Les ressources de la planète vont-elles limiter les ambitions humaines en matière de progrès technique ?
La problématique des ressources est doublement liée à la question du progrès technologique. Tout d’abord, l’innovation permet de repousser la pénurie en ressources. Grâce aux progrès de la minéralurgie et de la chimie, on peut par exemple extraire le métal contenu dans des minerais plus pauvres que par le passé. L’exploitation des gaz dits « de schiste » relève aussi du progrès technique – ces ressources n’étaient pas exploitables il y a cinquante ans. Dans les années 1960 et 1970, des scientifiques et des écologistes alertaient sur le fait qu’on allait finir par manquer de ressources, notamment dans le fameux rapport au club de Rome de 1972, Les Limites de la croissance. Mais finalement, avec le progrès technologique, nous disposons de plus de réserves que jamais.
Seulement, les ressources et le progrès technologique sont liés d’une autre façon : l’accès aux premières conditionne le second. Si nos ambitions en matière de progrès consistent à devenir tous immortels, à disposer de robots esclaves ou à aller terraformer Mars, alors ce genre d’innovation technologique réclame de plus en plus de ressources, et souvent des ressources plus rares. Le cuivre, le plomb et l’étain ne suffisent pas à fabriquer des robots, des équipements de télécommunication ou des data centers – dont le nombre est en train d’exploser, notamment en raison de l’intelligence artificielle. Après l’urbanisation et l’industrialisation du monde, la « couche » de numérisation vient encore intensifier l’extractivisme. La tendance n’est pas du tout à la dématérialisation.
« L’innovation technologique actuelle nous éloigne donc de l’économie circulaire. »
Autre problème relatif à la culture technologique actuelle : plus ces objets sont complexes et miniaturisés, plus ils sont difficiles à recycler. Il est assez aisé de récupérer le plomb présent dans une batterie automobile, mais pas les trente à quarante métaux contenus, en petite quantité, dans un smartphone. L’innovation technologique actuelle nous éloigne donc de l’économie circulaire.
De quelles ressources disposons-nous aujourd’hui ?
En six mille ans, nous avons extrait « seulement » 0,003 % du cuivre contenu dans le premier kilomètre d’épaisseur de la croûte terrestre, et à peu près un dix-millième de l’or. On pourrait donc penser qu’il est toujours possible d’exploiter des quantités phénoménales de ces métaux, en descendant encore en profondeur, en ouvrant de nouvelles mines ou, de façon plus prospective, en allant gratter le fond des océans. Or tout cela requiert de l’énergie. À un moment, nous nous heurterons à des limites géologiques et énergétiques.
Et avant la pénurie de matériaux, nous atteindrons sans doute d’autres limites planétaires : l’impact sur le vivant, sur la biodiversité, la pollution générée par l’extraction minière ou par la métallurgie… La croissance – du PIB comme des besoins en ressources – que nous vivons depuis deux siècles est sans doute une parenthèse dans l’histoire de l’humanité. Au rythme de 2 % par an, nos besoins seraient multipliés par 400 millions dans mille ans ! Et cinq cents ans plus tard, il nous faudrait même toute la puissance de l’étoile solaire pour répondre à nos besoins énergétiques. En science-fiction, cela fonctionne très bien, mais dans la vraie vie…
Le « génie humain » ne peut-il nous offrir des marges de manœuvre ?
Je suis ingénieur, je reconnais donc les prouesses que peuvent représenter le fait d’avoir massifié telle chaîne de production automobile ou celui de récupérer le premier étage d’une fusée. Il y a eu et il y aura certainement encore du progrès technologique. Mais penser que cela va pouvoir continuer indéfiniment sur le même mode, au vu des ressources disponibles, représente un pari à la fois technique et social. Jusqu’à présent, chaque produit ou chaque service pris de manière unitaire est plus efficace en énergie et en ressources que par le passé. Produire une tonne d’acier consomme beaucoup moins de charbon et émet beaucoup moins de CO2 qu’en 1980. Mais, chaque fois que l’on obtient un gain d’efficacité, la consommation du produit ou du service, plus abordable économiquement, se développe, entraînant une augmentation de la consommation globale. Les moteurs de voiture actuels, par exemple, sont plus efficaces que ceux du passé. Seulement ils doivent mouvoir des voitures plus lourdes et consomment donc finalement la même chose. Le « gain d’efficacité » n’entraîne pas une diminution de l’utilisation des ressources. C’est ce qu’on appelle l’« effet rebond ». On le retrouve dans tous les domaines et il limite la possibilité de croître tout en respectant la finitude des ressources.
À quoi ressemble l’avenir du progrès technique, selon vous ?
