Les violences causées par la mort du jeune Nahel, tué à bout portant par un policier le 27 juin à Nanterre, ont littéralement embrasé le pays. Ce drame et ses conséquences soulèvent de nombreuses questions, qui dépassent les seules violences policières pour interroger plus largement les racines de la violence en France. Après la crise des Gilets jaunes et les manifestations contre la réforme des retraites, les occasions d’en découdre avec l’État et les forces de l’ordre se multiplient, essentiellement dans les villes. Pourquoi ces tensions extrêmes ? Quels sont les maux profonds dont la France ne parvient pas à guérir ? Qu’avons-nous raté dans la politique des banlieues, dans l’éducation et, plus largement, dans le processus historique d’intégration ?

Depuis sa création il y a près de dix ans (avril 2014), le 1 s’est donné pour mission d’éclairer notre époque avec les regards les plus variés d’experts, d’intellectuels, d’écrivains et, bien sûr, de journalistes. Il s’efforce ainsi d’introduire des réflexions et des explications durables, dans une société sans cesse dominée par l’éphémère et une forme d’amnésie. C’est pourquoi, fidèles à notre démarche de fond, nous vous ouvrons pour la première fois une sélection de nos archives (du 1, pour l’essentiel, et de notre trimestriel Zadig sur la France), en écho aux événements dramatiques de ces derniers jours. Par sa démarche et ses approches, abordant sans cesse les problèmes du moment avec recul, le 1 est plus que jamais un journal actuel. De même que Zadig, dont nous avons extrait cet entretien phare avec Jean-Louis Borloo, paru en septembre 2021, pour ouvrir cette semaine d’éclairages nourris par nos archives.

Eric Fottorino

 

Après le rejet de son plan pour les banlieues, en 2018, par le président Macron, l’ancien ministre revient sur ses propositions. Il prône notamment la création d’une Cour d’équité territoriale pour corriger les inégalités dont sont victimes ces zones, une reprise du soutien aux associations, des campus numériques pour enseigner les métiers du digital...

En quoi les banlieues populaires représentent-elles l’avenir de la France ?

Cette jeunesse des quartiers, c’est la lumière. Elle est multi-tout : souvent multilingue, originaire de pays avec des formes d’art incroyables ; elle a le sens des anciens, une très grande agilité intellectuelle... Bien sûr, il ne faut pas tout idéaliser, je ne suis pas naïf. Mais je suis convaincu que dans ce monde moderne, c’est un apport considérable : l’économie numérique, l’art, la musique, la logique de fratrie... Ces quartiers sont le lieu de la création dans notre pays. Et pas seulement dans les domaines footballistique ou artistique, en business aussi ! La création d’entreprises y est bouillonnante.

 Mais la discrimination à l’embauche oblige les habitants à se mettre à leur propre compte, ne serait-ce que les assistantes maternelles, les livreurs ou ceux qui travaillent dans la petite restauration...

 Oui, l’entrepreneuriat est l’un des modèles. Quand l’école ou le monde du travail ne tiennent pas toutes leurs promesses, il vous reste la débrouille et l’entrepreneuriat. Cette jeunesse est lumineuse, intelligente, habile. Elle a une culture en partie différente, certes, mais d’un niveau très élevé... Elle représente une forme d’avant-garde ! Mais on en fait l’inverse. Le drame de la France, c’est d’être une voiture à quatre cylindres qui tourne sur trois. Le quatrième cylindre, c’est la jeunesse des quartiers : 150 000 jeunes qui ne sont pas dans le train. Vous connaissez un pays qui peut se permettre d’avoir 150 000 jeunes en bas des immeubles, qui attendent ? C’est absurde ! Ces quartiers sont un drame ou une chance pour notre pays, il faut juste savoir ce qu’on veut.

Il faudrait donc renverser le récit, se dire que ces quartiers sont une solution et non un problème ?

