IRAK DU NORD. Pour monter sur la ligne de front anti-Daech, il faut se livrer à un véritable gymkhana. Check-points mobiles, bunkers, résistants kurdes embusqués derrière des sacs de sable. Le ciel entre Kirkouk et Tikrit, dans le nord de l’Irak, est encore clair, mais la terre est entachée de sang et de flaques de pétrole, le nerf de la guerre. Puis une sorte de no man’s land s’étend à droite de la piste, chaos interminable de maisons dévastées, fermes dynamitées, tracteurs calcinés, usines en coma prolongé. Le secteur est truffé de mines et de pièges, jusque dans les appareils électroménagers en déshérence. Un peu plus loin, les résistants ont retrouvé des pilules, drogues, Captagon ou autres amphétamines utilisées par les tueurs fondamentalistes pour se désinhiber.
Au-delà s’étend le fief de Daech, le royaume de la terreur noire, le réservoir de la radicalité absolue. Une barbarie polymorphe qui en fait toute sa force. Razzak, le combattant kurde qui m’accompagne, en chemise kaki et pantalon bouffant, n’a pas son pareil pour évoquer la stratégie de ses ennemis et leur goût pour la terre brûlée. « Ils sont arrivés dans la plaine et ont tout dévasté avant d’en repartir, talonnés par nos forces. »
Razzak, qui est un excellent tireur, sait que derrière le monticule de terre que nous longeons se cachent les snipers de l’État islamique, dont les Tchétchènes payés jusqu’à 7 000 dollars par mois. À trente kilomètres de Kirkouk, la grande ville pétrolière du Nord de l’Irak, les combats font rage. « Nous sommes les derniers remparts », martèle Razzak, qui semble autant expert dans l’art de louvoyer entre les frontières informelles que dans celui d’éviter les balles. « S’ils enfoncent ce muret, ils risquent de déferler par ricochet sur tout l’Irak. »
Kirkouk est la Jérusalem des Kurdes. Une ville étendue sur des dizaines de collines de sable desquelles émergent des derricks et que sillonnent trois mille kilomètres de pipelines, tuyaux divers, raccordements entre puits. Un capharnaüm de béton et de naphte qui connaît le goût de la poudre chaque jour ou presque. Lorsque Mossoul est tombée aux mains des sbires de Daech, le 10 juin 2014, quasiment sans combats, les combattants kurdes se sont rués sur Kirkouk et ses alentours en un raid-éclair. La ville leur est désormais acquise, le pétrole qui affleure le sol aussi. Et Daech convoite ces gisements d’or noir, afin de grossir son trésor de guerre.
Plus au sud, au fur et à mesure que le véhicule tout-terrain longe la ligne de front, Razzak devient plus nerveux et fume cigarette sur cigarette. « Donnez-nous des armes lourdes, des canons et des missiles, et on vous nettoie tout ça en six mois, jusqu’en Syrie !» lance-t-il en désignant le fief de l’État islamique.
La voiture s’est arrêtée près d’un monticule de sable et de terre. Au sommet, des résistants surveillent les mouvements des fondamentalistes. Il y a là des hommes et des femmes de plusieurs pays, Irakiens, Syriens, Turcs, Iraniens aussi, tous unis contre les soldats de Daech. Ils n’ont que peu d’armement, des kalachnikovs, des lance-roquettes anti-char, des mitrailleuses 12.7. Lorsque détonnent des rafales alentour, les femmes combattantes se protègent à peine. Habituées aux attaques incessantes de Daech, elles font belle figure et aiment en rire. Ce sont des amazones de courage et de passion.
Razzak m’invite sur le promontoire qui sert de point de vigie, au-delà d’une maison transformée en casemate et de petites tranchées, étrangement bordées d’arbres fruitiers, comme si la vie ne voulait pas renoncer dans ce champ macabre. Un balcon sur l’atrocité. Il faut baisser la tête pour ne pas s’exposer aux frappes des tireurs d’élite. « Vous le voyez, là, le drapeau ? » Des centaines de mètres plus loin, on distingue des bosquets et des murets de terre derrière lesquels s’embusquent les fanatiques de l’État islamique. La ligne de front est mouvante, à l’instar des frontières dans la contrée, vœu de l’État islamique qui s’est empressé en juin 2014 de démolir à coups de bulldozers le mur de sable dans le désert qui sépare l’Irak de la Syrie. On songe à Dos Passos et à son Orient-Express, lorsque l’écrivain américain qui s’est aventuré jusqu’aux abords de ces palmeraies dans les années vingt décrivait un Levant aux frontières toujours en mutation.
