Après avoir ouvert nos archives pour vous permettre de découvrir une sélection de longues enquêtes et entretiens autour de l’histoire du conflit israélo-palestinien, nous vous proposons une chronique quotidienne de notre journaliste Sylvain Cypel. Éminent connaisseur du Proche-Orient, ancien directeur de la rédaction de Courrier International et auteur entre autres de L’Etat d’Israël contre les Juifs, il apportera chaque jour son regard et ses analyses, pour mieux comprendre ce qui se joue dans la guerre actuelle.

 

Chers lecteurs,

Cette chronique est plus longue qu’à l’habitude. C’est qu’elle est aussi la dernière que je consacre à la guerre déclenchée le 7 octobre par le Hamas et qui se poursuit tragiquement à Gaza. À cette occasion, j’ai décidé de laisser ma plume à un auteur et journaliste israélien. Il se nomme Haggaï Matar. Il a publié, le 8 novembre, son bilan d’un mois de guerre sur le site d’information indépendant +972. Un long texte que j’aurais pu faire mien, sans en reprendre forcément chaque mot. Je le fais parce qu’il s’agit d’un regard engagé « de l’intérieur ». Extraits.

CHRONIQUE #23 (10/11/23)  « Ce 7 octobre nous a tous changés »

« Il est parfois difficile de reconnaître un moment historique lorsqu’on le vit, mais cette fois c’est clair : le rapport de force a changé entre Israéliens et Palestiniens, et cela changera le cours des événements à venir.

D’abord, nos vies d’Israéliens ne seront plus jamais les mêmes après ce 7 octobre. Au cours d’une opération minutieuse et sans précédent, les militants du Hamas sont sortis de la bande de Gaza assiégée, déjouant les plans d’une armée considérée comme l’une des plus puissantes et sophistiquées de la région. Le carnage a été brutal. Des familles entières ont été massacrées chez elles, certains survivants ayant assisté aux meurtres. Des centaines de fêtards non armés ont été tués, y compris des Palestiniens qui étaient là en tant que secouristes, chauffeurs et travailleurs.

Ces crimes de guerre, bien qu’ils ne soient pas sans contexte, sont totalement injustifiables. Ils ont ébranlé au plus profond un grand nombre d’entre nous, moi inclus. Mais la fausse idée que les Israéliens peuvent vivre en sécurité alors que les Palestiniens sont régulièrement confrontés à un système brutal d’occupation, de siège et d’apartheid s’est effondrée. L’effondrement de notre sentiment de sécurité est allé de pair avec la prise de conscience que l’État israélien tout entier n’est qu’un hologramme. L’armée, les services de secours, les services sociaux, etc., tous ont été dysfonctionnels. Les survivants israéliens, les déplacés et les familles des otages se sont retrouvés sans personne vers qui se tourner. Des années de corruption politique nous ont laissés avec pour État une coquille vide, sans dirigeant à qui parler.

L’armée s’est immédiatement attelée à ce qu’elle sait faire de mieux : pilonner Gaza. Le chagrin, la douleur, le choc et la colère justifiés se sont traduits par un nouvel assaut militaire injustifiable et une campagne de punition collective qui a pris la forme de bombardements contre les 2,3 millions de résidents sans défense de la plus grande prison à ciel ouvert au monde. Parallèlement, Israël a coupé la population palestinienne de Gaza de son accès à l’électricité, à l’eau et au carburant, transformant une crise humanitaire préexistante en une catastrophe totale. Les bombardements aériens incessants, au nord comme au sud, supposé “sûr”, ont tué plus de 10 000 Palestiniens en un mois, de loin le taux de mortalité le plus élevé que ce conflit ait jamais connu. Sans compter les centaines, voire les milliers de corps, morts ou vivants, ensevelis sous les décombres, que personne ne peut commencer à fouiller. Selon l’ONU, plus de 45 % des maisons de la bande de Gaza ont été détruites ou gravement endommagées. Les hôpitaux sont à court de fournitures et les médecins opèrent sans anesthésie, à la lumière de leurs lampes de poche. Israël impose des coupures de téléphone et d’Internet, empêchant les blessés d’appeler à l’aide.