Évidemment ! Il faut par exemple que leurs écoles soient les meilleures, qu’elles soient trilingues ! Mais renverser le récit ne suffit pas. Dans le rapport que j’ai rendu au président en 2018, je fais cinq pages d’entrée pour expliquer pourquoi on ment : dans les quartiers, il y a quatre fois moins de moyens qu’ailleurs, rapporté au nombre d’habitants. Je dénonce cette manipulation des chiffres qui est invraisemblable. La République fait beaucoup moins pour ces zones en apesanteur que pour les autres ! Pourquoi est-ce que je souhaite instaurer une Cour d’équité territoriale ? Pour contraindre le recteur d’académie qui met plus de moyens à Versailles qu'à Mantes-la-Jolie ! Il faut arrêter de dire : « Voici les objectifs pour les banlieues. » Moi, je veux savoir quels moyens vous mettez aujourd’hui. À Grigny, près de Paris, parfois deux tiers des enfants qui entrent en maternelle ne parlent pas français. Bien sûr qu’il faut des moyens ! Mais il y en a moins que pour le lycée Henri IV. Et si on me dit : « Ces quartiers sont des sas d’accès à la République », très bien, mais alors qu’on accueille ces familles et qu’on s’en occupe sérieusement !

Vous étiez ministre lors des émeutes de 2005. Quelles leçons tirez-vous de ces événements ?

Les émeutes de 2005 n’ont pas été réglées avec les seuls hélicoptères de nuit. Il y a eu aussi les mamans-relais, puis les grues de la rénovation urbaine – les grues sont la main tendue de la République. La rénovation urbaine représente onze fois le plan Haussmann en nombre de logements rasés et reconstruits ! Les zones franches urbaines, les équipes de réussite éducative... En 2005, toute la République s’est mise en branle. Résultat : en 2010, de nombreux quartiers ont retrouvé le sourire, le climat était apaisé et les chiffres de la délinquance avaient considérablement baissé. Tout n’était pas résolu, tant s’en faut, mais il y avait eu un progrès extraordinaire. Et puis ça s’est arrêté. Personne n’a jamais décidé de suspendre ces programmes, mais puisque le sujet n’était plus brûlant dans l’actualité, les politiques de soutien ont peu à peu disparu.

Aujourd’hui, l’agence de rénovation urbaine, par exemple, est à l’arrêt...

Elle l’a été complètement pendant cinq ou six ans... Heureusement, depuis un an ou deux, cela repart. Mais le soutien aux clubs de foot amateurs et aux associations baisse considérablement. Du coup, vous avez des mères seules, avec quatre ou cinq enfants qui descendent en bas des immeubles, qui restent entre eux... Ils essaient de décrocher un stage découverte en troisième, c’est impossible... Bien sûr que c’est un drame en puissance.

 Supprimer les emplois aidés, geler les subventions aux associations, c’était donc des erreurs majeures ?

Plutôt une occasion manquée. Il y a par exemple à Garges-lès-Gonesse, en banlieue de Paris, une école d’inclusion par le sport, avec des coaches sportifs qui viennent chercher des jeunes, qui leur donnent un cadre et des règles, qui les motivent, ce qui a un effet positif pour la vie scolaire ou pour le premier emploi. Ils sont vraiment formidables. Les associations sont essentielles dans ces quartiers ! Et pourtant, on baisse drastiquement les subventions. Toutes ces décisions catastrophiques, qui considèrent que les APL ou les emplois aidés sont des moyens mal investis, sont dignes de fermiers généraux de l’Ancien Régime. Je me souviens m’être disputé avec quelqu’un qui me tenait ce discours : « Tu te rends compte, les emplois aidés, quelles dépenses... » Je lui ai répondu : « Qu’y a-t-il de plus “emploi aidé” qu’un inspecteur des finances ? On te paie même tes études ! Une femme qui essaie d’élever seule ses enfants, qui va faire 20 heures en soutien à l’école, est-ce que c’est un emploi aidé ? »

Êtes-vous en colère contre les élites, contre la technocratie ?

Ce n’est pas la technocratie qui me gêne. Il faut des fonctionnaires – ceux-ci sont par ailleurs compétents et dévoués. Ils permettent de faire marcher un État, une région ou une ville, c’est très bien. Je vais vous dire une chose : le séparatisme des élites est au moins aussi important que celui des banlieues. Ceux qui affirment, par exemple, à 45 ans, en pleine réussite : « J’ai opté pour un pays où il y a moins de prélèvements », alors que leur réussite est le fruit de notre communauté éducative, de notre système de santé, etc., ce sont eux les séparatistes.

 En quoi les banlieues de France sont-elles particulières ?

