LA FRANCOPHONIE : « Une même planète, une même famille. » Un slogan qui fait chaud au cœur.

Vivant au Liban, je rêvais du jour où je rencontrerais mes « cousins » en langue française venue d’ailleurs.

Pas le moindre Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Patrick Chamoiseau, Tahar Ben Jelloun ou Gaston Miron, pas d’Assia Djebbar non plus lors de mon arrivée à Paris. Vivaient ailleurs, éparpillés sur les cinq continents, dans des pays perturbés par les séismes politiques, terrestres, religieux, pour ne pas dire terroristes.

Avaler des tonnes de lectures m’a fait comprendre qu’il y a des francophonies au sein de la francophonie. Ce que je prenais pour les membres d’une même famille sont des frères d’emprunt, des cousins de la main gauche.

Inutile de chercher des similitudes entre la langue française qui respire le grand air de l’Argentin Hector Bianciotti et celle pétrie de larmes de l’Espagnol Michel del Castillo, entre les romans qui sentent l’écorce et la neige de la Québécoise Anne Hébert et ceux tissés de superstitions et de maléfices de Tchicaya U Tam’si ou d’Alain Mabanckou.

Pas de similitudes non plus entre le français vorace d’un Jacques Chessex à l’appétit d’ogre et le beau lyrisme de Michael Edwards, de Léopold Sédar Senghor, d’Aimé Césaire ou de la langue si jouissive d’un Dany Laferrière.

La langue française nous prête ses mots, à chacun d’en faire ce qui lui convient, d’en faire ses livres.

Nos livres, nous les avons traduits, parce qu’écrits à distance avec l’exil pour levain.

« L’exil, porte ouverte pour les uns, tombeau pour d’autres », dit le proverbe.

Nos écrits, croix pour les uns, flambeau pour d’autres, seule arme pour ceux qui fuient les égorgeurs qui exercent impunément au grand jour.

Faux cousins, frères d’opérette, les écrivains francophones ont créé une langue française sur mesure, pour leurs besoins personnels ; les condiments et épices apportés dans leurs cabas donnent à la langue française écrite en France les saveurs et odeurs qui lui manquent depuis qu’elle s’est voulue froide et austère – « dépouillée jusqu’à l’os », prônent certains –, loin de la langue ample et riche de Rabelais.

Exclus les métaphores, les adjectifs, les sentiments qualifiés de sentimentalité. Exclus le sens, même le style, « démodé ». La langue française se voudrait-elle muette ? Et peut-on dîner de l’arête d’un poisson quand on attend un dos de cabillaud dans son assiette ?

Passer de l’arabe maternel à la langue française apprise dans les livres m’a longtemps donné l’impression de franchir les frontières entre deux pays, avec les manques et les rajouts nécessaires à ce passage.

J’écrivais une langue et louchais vers l’autre, à la recherche des sonorités communes, avec le désir fou de les réunir dans un même moule, d’écrire le français de droite à gauche, l’arabe de gauche à droite.

J’écrivais vite de peur que les mots ne s’échappent, sans perdre de vue leurs équivalents en langue arabe.

De retour dans mon pays, après des années d’absence dues à une guerre longue de quinze ans, j’ai découvert que le fait d’écrire en français ne m’avait pas faite différente des femmes de mon village qui créent avec les herbes et les racines ce que je crée avec les mots.

Passeur clandestin entre deux langues, funambule sur deux cordes, l’écrivain francophone, qu’il soit arabe, africain ou créole, a l’impression de conduire deux voitures à la fois. Irait droit dans le mur sans la langue française, son garde-fou contre les dérapages.

Être francophone ne consiste pas à troquer une langue contre une autre mais à les faire cohabiter, l’esprit de l’une dans le corps de l’autre, pour oser dire l’indicible en langue maternelle.

L’écrivain francophone, porte-parole de ceux qui n’ont pas de voix, les êtres muselés par la peur d’être dénoncés ou égorgés.

Écrire à distance libère la parole.

Vivant dans mon pays, je n’aurais pas raconté mon frère poète envoyé par son père dans un asile de fous parce qu’il se droguait, je n’aurais pas écrit : La Femme qui ne savait pas garder les hommes, qualifié de confession, de mise à nu, de charge terrifiante contre moi-même.

Écrire en français ne m’a pas changée. 

Écrire en français pour un Congolais, un Arabe, un Tchèque ou un Québécois ne revient pas à renoncer à son identité mais à l’ouvrir à d’autres peuples, d’autres communautés. 

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