Paru dans le numéro 344, « L’Amérique est-elle guérie ? »

 

ZADIE SMITH
La romancière et essayiste britannique, à qui l’on doit entre autres De la beauté (Folio, 2009), Ceux du Nord-Ouest (Folio, 2015) et Grand Union (Gallimard, 2021), enseigne la littérature à l’université de New York et a passé de nombreuses années aux États-Unis. Membre de l’Académie américaine des arts et des lettres, elle écrit régulièrement pour le New Yorker et la New York Review of Books. Le texte ci-dessous, inédit en français, est extrait de son nouveau livre, Indices, un recueil de six essais à paraître dans la collection « Folio » des éditions Gallimard le 17 juin prochain.

 

 

Tu te mets à penser au mépris comme à un virus. Contaminant les individus, d’abord, mais se propageant rapidement dans les familles, les quartiers, les populations, les structures du pouvoir, les nations. Moins clinquant que la haine. Plus mortel. Quand le mépris tue, ce n’est pas nécessairement par vendetta ni même entièrement conscient. Ça peut être juste un truc dans l’air. C’est beaucoup plus courant et de ce fait beaucoup plus létal. « Le virus n’en a rien à faire, de qui tu es. » Et il en va de même avec le mépris : aux yeux du mépris, tu ne t’élèves pas même au niveau d’un objet de haine – cela supposerait une pleine reconnaissance de ton existence. Devant le mépris, tu n’es tout simplement pas considéré comme d’autres le sont, tu es quelque chose de moins qu’une personne entière, tu n’es pas un citoyen entier. Tu es, disons… trois cinquièmes du tout. Tu es une statistique. Tu es à contourner. Tu es une perte calculée. Tu n’as aucun recours. Tu ne représentes aucun capital, et de ce fait tu ne représentes aucun pouvoir. Tu es sans conséquence. Aucun fameux avocat tout bien fringué n’accourra sur les lieux pour te défendre, portant son petit attaché-case et s’exclamant : « C’est mon client ! »

 

Tu es facilement incarcéré et facilement oublié. Les enjeux sont minimes. Et donc : le mépris.

 

En Angleterre, on nous offre un équivalent horripilant mais relativement comique de ce virus, sous la forme de « la boîte à idées » du Premier ministre, le nommé Dominic1, dont la principale idée est de réfuter l’existence de l’impératif catégorique. À la place, il a une règle pour les hommes comme lui, les hommes qui ont des idées, et une autre règle pour « les gens ». Il s’agit d’un variant spécifiquement britannique du virus. Le mépris de classe. Le mépris technocrate. Le mépris du Philosophe-Roi. Quand on attrape ce variant britannique, on se met à croire que les gens sont là pour être régentés. Qu’ils sont là pour être gérés, manœuvrés, endurés, tolérés (jusqu’à un certain point), ridiculisés (à l’abri des portes closes), sentimentalisés, bowdlerisés2, pilotés, maintenus sous surveillance, dirigés, utilisés, et écoutés avec attention, mais uniquement pour les besoins de la collecte de données, grâce à quoi on moissonne la matière brute qui sert à les manipuler d’autant plus. Pendant les conférences de presse, on le voyait bien, l’organisme de Dominic3 grouillait de ce virus – depuis des mois. Seule sa bouche faisait mine. Sa bouche articulait qu’il avait conduit une cinquantaine de kilomètres de Durham à Barnard Castle dans le seul but de tester sa vue. Le reste de son visage était envahi par les symptômes habituels, s’étalant aux yeux de tous. Ennui, contrariété, impatience, incrédulité. Ses yeux, revigorés par son test de conduite, en disaient long : Pourquoi vous me faites suer avec ces absurdités ? Mépris. Un peu plus tôt en février, le concept d’« immunité de masse » avait été servi à la population – ou plutôt à ce large échantillon de la population constitué de gens qui ne sont ni des épidémiologistes ni des lecteurs du New Scientist. Mais pour cet homme qui est une boîte à idées, l’expression devait sans doute être déjà très familière, en parfaite continuité avec un très ancien credo personnel. L’immunité. Contre la masse.

