C’est vieux. Ça flotte autour de nous depuis des milliers, des millions, des milliards d’années. C’est partout. Partout où il y a de l’eau, il y en a. Dans les lacs, dans les étangs, dans les rivières, dans les mers, dans l’océan, dans la glace. Même dans l’air. Ce sont tellement de formes. Parfois rondes comme le soleil, parfois allongées comme la branche d’un arbre, ou exceptionnellement belles comme un flocon de neige. C’est invisible à l’œil nu, mais c’est très abondant. Parfois, cela se multiplie si vite que la couleur de l’eau change. On leur a donné des noms vraiment bizarres. Prochlorococcus, Scrippsiella, Leptocylindrus, Symbiodinium, Fragilariopsis, Micromonas.

Imaginez-vous un champ au printemps. Tous les bourgeons se mettent à éclore, les fleurs s’ouvrent, grandissent, se divisent se multiplient à foison, car le soleil est au rendez-vous et les températures augmentent. Les abeilles butinent de droite à gauche sans relâche, les insectes sont de la partie et de petits animaux herbivores y trouvent leur bonheur, car enfin la nourriture est au rendez-vous. En un sens, la vie explose. Eh bien, dans l’océan, il en va à peu près de même. À un certain point, de tout petits petits organismes invisibles à l’œil nu se multiplient très, très rapidement. Ces proliférations massives deviennent si grandes qu’on les voit de l’espace, car ces petits êtres sont verts comme les feuilles d’un arbre. C’est ce que l’on appelle un bloom (du mot anglais signifiant « floraison »). L’objectif de notre expédition était de suivre le développement du début jusqu’à la fin d’un tel bloom, au large de l’Argentine. Avec un terrain de jeu qui s’étend sur plus de 3 000 km, il a fallu ruser. Comment trouver ces organismes invisibles à l’œil nu dans l’immensité de l’océan ? Grâce aux efforts de plusieurs scientifiques à terre et en mer, nous avions quotidiennement accès à des images satellite. Elles nous permettaient d’identifier le lieu où le phénomène apparaît, pour passer à l’étape la plus excitante : la chasse au bloom. Car c’est une course contre la montre : il faut vite l’atteindre pour pouvoir faire nos prélèvements avant qu’il ne disparaisse.

Mon cerveau est en surchauffe, il y a tellement de paramètres à prendre en compte : la météo, les courants, les nuages qui masquent nos images satellite, la bande passante qui ne permet pas de les télécharger, les préférences des uns, les suggestions des autres... « Alors, où va-t-on maintenant ? » Assez naturellement, l’expertise combinée des scientifiques et des marins à bord nous a permis de prendre des décisions de façon collective. Tous les jours, vers 18 heures, nous nous retrouvions dans la salle commune pour analyser les dernières images satellite et nous accorder sur notre prochain point de chute. 

« Alors, on va là. »

Quelle joie, quel soulagement, quel frisson.
Il faut maintenant identifier la profondeur à laquelle le bloom est le plus important. Ah, ce serait trop facile s’il était en surface ! En effet, l’océan doit se penser en trois dimensions, le bloom de phytoplancton est libre de se déplacer vers la droite, vers la gauche, mais aussi de haut en bas. Pour aller sonder les profondeurs de l’océan, on utilise un appareil appelé CTD, que l’on descend à 200 mètres de fond et qui nous renvoie en direct et en continu la température, la salinité, la turbidité et l’activité photosynthétique de l’eau qu’elle traverse. En surface, nous, les scientifiques, nous avons les yeux rivés sur l’ordinateur pour essayer de comprendre la structure de la masse d’eau, afin d’en déduire où se trouve le bloom.

Après une phase de concertation, de débat et de premières analyses, nous nous mettons d’accord : le bloom est à 30 mètres. Commence alors un ballet scientifique qui va durer plusieurs heures, où des centaines de litres d’eau vont être ramenés sur le bateau pour être filtrés, pompés, fixés, pris en photo, quantifiés. Tous ces échantillons vont être finalement stockés dans les entrailles de la goélette avant leur envoi dans les laboratoires partenaires à travers le monde.

Grâce à cette expédition, nous serons en mesure de comprendre pourquoi un bloom se termine et quelles sont ses conséquences sur l’ensemble de la communauté microbienne. Meurt-il à cause des virus ? Des prédateurs ? Ou simplement parce qu’il n’y a plus de sels nutritifs ? Peut-on trouver des traces de virus microbiens dans l’air, comme nous l’avons montré par le passé ? Quels sont les signaux chimiques laissés derrière lui par le bloom ? Aujourd’hui, certains blooms peuvent produire des molécules toxiques, appauvrir les eaux en oxygène ou même contaminer l’eau que l’on boit. Lorsque ça déraille, on le voit aussi de l’espace. L’eau devient rouge, comme du sang. Devant ces photos,
je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes en train de regarder la plaie ouverte d’une planète qui saigne.

Extrait de Rituel planctonique, de Flora Vincent et Antoine Bertin

Flora Vincent & Antoine Bertin Directrice de laboratoire au sein de l’EMBL (Laboratoire européen de biologie moléculaire), Flora Vincent étudie depuis son doctorat les échantillons récoltés par la goélette Tara. Elle a pris part aux expéditions Tara Oceans en 2012 et Tara Pacific en 2017, puis à celle dans la baie de Biscaye en 2019, avant d’être cheffe scientifique sur une portion de l’expédition Tara Microbiomes en 2021. De cette mission qui l’a menée à Ushuaïa pour observer un phénomène naturel annuel, le bloom, elle et Antoine Bertin, artiste en résidence à bord du bateau, ont tiré une performance sonore. Le livret, qu’ils ont coécrit et dont ce texte est extrait, répond aux enregistrements et arrangements réalisés par l’artiste à partir de données recueillies durant les jours passés mer.