C’était pour le numéro 100 du 1. Il fallait marquer le coup, convoquer la couleur. Nous étions en vie après cent numéros, ça valait la peine de déranger un grand vivant ! C’est Natalie Thiriez, notre directrice artistique, qui a eu cette belle idée. Si on demandait à Fromanger ? Fromanger ? Oui, Gérard Fromanger, le grand coloriste dont l’exposition triomphait à Beaubourg, le peintre militant de Mai 68 immortalisé par Jean-Luc Godard dans son Film-Tract no 1968. On y voit naître un de ses tableaux iconiques, le drapeau bleu, blanc, rouge où le rouge coule doucement mais inexorablement sur les autres couleurs, traverse le blanc puis envahit le bleu comme une traînée de sang, une main de sang. 

 

En sollicitant l’ancien animateur de l’Atelier populaire des Beaux-Arts, notre espoir était moins dramatique, puisqu’il s’agissait de célébrer un joyeux anniversaire. Longtemps indissociable de l’histoire de l’extrême gauche, du Libération de Sartre et de Serge July, Fromanger accepta sans se faire prier un déjeuner, d’autres déjeuners, des visites dans son atelier, des collaborations, tout ce qu’on voulait, puisqu’il était dit d’emblée qu’on allait beaucoup s’aimer. Il suffit d’une première rencontre, pleine d’anecdotes, de confidences, d’emportements, d’indignations, d’éclats de rire, pour sceller notre pacte. C’était en mars 2016, le début d’une amitié partagée sous le signe de l’enthousiasme, de la passion de créer, de la générosité surtout d’un artiste unique et à la fidélité sans faille, chaleureuse et toujours prévenante. Passionné d’actualité, toujours prompt à saisir ses feutres ou ses pastels gras, il nous inonda de ses visions du monde et de l’époque, donnant à l’information ses teintes de noblesse, dans un feu d’artifice rouge et orangé, jaune vif ou bleu cobalt.

 

Atelier de Gérard Fromanger à Paris, mars 2016 © Mickaël Bougouin pour le 1

 

Gérard Fromanger n’était pas seulement ce peintre qui captait le mouvement de la foule ou l’expression la plus profonde des visages – comme dans l’éblouissant portrait de Camus qu’il nous offrit fin 2020, dans la lignée de ses œuvres célèbres, de Gérard Philipe à Michel Foucault. Il avait une maestria unique pour redonner au monde gris, qui souvent le mettait en rage, d’improbables couleurs qui, faute de le rendre plus vrai, nous le rendaient infiniment plus aimable. Le fil du temps renforça sans cesse celui de l’amitié complice. Pour le lancement de notre trimestriel Zadig, au printemps 2019, il accepta de nous confier ses silhouettes en aplat éclatant, reconnaissables entre toutes, qui vinrent peupler la tranche de notre magazine, formant une entraînante farandole. Entre-temps, Laurent Greilsamer avait réalisé des heures et des heures d’entretiens avec celui qu’on n’appelait plus que Gérard, donnant un livre où l’on peut entendre la voix si singulière, tempétueuse et tendre de notre intarissable ami, où perce son regard malicieux sur les choses et sur les gens. Dans Fromanger de toutes les couleurs (Gallimard, 2018), on croise Giacometti et Prévert, qui chacun l’avaient pris sous leur aile. On touche du doigt son immense curiosité, son humanité, tout ce qui faisait qu’on l’aimait.

 

L’annonce de sa mort le 18 juin nous a saisis. Notre tristesse est à la mesure de la joie qu’il nous apportait. On avait fini par le croire indestructible, trompant chaque fois la mort en s’échappant de son atelier parisien pour rejoindre son havre de Toscane où il continuait de peindre sans relâche. Son cœur, qu’il avait immense, l’a lâché. Mais Gérard reste avec nous, « conteur magnifique », éternel ami pour la vie et davantage.

 

 

ÉRIC FOTTORINO