Les gouvernements occidentaux ont jusqu’à présent donné carte blanche à Israël pour commettre ces atrocités, établissant ainsi un double standard entre la valeur des vies israéliennes et celle des vies palestiniennes – ce qui est en partie ce qui nous a amenés à cette situation. Et alors qu’informations et images de destruction et de mort sont diffusées dans le monde entier, le public israélien n’en voit que peu et n’en pense pas grand-chose. Les grands médias se concentrent exclusivement sur les massacres du 7 octobre, et pas du tout sur ceux qui se déroulent actuellement en notre nom. La ligne officielle est qu’Israël essaie “seulement” de renverser le Hamas. Mais nous savons par expérience qu’il n’y a pas de solution militaire. Le seul moyen d’empêcher les Palestiniens de se soulever contre leurs oppresseurs est qu’Israël mette fin à leur oppression et au déni de leurs droits. L’enjeu, c’est la justice, la sécurité et un avenir décent pour nous tous, ou pour aucun d’entre nous.

La guerre menée contre les Palestiniens ne se limite pas à Gaza. En Cisjordanie occupée, les colons, les soldats et un nombre croissant de milices “mixtes” intensifient considérablement leur campagne de nettoyage ethnique. Au moins quinze villages palestiniens ont été entièrement vidés de leur population depuis le 7 octobre. Et selon l’ONU, 155 Palestiniens ont été tués par des soldats ou des colons dans le même temps. Des centaines de citoyens palestiniens et certains Juifs de gauche ont été arrêtés ou détenus, suspendus ou licenciés de leur emploi, exclus de leurs universités et menacés de se voir retirer leur citoyenneté. À Jérusalem, la police arrête des Palestiniens au hasard pour vérifier si leurs fils d’actualité sur les médias sociaux ne sont pas “incitatifs”. La police a aussi interdit toute manifestation appelant à un cessez-le-feu. Tout cela a créé un sentiment de peur sans précédent chez les citoyens palestiniens d’Israël.

Il existe des initiatives vraiment inspirantes de citoyens juifs et palestiniens qui travaillent ensemble, se protègent mutuellement ou se portent volontaires pour venir en aide aux victimes, mais il s’agit malheureusement de petits rayons de lumière dans une tempête bien sombre. Nous assistons à un moment douloureux pour la gauche en Israël-Palestine, qui conduit nombre de personnes à se sentir encore plus dépourvues d’espoir. Comme l’a récemment écrit Noam Shuster sur +972, les deux communautés nationales se replient chacune dans une coquille séparée de l’autre. Nombre de Juifs de gauche, opposés à l’occupation, ont été complètement choqués par la férocité de l’attaque du Hamas. Ce choc initial, que j’ai partagé, a été intensifié par un sentiment de déception face à ce qu’ils ont ressenti comme un manque de solidarité de la part des dirigeants, de leurs amis et de leurs collègues palestiniens. Aujourd’hui, bien que beaucoup admettent qu’il n’y a pas de solution militaire sur le long terme, nombre d’Israéliens de gauche jugent qu’il n’y a “pas d’autre choix” que de réduire le Hamas à néant. Ils ne se sentent plus concernés par l’oppression que subissent les Palestiniens. Enfin, tout signe d’attention à l’égard des horreurs que subissent les Gazaouis est interprété par une grande partie de la majorité juive comme une trahison, une collusion avec l’ennemi.

Du côté palestinien, beaucoup se taisent, de crainte que tout propos soit utilisé contre eux. Certains justifient la “première phase” [contre des militaires] de l’attaque du 7 octobre tout en rejetant les massacres de civils. D’autres nient que des massacres ont eu lieu. D’autres encore se raccrochent à des théories du complot, par exemple : c’est l’armée israélienne qui aurait tué les civils. D’autres, enfin, justifient les tueries en disant que le combat anticolonial est forcément “laid”, mais qu’il est inévitable. Les citoyens palestiniens d’Israël, pour leur part, se sentent abandonnés et trahis par de nombreux alliés juifs qui, il y a encore un mois, manifestaient avec véhémence dans les rues au nom de la “démocratie”. En se réfugiant dans la chaleur et la protection de son groupe national ou ethnique, chaque partie crée une dynamique destructrice d’escalade de la méfiance et du désespoir.