La France est dans une situation paradoxale : nous sommes à la fois la première République laïque et la fille aînée de l’Église. Et nous avons connu la conjonction de trois phénomènes. D’abord, les dégâts causés par les signataires de la charte d’Athènes : selon eux, il fallait construire une cité sans contact avec la société – sans voitures, sans commerces, coupée du monde... Ce sont des zones « hors- sol », ce n’est pas la ville ! Ensuite, une immigration de travail qui est devenue une immigration de famille : prenez l’usine Simca de Poissy, on a créé Chanteloup-les-Vignes à côté, on a fait venir trente nationalités différentes... et ce juste au moment où – troisième phénomène – on désindustrialisait ; alors on a fermé Simca, et on n’a pas mis les moyens pour accueillir les gens. Il y a donc eu ces trois phénomènes conjugués – avec, en plus, une élite consanguine qui n’a pas réalisé ce qui se passait –, et on en paie le prix deux à trois générations plus tard.

Pourquoi ? Est-ce en raison des discriminations, qui aggravent la situation, ou de l’école de la République qui ne tient pas ses promesses ?

Ce n’est pas l’école qui est en cause – je salue d’ailleurs le travail très difficile accompli par les professeurs –, mais la ségrégation urbaine. Pour la première génération, qui est tellement heureuse d’être là, ça ne joue pas. Pour la deuxième, ça commence à gripper. Pour la troisième, c’est soit la surintégration, soit la haine. Ce qui est désespérant, c’est que ce n’est pas si difficile à résoudre. On parle de quoi ? 150 000 jeunes et 100 000 mères qui ont perdu pied. C’est une petite guerre à mener ! Il suffit de faire les choses méthodiquement.

Comment s’y prendre, justement ? Que proposait votre rapport de 2018 ?

Il présentait dix-neuf programmes à mener de front. Le problème est le même dans ces quartiers que dans les zones rurales très délaissées, dans les DOM et dans les petites villes moyennes « en déprise » : les habitants y ont moitié moins d’espérance de réussite que sur le reste du territoire de la République – moitié moins de chances d’avoir un rendez-vous chez le gynécologue, moitié moins d’accès aux grandes écoles, etc. On parle d’un noyau dur de 2 ou 3 millions de personnes, ce n’est rien ! Mais il faut traiter tous les problèmes en même temps : ceux que rencontre la mère qui a sept enfants, qui travaille à mi-temps au Lidl d'à côté et qui n’a pas le permis de conduire ; ceux de la jeune fille qui a subi des violences et a besoin d’un lieu d’accueil sécurisé ; ceux des lycéens qui cherchent des stages... On a besoin d’une association comme Nos quartiers ont du talent, on a besoin de défiscaliser toutes les créations d’entreprise, d’instaurer une baisse de la TVA, de mettre en place des équipes de rue, de créer des places de crèche même si les villes sont pauvres – il y a quatre fois plus de places de crèche à Puteaux qu’à Garges-lès-Gonesse, c’est inadmissible !

« Le grand malentendu est de croire que la France est un pays centralisé »

Il faut aussi monter des campus numériques pour lutter contre l’illectronisme, pour enseigner les métiers du digital... Dans ce domaine, les jeunes des quartiers sont doués et partent à égalité avec les autres. Ils ne sont pas handicapés par le manque de réseau, l’absence de maîtrise du latin et du grec ou une moindre familiarité avec le Lagarde et Michard. Nous avons également proposé la création d’une « académie des leaders » : je demande qu’on réserve aux jeunes des quartiers cinq places par an dans chacun des grands corps de l’Etat. Cette académie recruterait des jeunes de façon très sélective mais sur des critères différents : intelligence, adaptabilité, leadership... Avec 500 jeunes diplômés par an, je peux vous garantir que, dans dix ans, ils copiloteront le pays ou, en tout cas, ils lui apporteront toute leur richesse. Le recrutement des écoles françaises, par ailleurs de qualité, ne laisse pas assez de place à des talents formatés différemment. Vous croyez qu’en Inde ou aux États-Unis, on sélectionne uniquement sur des critères classiques ?

Selon vous, il faut une mobilisation concertée de tous les acteurs ?

Absolument. Le grand malentendu est de croire que la France est un pays centralisé. La France est un pays émietté. L’Etat commence l’année à 30 % de déficit, il a peu de moyens. L’argent se trouve partout ailleurs : à la Cnaf, à la Cnam, dans les régions, dans les départements, dans les agglomérations, à la Caisse des dépôts, à Action logement... Le pouvoir de proximité est là. Si vous voulez traiter un problème, faites-le avec tout ce monde, de façon convergente. Changer la donne prend deux ans et demi ; gagner l’essentiel, deux ans de plus, à condition que l’effort soit soutenu. En cinq ans, vous verrez une puissante transformation. Et ce sont des points de croissance, ce sont même nos seuls points de croissance marginaux ! Mais l’Etat seul ne peut pas tout régler.