En face commence le territoire de Daech. Un espace grand comme la Grande-Bretagne et peuplé de 8 millions d’habitants. Depuis 2014, l’organisation radicale a bouleversé l’ordre d’une partie du monde. Frontières transformées ; pseudo-califat autoproclamé à cheval sur deux pays, l’Irak et la Syrie ; volonté de porter le djihad dans tout le monde arabo-musulman et en Europe, considérée comme un ventre mou ; une armée duale, conventionnelle d’un côté et composée de terroristes de l’autre, organisés en réseaux et cellules indépendantes à l’étranger, basées notamment sur l’islamo-gangstérisme. Et surtout un énorme trésor de guerre, fort de deux milliards de dollars – soit dix fois plus au minimum que le budget des talibans. Sur la ligne de front entre Kirkouk et Bagdad, Daech aligne ses unités de tireurs d’élite et de chair à canon, susceptibles de monter à l’assaut au premier ordre. Des Irakiens et Syriens mais aussi plus de 5 000 combattants étrangers, Tchétchènes, Nord-Africains, Français, Belges, Turcs. Tous partisans d’un sanguinaire djihad sans frontières et de l’infiltration européenne par une nébuleuse terroriste. Sur 30 000 combattants que compterait l’État islamique, 10 000 auraient trouvé la mort au cours des 11 000 frappes de la coalition internationale menées depuis l’an dernier. Ils auraient été promptement remplacés, assurent différentes sources irakiennes et occidentales. La branche francophone, quant à elle, ne cesse de prendre de l’ampleur, notamment par sa capacité à exporter les projets d’attentats et par ses plans de communication sophistiqués. Un mouvement d’autant mieux structuré qu’il s’est renforcé avec les anciens baasistes : les membres du parti Baas de Saddam Hussein, qui portent tous des noms de code, représentent la grande majorité des cinquante premiers dirigeants de Daech.
C’est ainsi qu’a pu émerger cette structure unique de mouvement armé, forte de quatre piliers. Primo, un État en devenir que le monde occidental a sous-estimé pendant deux ans. Secundo, l’existence de réseaux dormants dans la plupart des pays européens, et notamment en France et en Belgique. Tertio, le recours à des techniques de communication et de propagande ultramodernes, déterritorialisées, avec des ramifications dans le monde entier. Quarto, un coffre-fort conséquent. Quatre caractéristiques jamais réunies jusqu’à présent par un groupe politique ou religieux, et que je n’ai vues nulle part ailleurs, dans aucun des quinze mouvements armés avec lesquels j’ai pu séjourner durant vingt ans de reportage de guerre. Même avec Al-Qaïda, au départ mentor des « Daechiens », qui a toujours rejeté l’idée d’un territoire. L’État islamique a acquis ainsi une « capacité de projection impressionnante », comme l’affirment les experts, désormais capable de frapper à peu près n’importe où au Proche-Orient et en Europe. Affairé à penser d’une manière rationnelle ce terrorisme, l’Occident n’a pas su définir la nature du péril. « Nous n’avons même pas saisi les lignes de base », a reconnu en décembre 2014 Michael Nagata, le chef des opérations spéciales américaines dans une note confidentielle recueillie par le New York Times.
Rizgar Mustafa, lui, connaît bien son ennemi et la ligne de front. Pendant plusieurs années, il a fait partie des peshmerga, les forces kurdes qui ont combattu contre l’armée de Saddam Hussein. Héros de la résistance, grièvement blessé – il porte encore trois éclats d’obus dans la tête –, il a décliné des postes prestigieux et a préféré créer une école franco-kurde à Souleymanieh, à l’est de Kirkouk. Mais il reprendrait aussitôt les armes si sa ville était menacée. Pour lui, si Daech est aussi puissant, c’est que les pays occidentaux et de la région ont fermé les yeux sur la montée en puissance du groupe et ses revenus. « La Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar, assure-t-il, ont financé le mouvement dès le début. » Il roule sur la piste qui longe les tranchées, à portée de tir des islamistes d’Al-Baghdadi, le chef nominal du mouvement, et analyse la tactique de Daech. D’abord, des attaques-suicides à bord d’un véhicule tout-terrain ou d’un Humvee, ces semi-blindés américains en forme de scarabée récupérés sur l’armée irakienne et renforcés de blindages à l’avant par les assaillants. Ensuite, dans une deuxième vague, un assaut massif de fanatiques, très bien encadrés. « On a du mal à résister à ce genre d’attaque », reconnaît un commandant de la résistance, qui a récemment perdu 76 combattants lors d’une contre-offensive. Dans son bunker mal cloisonné, il donne le change aux assaillants. Il dispose, il est vrai, de précieux indicateurs dans les parages, rétribués ou non. Quelques jours plus tôt, des forces spéciales françaises ont fait escale ici. « Les gars de Daech l’ont su et ils ont eu si peur qu’ils n’ont pas bougé pendant plusieurs jours », s’amuse le commandant. Devant la casemate, un missile Milan est monté sur un Humvee, prêt à déferler sur l’ennemi.