Nous ne savons pas comment cette guerre va se terminer. Les dirigeants israéliens nous promettent une campagne “très longue” qui pourrait prendre “des mois” ou “des années”. Mais, vu l’évolution de l’opinion publique mondiale devant le carnage et la catastrophe humanitaire à Gaza et la demande du public israélien de libération des plus de 200 prisonniers détenus par le Hamas, sa méfiance envers le gouvernement et sa tolérance limitée à l’égard du coût humain et économique de la guerre, il est plus probable que nous assistions à un cessez-le-feu d’ici quelques semaines.

Deux changements me semblent très clairs à ce stade : la fin de l’ère Netanyahou et la fin de la domination du discours sur la “gestion du conflit” dans la société israélienne. Netanyahou est fini, tous les sondages effectués depuis le 7 octobre le montrent. C’est l’une des raisons qui contribuent à faire croître sa dangerosité, laquelle atteint à présent un niveau inédit. Mais plus que Netanyahou lui-même, c’est la doctrine Netanyahou, devenue un quasi-consensus de la politique israélienne, – les Palestiniens ne sont plus un problème et l’on peut “gérer” le conflit avec eux à feu doux – qui a volé en éclats. Le Hamas a mis en pièces cette vision pour des années et peut-être des décennies.

Ceux d’entre nous en Israël qui sont opposés à l’apartheid et promeuvent une solution fondée sur la justice et l’égalité pour tous connaissent aujourd’hui une période sombre et éprouvante. Des acquis durement gagnés en des décennies de lutte commune ont été effacés par les massacres du Hamas, et ils seront difficiles à récupérer. Le désarroi et le désespoir sont omniprésents. Des milliers de vies ont été perdues, des milliers d’autres risquent de l’être et les traumatismes collectifs que nous portons s’intensifient chaque jour. D’un autre côté, la guerre terminée, la société israélienne devra faire ses comptes. Cela pourrait nous ouvrir de nouvelles opportunités. Les causes pour lesquelles nous nous sommes battus deviendront de plus en plus pertinentes. De plus en plus de gens, au niveau local et mondial, seront prêts à reconnaître que le système dans lequel nous vivons est injuste, insoutenable, et qu’il n’offre à aucun d’entre nous une véritable sécurité.

Mais la nouvelle réalité exigera des réalignements. Parallèlement à notre engagement en faveur de la pleine réalisation des droits de tous les Palestiniens, le mouvement progressiste et anti-apartheid devra être clair quant aux droits collectifs des Juifs sur cette terre et veiller à ce que leur sécurité soit garantie – quelle que soit la solution trouvée. Nous devrons nous attaquer au Hamas, en veillant à ce qu’il ne puisse plus commettre de telles attaques contre les Israéliens, tout comme nous insistons sur la sécurité des Palestiniens et sur leur protection contre les agressions de l’armée et des colons israéliens. Sans cela, il sera impossible d’aller de l’avant.

En attendant, deux appels sont extrêmement urgents : la libération des otages civils et l’instauration d’un cessez-le-feu immédiat. Maintenant. »

 


 

CHRONIQUE #22 (09/11/23) 

Deux diplomates ont commencé à faire signer un mémorandum parmi le personnel du département d’État américain pour dénoncer la position adoptée par Joe Biden sur la guerre à Gaza. Selon le site d’information en ligne Politico, ce document exprime une certaine colère et une « baisse de confiance croissante parmi les diplomates américains envers l’approche du président ». Cette défiance porte sur le soutien sans critique apporté par la Maison-Blanche aux actes commis par les forces israéliennes à Gaza. Cette attitude, écrivent-ils, « alimente dans la région le sentiment que les États-Unis jouent un jeu biaisé et malhonnête, qui au mieux ne fait pas avancer les intérêts américains dans le monde, au pire leur fait du tort ».

