Camus a tôt fait l’expérience de l’engagement et de la désillusion politique. Deux ans après avoir rejoint les rangs du Parti communiste algérien, il s’en fait exclure parce qu’il désapprouve un changement de ligne imposé d’en haut. Il est immunisé contre le politique d’abord. Jamais plus il n’adhérera à un parti. On lit dans ses Carnets : « La politique et le sort des hommes sont formés par des gens sans idéal et sans grandeur ». Plus tard, il mettra en avant l’exigence du « parler vrai ».
Le Front populaire n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites aux Algériens et pour lesquelles Camus s’était engagé. En 1944, il préconise une autre façon de faire de la politique. Il fait plus confiance aux mouvements résistants qu’aux partis reconstitués. Il refuse de suivre la ligne, les directives d’un parti, fût-ce du parti socialiste, dont il a bien vu que c’était une machine refermée sur elle-même. Il soutient de l’extérieur les rénovateurs de la SFIO en 1946 et appelle à voter pour le Front républicain en 1955. Les deux fois, il a été déçu : c’est Guy Mollet qui a empoché la mise avec les brillants résultats que l’on sait*.
« C’était un révolté tout prêt à devenir un révolutionnaire, et non pas un pessimiste prêt à devenir un sceptique », écrit Jean Grenier de son ancien élève. Pour citer René Char, il est de ces « désenchantés » qui « ne sont pas devenus pour autant inactifs ». On peut refuser l’extrémisme sans pour autant devenir conservateur. Il n’a pas renoncé à changer le monde. C’est de la « politique politicienne » qu’il s’est dépris, de ses « demi-mesures » et « arrangements ». À l’époque, il évoque « les jeux du tréteau parlementaire ». Ces jeux se passent aujourd’hui à la télévision. Soixante ans après la mort de Camus, pas grand-chose n’a changé. « Nous avons remplacé le dialogue par le communiqué » : ce mot de Clamence dans La Chute vise les intellectuels dogmatiques, mais il s’applique aujourd’hui à une classe politique autiste comme elle ne l’a jamais été.
Le primat du politique était une idée largement partagée depuis la Révolution et sacralisée par la philosophie marxiste. Camus en fait la critique dans ses éditoriaux de Combat et ses chroniques de L’Express. Tout n’est pas politique. La politique n’est pas tout d’autant plus que le tout-politique tourne les acteurs sociaux vers l’État centralisateur. Lui-même reste à distance du personnel politique et compte sur les acteurs issus de la société civile, sur un mouvement social impulsé par les syndicats plus que sur les machines partisanes de la gauche pour résoudre la question sociale.
« Le démocrate est modeste, écrit Camus en 1948. Quelque décision qu’il soit amené à prendre, il admet que les autres, pour qui cette décision a été prise, puissent en juger autrement et le lui signifier. » C’est ce qu’ont trop oublié les politiques.
L’idéologie, du temps de Camus, avait réponse à tout : quand la réalité était en désaccord avec l’idéologie, c’était elle qui avait tort. D’où le déni des faits et la docte ignorance. « Les faits sont là et les idéologies doivent les reconnaître d’abord, pour ensuite, si elles ne veulent pas mourir, évoluer » : le principe de réalité doit l’emporter sur l’esprit d’orthodoxie. Qui veut changer le monde doit d’abord le voir tel qu’il est, et non tel que la sacro-sainte doctrine, marxiste jadis, néolibérale aujourd’hui, ou les grands intérêts veulent qu’il soit.
« Eux » et « nous ». Ce partage essentialiste conduit à celui entre ennemis et amis qui est catalyseur de haine. Les révolutionnaires, léninistes ou nationalistes, estiment que les contradictions politiques sont insurmontables et le compromis impossible, donc que, pour parvenir à une société homogène, il faut éliminer ou neutraliser l’adversaire. Camus, en démocrate, a refusé les manichéismes meurtriers. Il convient de débattre et de convaincre. Entendre les raisons de l’autre et ensuite, éventuellement, engager le combat. C’est une leçon des Lettres à un ami allemand. Elle garde sa pertinence en un temps où au débat a succédé l’empoignade. La démocratie offre un cadre pour trouver une issue positive aux conflits. D’où aussi la proposition d’une conférence ou d’une table ronde lancée dans L’Express quand la guerre s’exacerbe en Algérie.
Camus a fait prévaloir l’éthique de la responsabilité sur l’éthique de la conviction. Le démocrate doit être responsable, affronter les problèmes, ne pas les laisser s’envenimer. Il prend acte que la société est divisée. Cela implique de mener les dialogues avec les acteurs sociaux, de réaliser les compromis économiques, de réduire les inégalités quand il en est temps : les occasions manquées souvent ne se représentent pas. Ne jamais faire la politique du pire. Priver de toute légitimité les apprentis sorciers. Il faut surtout être cohérent. Cela signifie, par exemple, refuser les indignations unilatérales, les pensées de tribu et/ou de guerre. Les principes ne sont pas à géométrie variable. On ne peut pas les prôner ici et les piétiner là.
L’évolution n’est pas allée dans ce sens. Arc-boutée sur ses privilèges et passe-droits, la caste politique, comme la caste médiatique, est aujourd’hui plus que jamais coupée du peuple ou, si l’on préfère, de la société réelle. Cette fracture fait le lit des populismes belliqueux. Les professionnels de la politique, de gauche comme de droite, qui ont confisqué le suffrage universel, n’imaginent pas l’expérience quotidienne de leurs concitoyens parce qu’ils ne la partagent pas. Ils parlent à la place de ceux qu’ils sont censés représenter. Les dirigeants et les dirigés, les acteurs et les spectateurs de la décision publique n’appartiennent pas au même monde. Un homme politique devrait avoir des devoirs, pas des privilèges, et son engagement n’être « ni une carrière ni un loisir », écrit Camus, mais un service.
Le dérèglement climatique et le coronavirus ont précipité la crise du progrès et celle de la représentation. De nouvelles formes d’action et de délibération collectives, de civisme, sont à imaginer. Il faut des contre-pouvoirs, un parlement actif, des syndicats indépendants des partis, une justice libre, des associations de citoyens, des intellectuels vigilants, des espaces de dialogue, une société civile vivante. La politique ne peut plus être accaparée par des professionnels. Pour qu’elle soit « notre affaire de tous », mot de La Peste, il faut qu’elle ne soit pas tout pour quelques-uns. Ces idées sont dans Actuelles et L’Homme révolté.
* En dépit de quelques réformes sociales comme la mise en place d’une troisième semaine de congés payés, le bilan de Guy Mollet se caractérise surtout par une détérioration de la situation en Algérie et l’échec de l’expédition de Suez contre la nationalisation du canal par Nasser.