Que faudrait-il pour l’aider à sortir de l’ornière ?

Je crains qu’on ait découragé l’ensemble des acteurs. Or, il faut que tous travaillent de concert. Je ne dis pas qu’il n’y a pas eu des choses faites, mais nous n’obtiendrons un résultat que si tous les programmes sont menés en même temps. Les militaires connaissent cela : à un moment donné, il faut un tir groupé.

Le plan bien établi que vous évoquez représentait un espoir fou... Pourquoi avoir à peine réagi lorsqu’Emmanuel Macron l’a rejeté ?

A vrai dire, j’ai eu la conviction que c’était un malentendu et que l’essentiel serait fait, même différemment. Et d’ailleurs, rendez-vous avait été pris pour début juillet, quelques semaines plus tard. En outre, j’avais fait ce travail à la demande du président, qui a la légitimité démocratique, et je me suis dit que réagir négativement à ce moment-là aurait jeté de l’huile sur le feu. Je préférais que tout le monde reste dans une dynamique positive.

Pour vous, les quartiers prioritaires de la politique de la ville sont-ils aujourd’hui dans une situation similaire à celle qui a précédé les émeutes de 2005 ?

Le niveau de perte de contrôle de la République est équivalent, mais la forme est différente. A l’époque, le sujet de l’islamisme conquérant n’était pas prégnant – il existait, mais sans être prégnant.

Que pensez-vous de mesures avancées aujourd’hui, comme la légalisation du cannabis pour faire baisser la délinquance ou la lutte contre le contrôle au faciès ?

 Sur la drogue : les quartiers ne servent que de théâtres d’opérations. Si la police débarque, quinze jours après, le trafic est complètement ailleurs. C’est une erreur de penser que « drogue » et « quartier » sont synonymes. Les mamans du quartier ne demandent pas la légalisation du cannabis ! Elles veulent savoir si leur fiston a un problème d’oreille ou s’il est dyslexique. Parce la dyslexie est un problème bien plus grave quand votre père n’est pas là, que votre mère n’est pas francophone et que l’institutrice n’est pas remplacée lorsqu’elle est absente. Voilà ce qu’elles demandent ! Ou le permis de conduire à un prix plus abordable.

Mais les jeunes, eux, demandent des mesures antidiscrimination, vous ne pensez pas ?

Peut-être. Tout est dans tout. Moi, je me concentre sur les fondamentaux : comment s’organise-t-on pour résoudre les douze ou quinze problèmes centraux ? Ensuite, les choses viennent par surcroît. Des débats sur la discrimination, sur la violence policière, sur le cannabis ne peuvent pas tenir lieu d’action publique pour traiter le sujet fondamental.

Le sujet fondamental, selon vous, c’est la ségrégation urbaine et l’absence de perspectives ?

Oui ! Je veux que les gens aient plutôt envie de venir dans ces quartiers que d’en partir. Quand j’ai vu les premières promotions d’accession à la propriété à La Duchère, à Lyon, je me suis dit : « C’est gagné là-bas. » Rien n’est une fatalité ! Prenez pour les départements d’outre-mer, dans un autre domaine : le potentiel de production d’énergie est extraordinaire. Mais on n’en fait rien parce qu’il faut appliquer les mêmes règles qu’en métropole.

Avez-vous l’impression d’être écouté par les décideurs sur ces sujets ou est-ce passé de mode ?

Je n’ai pas du tout le sentiment que c’est passé de mode, sinon ça ne défilerait pas dans mon bureau... Qui peut raisonnablement avoir envie de s’occuper de ce pays, d’une manière ou d’une autre, et ne pas s’inquiéter de cette question ? Les gens savent parfaitement, consciemment ou non, qu’il faut la traiter.

Et si on ne le fait pas ?

Alors ça va mal se terminer. Et « mal se terminer », ce n’est pas l’élection de tel ou tel. C’est la haine, la violence. Nous sommes face à un problème de ségrégation urbaine, de racialisation, c’est très inquiétant. Qu’une partie du pays ne soit pas dans l'histoire et déteste l’autre, ce n’est pas une bonne nouvelle.

Propos recueillis par Hélène Seingier et Eric Fottorino