Selon les pétitionnaires, leur ministère devrait « critiquer publiquement les violations israéliennes du droit international » perpétrées à Gaza et « faire savoir que cela va à l’encontre des valeurs américaines, ce, afin qu’Israël cesse d’agir dans l’impunité ». Le mémorandum juge qu’Israël « a le droit légitime et même l’obligation de se faire justice » après les crimes commis par le Hamas, mais que « le nombre des vies humaines perdues » par les Palestiniens à Gaza est « inacceptable ». Ce « mémo », qui reproche à Joe Biden de ne pas avoir appelé à ce jour à un cessez-le-feu à Gaza, mais seulement à une « pause humanitaire », a été qualifié par le département d’État de « sensible mais non classifié ». Le secrétaire d’État, Antony Blinken, a participé à diverses réunions avec les diplomates pour faire baisser la tension dans son ministère.

La crise ne couve pas uniquement parmi les diplomates. Le 8 novembre, plus de cent élus démocrates, sénateurs comme représentants (députés), ont signé une pétition exhortant le président américain à protéger les Palestiniens vivant dans le pays. « À la lumière du conflit en cours, les Palestiniens qui se trouvent déjà aux États-Unis ne devraient pas être contraints de retourner dans les territoires palestiniens », lorsque leur droit de résidence vient à expiration, écrivent-ils. Cet appel s’inscrit dans une montée du rejet, dans l’opinion publique américaine et plus particulièrement dans sa partie démocrate, de la tragédie imposée aujourd’hui collectivement par Israël aux Gazaouis.

Joe Biden, pendant ce temps, semble rester insensible à ces critiques et à ces requêtes. Pour combien de temps ? D’un côté, la Maison-Blanche soutient effectivement l’ambition israélienne d’« éradiquer » le Hamas à Gaza, ou à tout le moins de l’affaiblir le plus possible, ce qui constituerait une défaite importante non seulement pour le parti nationaliste religieux palestinien, mais surtout pour l’Iran, son important allié. D’un autre côté, il sait aussi que la pétition des diplomates n’est pas dénuée de bon sens : l’alliance américano-saoudo-israélienne signée deux semaines seulement avant les massacres du 7 octobre apparaît déjà dénuée de tout avenir, du moins dans l’immédiat. Les pays arabes parmi les plus favorables à un rapprochement avec Israël, comme l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, qui rêvaient de pouvoir « oublier » la Palestine, sont revenus aux positions anciennes : pas d’accord avec Israël tant que la « question palestinienne » n’est pas réglée. Or Biden comme son entourage connaissent le peu d’appétence des dirigeants israéliens à s’engager sincèrement dans un nouveau « processus de paix », quel qu’il soit.

Biden veut une « pause » des combats à Gaza, Benjamin Netanyahou veut des « petites pauses tactiques, une heure par-ci, une heure par-là », a-t-il dit à la chaîne américaine ABC. Joe Biden veut une guerre courte à Gaza. « Bibi » Netanyahou veut la guerre la plus longue possible. Il veut aussi, dans l’après-guerre, « une responsabilité israélienne totale sur la sécurité à Gaza pour une période indéfinie », quand Biden s’oppose à toute « réoccupation » de ce territoire palestinien. De plus, Biden n’entend pas voir rabaisser l’influence américaine beaucoup plus encore qu’elle ne l’est déjà dans l’espace arabo-musulman. Netanyahou n’a pas cette préoccupation. Enfin, si « Bibi » peut espérer que cette guerre, s’il parvient par miracle à en sortir en Israël comme le véritable vainqueur, lui permette de se défaire des menaces judiciaires qui planent sur lui, Joe Biden, qui souhaite assurer sa réélection dans un an, sait lire les sondages : depuis le 7 octobre, il a perdu 11 points en un mois dans l’opinion démocrate.

 

 


 

CHRONIQUE #21 (08/11/23) 

Biden confirme avoir expressément demandé à Benjamin Netanyahou de procéder à une « pause » dans l’offensive israélienne pour des motifs humanitaires. Le Premier ministre israélien a refusé : sans libération des otages, a-t-il répondu, aucune pause n’interviendra. Jusqu’ici, le sort des otages était entre les mains du Hamas. Désormais, il est aussi entre celles d’Israël.