La dernière attaque des islamistes a cependant été spectaculaire. Le 3 novembre, un commando réussit à pénétrer derrière les lignes, gagne la petite ville de Dibis et parvient à tuer quatre policiers avant d’être éliminé. Daech veut montrer que nul rempart ne peut l’arrêter. Et que ses hommes peuvent porter la guerre urbaine jusque dans les grandes villes européennes.
Alors que la voiture de Razzak poursuit sa route, le long de la ligne de front, Rizgar montre un conduit sur la droite. Un pipeline qui relie un puits pétrolier à la raffinerie voisine. L’or noir ne s’écoule plus dans ce tuyau-là, mais du côté de l’ennemi, le pétrole coule à flots.
Au loin, on distingue les flammèches des puits en feu. Entre les champs irakiens et syriens, l’État islamique peut compter sur une production de 50 000 à 80 000 barils par jour, plus ou moins raffinés. Le pétrole est ensuite revendu entre 12 et 18 dollars le baril à des tribus sunnites de l’endroit, qui les soutiennent de facto. Ou parfois directement aux Turcs et aux Jordaniens. Les contrebandiers, on le sait, se moquent des frontières, davantage encore au Moyen-Orient. Certains peuvent gagner avec l’or noir jusqu’à 300.000 dollars par mois. Le racket représente lui aussi une ressource de taille. Les cadres du mouvement fondamentaliste, épaulés par les membres des anciens services secrets de Saddam Hussein, recherchent sans cesse des personnes à enlever – commerçants, ingénieurs, membres de grandes familles, chefs de tribus. Un véritable trésor – entre 600 et 800 millions de dollars par an – s’est ainsi constitué par le versement de rançons et l’extorsion, de Mossoul à Rakka, de Ramadi à Deir ez-Zor.
Autres revenus : ceux du phosphate et du coton, cultivé en Syrie par des paysans qui n’ont guère le choix que de poursuivre leur besogne. Les ballots sont vendus en Turquie, grand exportateur de vêtements de pamuk – coton en turc. Enfin, le trafic d’êtres humains, l’esclavage sexuel (de 40 à 165 dollars par tête selon l’ONU) et le négoce d’œuvres d’art, telles les statues dérobées à Ninive, Mossoul, les autres sites mésopotamiens et Palmyre en Syrie. « Les plus belles pièces ne sont pas détruites, contrairement à ce que tente de montrer la propagande de Daech, mais proposées sur le marché international par des intermédiaires », assure un expert européen en œuvres d’art.
Ainsi cet ennemi imperceptible parvient-il à développer sa stratégie de la terreur. D’abord par la création d’une armée et ensuite par l’envoi de commandos en Europe. Le Vieux Monde « aux anciens parapets» de Rimbaud n’a pour eux plus de murailles. L’armée ? Elle s’est surtout nourrie de prises de guerre. Mossoul n’en est pas la moindre. Lors de la chute de cette ville de 1,3 million d’habitants l’an dernier, défendue par 36 000 soldats irakiens, les combattants de Daech se sont emparés d’un millier de véhicules blindés, d’armements lourds, de missiles d’une valeur totale d’un milliard de dollars, et de 500 millions de dollars en liquide dans les sous-sols de la Banque d’Irak. Jamais un groupe terroriste n’a possédé autant de blindés.
Dans le camp de déplacés d’Arbat, à l’est de Souleymanieh, se terrent des sympathisants ou des proches de Daech. Ils applaudissent dès que l’État islamique s’empare d’une ville, suscitant l’effroi des autres réfugiés, dont les Yézidis et les Kurdes. Une incroyable cohabitation de l’effroi. C’est précisément ces victimes de la terreur que viennent soigner le docteur Alain Serrie et son équipe de DSF (Douleurs sans frontières). « La douleur est double ici : physique et psychologique », lance ce professeur de l’hôpital Lariboisière à Paris. Et la tâche est immense, dit-il. « La souffrance est souvent taboue en Orient. Et encore plus pour les femmes victimes de viols. » Aventurier de l’humanitaire, Alain Serrie est à la recherche de fonds pour sauver sa mission, unique au monde. Une digne continuation de la saga des french doctors.
À quelques dizaines de kilomètres de là, le résistant Rizgar Mustafa, grand amateur de poésie, rêve d’appliquer la sentence d’Aragon, « Contre les violences tourne la violence ». Car la dualité de l’État islamique, armée classique et groupes terroristes, pourrait le mener à sa perte par une fuite en avant. Mais pour l’heure, Daech mène la danse, et la poudre continue de parler, avec un ennemi à la fois tangible et insaisissable. À l’image de la ligne de front, floue, mouvante, qui se déplace jusque dans le Vieux Monde. Et qui augure d’une guerre nouvelle, à laquelle nul n’était préparé.