Décidément, le progrès scientifique fait rage : je viens d’apprendre qu’Alice – une expérience menée au Cern – est parvenue à identifier le plus lourd noyau d’antimatière jamais produit*. Mais je ne suis pas dupe : je sais bien que ce type de prouesses remarquables ne saurait suffire à remettre en selle l’idée générale de progrès.
C’est une réalité facile à vérifier : pendant plus de deux siècles, le mot « progrès » a été omniprésent dans les discours publics ; à partir des années 1980, son usage a commencé à décliner et il a fini par être remplacé par le mot « innovation ». Ce changement sémantique n’est pas aussi neutre qu’il en a l’air. Il a même toutes les allures d’un recroquevillement temporel.
Qu’on en juge sur un exemple. En 2010, la Commission européenne s’était fixé l’objectif de développer une « Union de l’innovation » à l’horizon 2020. Le document de référence commençait ainsi : « La compétitivité, l’emploi et le niveau de vie du continent européen dépendent essentiellement de sa capacité à promouvoir l’innovation, qui est également le meilleur moyen dont nous disposions pour résoudre les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés et qui, chaque jour, se posent de manière plus aiguë. » En somme, il s’agissait d’innover non pour faire advenir un autre monde – objectif enthousiasmant –, mais de résoudre les problèmes qui se posent dans le nôtre afin d’empêcher son délitement. Ce n’était donc pas une certaine configuration préalable du futur qui était mise en avant, mais l’état critique du présent, comme si nous n’étions plus capables de formuler un dessein commun qui soit désirable.
L’argumentation s’appuyait en somme sur l’idée que le temps qui passe dégrade les situations, aggrave les défis à relever. Qu’il est corrupteur. Or, une telle conception ne rendait pas justice – et même tournait le dos – à la philosophie des Lumières. Celle-ci considérait en effet que le temps est au contraire constructeur, complice de notre liberté et de notre volonté, à la condition que nous fassions l’effort intellectuel d’investir dans une certaine représentation de l’avenir qui soit à la fois crédible et attractive, et que nous travaillions à la faire concrètement advenir.
Nous n’avons plus d’autre horizon qu’un présent informe, guère rassurant
Aujourd’hui, nous n’accordons plus au temps de telles vertus positives, d’une part parce que la science n’est plus enchâssée dans l’idée de progrès, d’autre part parce que les vérités qu’exhibent les sciences, notamment celles de l’environnement, apportent leur lot de mauvaises nouvelles. De là, sans doute, nos changements d’humeur.
Il faut dire que l’idée de progrès avait ceci de psychologiquement dopant qu’elle faisait aimer le temps historique en étant à la fois « doublement consolante et sacrificielle », comme l’écrivait Emmanuel Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ?. Consolante, parce qu’en fondant l’espoir d’une amélioration future des conditions de vie et en faisant miroiter loin sur la ligne du temps une réalité plus désirable, elle rendait l’histoire humainement supportable. Elle était consolante aussi par le fait qu’elle donnait un sens aux sacrifices qu’elle imposait : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain était sommé de se retrousser les manches, de travailler à un progrès dont l’individu ne ferait pas forcément lui-même l’expérience, mais dont les générations futures finiraient par tirer profit.
Lorsque nous étions adolescents (dans les années 1970), les magazines destinés à la jeunesse ne parlaient que de l’an 2000.
Nous n’en sommes plus là, et il s’en faut de beaucoup, ainsi que peuvent le constater les gens de ma génération : lorsque nous étions adolescents (dans les années 1970), les magazines destinés à la jeunesse ne parlaient que de l’an 2000. Ils expliquaient comment nous allions nous déplacer, travailler, communiquer, nous nourrir, nous distraire. Le futur était ainsi doublement et clairement « représenté » : d’une part transposé dans le présent même de la jeunesse, d’autre part montré, littéralement mis en scène, le plus souvent par le biais de bandes dessinées. L’image donnée de notre avenir était si crédible et si attractive que certains d’entre nous disaient leur hâte d’être plus âgés. Aujourd’hui, plus personne ne rêve d’être plus vieux et chacun constate que notre société peine à construire un horizon projectif d’une puissance équivalente à celle qu’eut le dernier changement de millénaire.
Un événement symbolise à lui seul ce renversement : dans les années 1990, on a retourné les poussettes. Auparavant, les très jeunes enfants étaient transportés dans un face-à-face rassurant avec la personne qui les poussait, et cette disposition les plaçait dans un rapport affectif permettant sourires, grimaces, gestes de tendresse ou de menace, échange de paroles. Mais depuis trois décennies, le corps des bébés est orienté dans le sens contraire, c’est-à-dire celui de la marche : ils sont ainsi poussés face au vide, leur regard ne rencontre plus que des passants anonymes, il leur arrive de se sentir seuls.
Dans son livre Une folle solitude, paru au Seuil en 2006, le philosophe Olivier Rey expliquait que ce renversement de la locomotion infantile illustre métaphoriquement ce qu’est devenu notre rapport au temps et aux autres : nous n’avons plus d’autre horizon qu’un présent informe, guère rassurant et souvent troublant, un présent qui n’est plus nourri de cette confiance en l’avenir que l’idée de progrès avait pu construire. Le moment ne serait-il pas venu de tisser à nouveau un lien fécond entre passé, présent et futur ? En somme, de re-retourner les poussettes ?
* Il s’agit d’un noyau d’antihyperhélium-4 : il contient deux antiprotons, un antineutron et un antilambda (le lambda étant une sorte de neutron lourd).