 

L’agent de police affichait une version sadique du même visage. Pourquoi vous me faites chier avec ces conneries ? La connerie, en l’occurrence, c’était un homme qui expliquait qu’il ne pouvait plus respirer parce que l’agent de police lui écrasait le cou sous son genou. Un homme qui s’appelait George. Et qui signalait à cet agent de police qu’il était sur le point de mourir. Il faut vraiment beaucoup haïr un homme, pour s’agenouiller sur son cou jusqu’à ce qu’il meure sous le regard de toute une foule et d’une caméra, sachant les conséquences que cela aura probablement sur sa propre vie. (Ou bien il faut être assez certain de son immunité – contre la masse. Ce qui n’a jamais été un pari tellement risqué pour un agent de police blanc dans l’histoire des États-Unis.) Là c’était encore plus sinistre – plus mortel. Le virus, dans sa manifestation la plus létale.

 

La contamination survient dès l’instant où le commerçant en question appelle les flics et que la voix au bout de la ligne demande de quelle « race » est le grand criminel qui vient d’essayer d’écouler un faux billet de vingt dollars avec l’encre encore fraîche dessus. Pour avoir la moindre chance d’attraper le virus avec la réponse « blanc », il faut y apposer une caractéristique telle que « sans abri » ou « toxico ». L’absence de capital doit aussi être d’une évidence frappante – visible. Mais la réponse « noir » se présente immédiatement avec une lourde charge, et dès lors un certain nombre de gestes potentiellement violents – qui autrement auraient été improbables – deviennent tout à coup psychologiquement possibles. À ce genre de corps, on ne se contente pas de faire la leçon ou de dresser un PV, ou de l’embarquer au poste. Ça n’aurait aucun respect pour l’autorité, si on se contentait de faire ça – après tout, ce genre de corps est plus que rompu aux mauvais traitements. Et il ne saurait non plus être question de le prendre au sérieux quand ça commence à se plaindre d’avoir mal, car ce genre spécifique de corps américain est bien connu pour sa résistance à toutes sortes d’improbables désagréments. Ce genre de corps vit dans des espaces exigus et boit de l’eau polluée au plomb, c’est forcément sujet au diabète et ça souffre de toutes sortes de pathologies qui semblent constituer une part mystérieuse de sa culture. Ça reste emprisonné pendant des années dans une cellule sans fenêtre. Et quand bien même ça se plaindrait – sans argent, sans ce fameux avocat tout bien fringué accourant à son secours – quel recours ça aurait ?

 

Le patient zéro de ce virus se tenait sur le pont d’un bateau négrier il y a quatre cents ans, regardant la masse gémissante, ensanglantée et suante des corps en contrebas, et à partir de cette situation dont lui, le patient, avait été l’artisan, il conçut a posteriori une émotion – le mépris. Il regardait les êtres humains qu’il avait lui-même enchaînés là, et se fit la réflexion qu’ils semblaient le genre de personnes à porter des chaînes. Tellement différents des autres personnes. Si effroyablement différents ! Plus tard, dans son champ de coton, il les ferait fouetter et aussitôt les ferait remettre au travail, et il penserait : Il est impossible qu’ils ressentent les choses comme nous. On les fouette, et ils se remettent au travail. Et ainsi, les ayant placés dans une catégorie semblable à celle où nous plaçons les animaux, il éprouva à leur égard la même peur et le même mépris que celui que nous éprouvons pour les animaux. Des animaux, tout ensemble assujettis à l’homme et une menace pour lui, simultanément.

Ils n’ont aucun capital, pas même leur travail.

On peut tout leur faire.

Ils n’ont aucun recours.

Trois brins dans l’ADN du virus. En théorie, ces trois principes de l’esclavage ont été éradiqués des lois du pays – sans parler des cœurs et des esprits de la population – il y a longtemps déjà. En théorie. En pratique, ils se transmettent comme un virus par les écoles et les églises, les publicités et le cinéma, les livres et les partis politiques, les salles d’audience des tribunaux, les complexes pénitentiaires industriels et, bien entendu, les services de police. Comme un virus, ils s’activent dans l’invisibilité du corps jusqu’à ce que la maladie se déclare. Je crois vraiment que beaucoup de gens ne sont pas du tout conscients qu’ils sont porteurs du virus, jusqu’au moment précis où ils se retrouvent à téléphoner aux flics pour expliquer de quelle « race » est cet homme qui leur paraît suspect rien que parce qu’il marche dans une rue de son propre quartier, ou parce qu’il s’est adressé à eux d’un ton insolent dans Central Park, ou quelle que soit leur foutue raison. Une des bizarreries du virus – James Baldwin l’avait déjà mise en évidence – est qu’il fait croire au malade que les symptômes du mal en sont la cause. Pourquoi, sinon, les porteurs de ce virus s’échineraient-ils – même de nos jours, même dans les États les plus démocrates d’Amérique – à empêcher que leurs enfants aillent à l’école avec les enfants de ces gens dont les vies, soi-disant, comptent ? Pourquoi persisteraient-ils – même de nos jours, même dans les États les plus démocrates d’Amérique – à considérer qu’un quartier n’est digne d’être habité par eux que si le pourcentage de ses résidents noirs est suffisamment faible pour leur garantir l’impossibilité d’une contamination ? Cette mentalité regarde par-dessus la clôture et voit de l’autre côté des gens frappés par la peste : la peste de la pauvreté, d’abord et avant tout. Si cet enfant, qui a grandi dans la pauvreté, s’assoit en classe à côté de mon enfant, qui a grandi dans le privilège, alors mon enfant souffrira  mon enfant attrapera son virus. Cette terreur, pas-si-secrète-que-ça, loge au tréfonds des cœurs démocrates comme des cœurs républicains ; elle joue un rôle central dans la propagation de la contagion. (Craindre la contagion de la pauvreté reste raisonnable. Persister à voter pour des programmes politiques qui s’assurent de maintenir la permanence de l’existence d’un quart-monde, c’est ce que désigne le « racisme structurel ».) Et il faut être un Américain bien naïf pour continuer, à ce stade, de penser que l’intégration – si elle devait jamais se produire réellement un jour – ne créerait pas quelques pertes initiales de chaque côté. Un privilège si longtemps conservé ne se perd pas comme ça. Un isolement si longtemps conservé – même s’il a toujours été contraint – ne se laisse pas quitter sans douleur. Mais là je ne fais qu’avancer des hypothèses : la vérité, c’est que parmi les porteurs de ce virus il n’y a jamais eu assez de gens prêts à prendre le risque de perdre le moindre iota de leur capital social afin de découvrir quelle sorte d’Amérique se trouve peut-être de l’autre côté de la ségrégation. Ils se contentent de s’afficher en « écran noir » sur les réseaux sociaux pendant une journée, de lire uniquement des livres écrits par des Noirs pendant un temps, de « s’éduquer » à propos des « questions noires » – mais seulement dans la mesure où cette éducation ne prend pas la forme de vrais enfants noirs qui iraient dans leurs écoles à eux.

 

Si ce virus et les inégalités qu’il engendre devaient un jour nous quitter, alors les clivages extrêmes des États-Unis d’Amérique s’atténueraient. Ils ne disparaîtraient pas – aucun pays au monde ne peut y prétendre –, mais certaines choses cesseraient d’être considérées comme normales. Il n’y aurait plus d’un côté ceux à qui on enseigne le latin, et de l’autre ceux à qui on enseigne à peine à lire et écrire. Il n’y aurait plus d’un côté ceux qui comptent leur fortune en milliards au pluriel, et de l’autre ceux qui survivent au jour le jour. Un lancement spatial ne serait pas aussitôt suivi d’une violente émeute urbaine. Des étudiants blancs ne fumeraient pas de joints dans leurs chambres de campus universitaire pendant que leurs pairs noirs se prennent des peines de prison ferme pour leur avoir vendu ces joints. Les États-Unis d’Amérique ne seraient plus cet endroit ahurissant, tout en contrastes inouïs et violences spectaculaires, qui fait paraître tranquilles et insipides les pays où règne un peu plus d’équité. Mais aujourd’hui la question est : les États-Unis ont-ils métabolisé ce virus ? Ont-ils vécu si longtemps avec ce virus qu’à présent ils n’en ont même plus peur ? Y a-t-il dans cette Amérique un désir assez fort de voir advenir une autre Amérique ? Un changement réel impliquerait d’admettre largement que le discours racial fataliste et essentialiste, souvent utilisé comme remède de surface pour traiter les symptômes de ce virus, réussit, en pratique, à masquer habilement le fait que l’ADN de ce virus est fondamentalement économique, et pour cette raison même, il est le plus efficacement attaqué lorsque de nombreux membres de la classe des pestiférés – c’est-à-dire toutes les personnes subissant cette exploitation économique, quelle que soit leur « race » – agissent en solidarité les uns avec les autres. Un tel changement impliquerait d’admettre (douloureusement) que ce virus contamine non seulement les individus mais aussi l’ensemble des structures du pouvoir, ainsi que peut en attester n’importe quel citoyen noir qui s’est un jour trouvé écrasé au sol par un agent de police noir. Si nos représentants élus éprouvent du mépris envers nous, si de la même manière les soi-disant forces de l’ordre et de la loi éprouvent ce même mépris, c’est parce que tous pensent que nous n’avons aucun recours, que nous n’avons aucun pouvoir, en dehors de cette seule force qu’ils s’imaginent depuis bien longtemps trop scindée, trop divisée et trop oubliée pour nous être d’une quelconque utilité : le pouvoir du peuple. Il y a longtemps que le travail d’une seule communauté ne suffit plus à guérir le mal qui nous afflige tous.

 

J’ai cru un temps qu’un jour viendrait où nous aurions un vaccin : que si suffisamment de personnes noires pouvaient nommer ce virus, l’expliquer, montrer à tous comment il opère, enregistrer les images de ses effets, manifester pacifiquement contre lui, révéler combien sa propagation est grande, comment ses symptômes surgissent, comment tant d’Américains continuent à se le transmettre, irresponsablement, éhontément, de génération en génération, causant d’intolérables et incommensurables dégâts aux corps individuels comme au corps politique – j’ai cru que si ce savoir se propageait aussi largement qu’il lui était possible de le faire ou qu’il nous était possible de l’imaginer, alors nous finirions un jour par atteindre un genre d’immunité de masse. Je ne crois plus cela. 

 

 

1) Dominic Cummings, principal conseiller de Boris Johnson. (Les notes sont du traducteur.)
2) Référence à Thomas Bowdler (1754-1825), médecin et philanthrope anglais du temps des rois George, dont on se souvient parce qu’il a œuvré à censurer l’œuvre de Shakespeare. Son nom a donné le verbe bowdlerize, qui signifie : 1 Expurger (par exemple un livre) en omettant ou en modifiant des parties considérées vulgaires. 2. Modifier en abrégeant, en simplifiant ou en déformant le style ou le contenu.
3) Telle fut la justification fournie par Dominic Cummings, en avril 2020, lorsqu’il fut accusé une deuxième fois de ne pas avoir respecté le confinement imposé au reste du pays par le gouvernement dont il se trouvait être alors le principal conseiller.

 

 

Indices © Éditions Gallimard, 2021, pour la traduction française de Sika Fakambi