protesté depuis 1919. Hitler refusa ce soutien, accusant Wels et ses amis de gauche d’être les seuls responsables de ce « traité de la honte ».
Hitler avait toujours promis de revenir sur le traité de Versailles et de punir les traitres. C’est ce qu’il fit. Sa dénonciation de la signature allemande, en janvier 1937, fut largement acclamée sans que les Alliés réagissent. Le thème de la criminalisation des vaincus avait fait son temps. Mais cet apaisement ainsi que la lutte des Allemands contre le traité de Versailles eut les terribles conséquences que l’on connaît.