Je crains que nous soyons pris dans la loi de Dennis Gabor. Ce physicien hongrois, Prix Nobel en 1971, disait en résumé que tout ce qui peut être techniquement fabriqué le sera. Il suffit que cela se vende pour qu’on le fabrique, ou, à l’inverse, il suffit qu’on le fabrique pour être sûr que cela va se vendre, en recourant aux forces du marketing, de la publicité et du consumérisme. Il n’existe pas, comme pour les médicaments, une « autorisation de mise sur le marché » pour les baskets qui clignotent ou pour les services numériques, aussi stupides soient-ils. Vous pouvez vendre ce que vous voulez. Et vous devez même le vendre, comme l’expliquait John Kenneth Galbraith dans Le Nouvel État industriel en 1967, car votre entreprise a trop investi en recherche et développement pour se permettre de le remiser aux oubliettes.
Bien sûr, il existe aussi une « bonne » innovation, tout n’est pas à jeter. Notamment dans le domaine du réemploi et du recyclage de matières, de la déconstruction des bâtiments… Mais tant qu’on ne fait pas évoluer les conditions réglementaires ou fiscales en faveur de ce type de démarches, je crains que le « progrès » ne suive encore les mêmes tendances qu’aujourd’hui.
« La croissance que nous vivons est sans doute une parenthèse dans l’histoire de l’humanité »
En quoi consisterait un progrès technique éclairé ?
Il faut réfléchir bien au-delà du technosolutionnisme actuel, qui consiste, en résumé, à remplacer des chaudières au fioul par des panneaux solaires. C’est nécessaire, mais loin d’être suffisant. Il faut flécher l’innovation technologique vers la sobriété systémique, vers l’économie de matière et d’énergie, afin d’endiguer les émissions de gaz à effet de serre, la consommation de ressources et les impacts sur le vivant.
Cela tient d’une responsabilité quasi philosophique : toutes les ressources que nous extrayons aujourd’hui, au prix d’une dépense énergétique et d’un impact sur le vivant importants, ont été accumulées lentement, géologiquement et biologiquement, par la planète. Nous allons les incorporer dans des objets et des infrastructures qui vont durer vingt ou trente ans pour certains, et parfois seulement trois jours. Nous devons faire preuve de discernement technologique : quelle est la meilleure allocation de ces ressources ?
« Mais a-t-on vraiment besoin de fioritures technologiques comme un réfrigérateur connecté ? »
Nous ouvrons en ce moment de nouvelles mines de lithium. Doivent-elles servir à fabriquer les batteries de quelques SUV qui pèseront deux tonnes ou à équiper des bus et de très nombreuses voiturettes ? Des terres rares comme le terbium servent à fabriquer les écrans couleur. Doit-on les intégrer aux panneaux publicitaires lumineux d’aujourd’hui ou les préserver pour les radiologues de l’an 2200 ?
Nous devons également entrer dans un âge de la maintenance, dans un monde qui pense beaucoup plus fortement l’entretien et la réparabilité des objets et qui en assure un démantèlement correct lorsqu’ils sont en fin de vie. Il y a là un champ pertinent pour l’innovation technique.
Les low tech sont-elles une voie d’avenir ?
La démarche low tech consiste à réfléchir aux besoins et à introduire de la sobriété dans les usages. D’abord en réfléchissant à ce que l’on confie à des machines ou à des logiciels. Pour rafraîchir un bâtiment, a-t-on besoin de stores « intelligents », qui suivent la course du soleil, ou peut-on s’appuyer sur des personnes qui tirent un store à la main ?
On peut ensuite chercher à fabriquer des objets moins complexes et qui seront donc plus faciles à recycler. Bien sûr, des capteurs qui permettent de vérifier la qualité dans les réseaux d’eau potable sont utiles. Mais a-t-on vraiment besoin de fioritures technologiques comme un réfrigérateur connecté ?
Les plus « accélérationnistes » pensent que l’intelligence artificielle va tout régler, que nous gérerons le climat avec de la géo-ingénierie, que nous produirons la nourriture dans des fermes verticales contrôlées, afin de supprimer les pesticides... À leurs yeux, nous fonçons vers la falaise, certes, mais il faut justement accélérer parce que c’est en dépassant une certaine vitesse que l’on inventera les ailes. Sauf que, jusqu’à maintenant, ce pari anti-pascalien – on a tout à y perdre, avec un lourd investissement – n’a pas fonctionné. Nous avons enfoncé presque toutes les limites planétaires, nous n’arrivons pas à nettoyer les océans des microplastiques ni à enrayer le réchauffement du climat. Mieux vaut donc mettre un deuxième fer au feu : une économie de la réparation, du partage, de la mutualisation de certains objets. Ce serait probablement diablement efficace, et cela pourrait aussi nous rendre plus heureux.
Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER