À qui revient la culture du pois chiche ? Cette question m’est posée inlassablement, quel que soit le projet sur lequel je travaille, et quel que soit l’effort fourni pour y échapper. Depuis une décennie, cette minuscule légumineuse attire l’attention du monde entier. Rarement un ingrédient avait porté une telle charge politique. Voici ma réponse : le pois chiche appartient à tout le monde autant qu’il n’appartient à personne.
En Méditerranée, où il pousse abondamment, un nombre incalculable de recettes de pois chiches racontent l’histoire de ceux qui les cuisinent. En tant que Palestinienne, le pois chiche restera pour moi lié à l’histoire de mon peuple, à ses voix volées, à ses récits effacés, à ses territoires confisqués. Pour d’autres, du Liban à l’Égypte, de la Syrie à Israël, en passant par la Jordanie, le pois chiche raconte d’autres histoires, bien différentes. Il faut toujours se rappeler que chacune d’entre elles compte, qu’elles soient individuelles ou collectives. La cuisine est avant tout une affaire de mélange, de transmission, de rencontre et d’échange.
Ainsi, lorsqu’un pays s’approprie un ingrédient, il prive le reste du monde d’une part de son identité. C’est ce qu’a fait Israël avec le pois chiche. En cherchant à le réduire à un simple emblème de sa cuisine nationale, cet État prive injustement cet ingrédient de la richesse de ses histoires et donc d’une part de son identité. La cuisine est un instrument de soft power puissant dont Israël a bien compris l’intérêt. Il suffit de voir comment le chef Yotam Ottolenghi a été dépossédé de son histoire. Cet Israélien cherchait avant tout à s’extraire de l’idée que la cuisine peut être l’apanage d’un groupe ou d’un pays. Avec son partenaire palestinien Sami Tamimi, ils ont un temps réussi à garder la main sur leur histoire. Mais la cuisine d’Ottolenghi, célèbre dans le monde entier, a inévitablement fini par devenir un symbole du patrimoine culinaire israélien. Coupée de ses origines – une cuisine végétarienne éprise de fraîcheur, de saisonnalité et de partage –, elle a rejoint les récits construits par l’État d’Israël. Dans ce contexte où la cuisine devient un instrument de pouvoir, le simple fait de rappeler que des ingrédients comme le pois chiche portent en eux de multiples histoires est un acte éminemment politique.
Historiquement, le pois chiche, qui en arabe se dit hummus, est lié aux cités anciennes. Populaire, bon marché, apte à sustenter des ventres des semaines durant, se métamorphosant en de multiples plats et capables de compenser l’absence d’une viande, c’était traditionnellement un ingrédient phare de la cuisine de rue. Il était très rare qu’il soit préparé à la maison. On continue de trouver le meilleur houmous dans les vieilles cités du Moyen-Orient. Chaque ville a sa recette. Naplouse aime ajouter, la saison venue, un peu de jus d’orange amère, ce qui crée un équilibre délicieux entre les saveurs. À Jérusalem, les pois chiches se marient divinement au persil coupé de manière extrêmement fine. Par ailleurs, saviez-vous que ces pois ne se dégustent pas uniquement séchés mais aussi frais, directement sur la plante ? Lors d’un séjour au Liban, j’ai été très surprise de constater que cette pratique n’existait pas partout en Méditerranée. Pour nous, Palestiniens, voir les marchés se remplir de plants de pois chiches frais au printemps est un moment particulièrement heureux et fugace.
C’est cette ouverture et cette richesse de la cuisine méditerranéenne, et plus précisément levantine, que j’essaye de mettre en lumière à travers la Palestine Hosting Society. En organisant de grands repas qui mettent à l’honneur la cuisine palestinienne, de la même manière que l’on programmerait une performance artistique, je recrée un espace de dialogue. Autour de la table, la communion est plus forte que les divergences. Des échanges magnifiques émergent. C’est aussi une manière de faire en sorte que les recettes se transmettent. La cuisine palestinienne est, pour les raisons politiques que nous venons d’aborder, menacée de disparition. Si aucune voix ne s’élevait pour la défendre, c’est son essence même qui finirait par disparaître.
Depuis une dizaine d’années, la cuisine a, de manière générale, gagné en popularité. Les débats qu’elle soulève circulent davantage. Tout le monde s’intéresse à l’alimentation et à ses enjeux. Les livres qui traitent de ces sujets deviennent rapidement des best-sellers. Cela n’a pas toujours été le cas. On s’est rappelé, je crois, que la cuisine est une chose à laquelle chacun peut s’identifier. À une époque de profonde incertitude, de changement climatique, de pandémie et de choix politiques effrayants que plus personne ne comprend, nous retournons aux origines, aux racines. C’est une manière citoyenne de commencer à faire justice. En attendant qu’un jour, peut-être, la politique ne prenne plus autant de place sur la table.
Conversation avec MANON PAULIC