Hier, Yoav Gallant, ministre de la Défense israélien, a de nouveau demandé aux Gazaouis restés au nord de Gaza de quitter leur appartement pour se réfugier au sud de la bande. Il précise par ailleurs qu’une fois la guerre terminée, l’armée israélienne conservera une « complète liberté d’action dans Gaza ». Puis il ajoute que dans le futur « ni le Hamas ni Israël » ne gouverneront Gaza. On n’est pas certain d’avoir compris. Imagine-t-il une bande palestinienne « non occupée » formellement par Israël mais où l’armée israélienne pourrait agir en « complète liberté » ? Netanyahou a d’ailleurs confirmé cette solution de « sortie de crise », comme on dit dans les chancelleries. À l’issue de la guerre, Israël prendra « la responsabilité générale de la sécurité pour une période illimitée », a-t-il assuré. Mais, promis juré, ce ne sera pas une nouvelle occupation militaire de Gaza, puisqu’elle ne sera pas définitive, seulement illimitée.

Depuis 2005, les Gazaouis étaient enfermés derrière cette « muraille » supposée infranchissable que le Hamas a réduite à néant le 7 octobre. Bientôt, ils seront libérés du Hamas et directement contrôlés sur leur propre territoire par l’armée israélienne. Et cela se passera bien, évidemment. Les Palestiniens seront d’accord, et sinon tant pis pour eux, ils l’auront bien cherché. On note, au passage, qu’après la déclaration de Netanyahou, Washington a dit s’« opposer à une réoccupation » israélienne de Gaza. Seulement on se prend à douter non pas des moyens qu’ont les États-Unis d’imposer à Israël leurs volontés – ils les ont – , mais, précisément, de leur désir de le faire aujourd’hui.

Pendant ce temps, en Israël, la mouvance coloniale d’extrême droite envisage déjà ouvertement la récupération de la bande de Gaza. En 2005, Ariel Sharon, alors Premier ministre, avait ordonné l’évacuation des colonies israéliennes de Gaza. Motif : il fallait 60 000 soldats pour protéger 8 000 civils israéliens, et encore, la moitié seulement vivaient réellement à Gaza, les autres y avaient acquis un appartement sans y résider. L’armée israélienne n’en pouvait plus. Et le coût de l’occupation était exorbitant. Aujourd’hui, le parti de la colonisation a la solution : il faut créer… beaucoup plus de colonies à Gaza qu’il n’y en avait avant 2005. Des membres du Likoud, colonne vertébrale de la coalition gouvernementale, ont présenté une motion demandant l’annulation de la « loi du désengagement », votée à l’époque, qui empêchait les colons de continuer à vivre à Gaza. Mais comment recoloniser ? Ce sera facile, il suffit d’interdire aux Palestiniens qui ont été repoussés vers le sud de la bande de Gaza de rentrer chez eux. D’ailleurs, souvent, leurs maisons n’existent déjà plus, transformées en gravats. Pourquoi reviendraient-ils ?

Un membre du PSR (le Parti sioniste religieux), Simcha Rothman, déclare : « Nos soldats ne doivent pas avoir versé leur sang pour que Gaza soit rendu à l’Autorité palestinienne enrobé d’un ruban. » Méir Dena-Picar, créateur de la page Facebook « HaBayit – Return to the Gaza Strip » (« La maison : retour dans la bande de Gaza »), propose d’« éliminer le problème : réoccuper Gaza, détruire les tunnels de la cité terroriste et les camps de réfugiés, et expulser toute la population vers le sud ». On dira que ces gens ne représentent rien. On aurait tort. Non seulement leur influence est de plus en plus importante, non seulement ils disposent aujourd’hui de moyens politiques et financiers importants, mais, le jour où la guerre sera terminée, Netanyahou aura toujours besoin de leur soutien pour se dépêtrer des poursuites judiciaires dont il fait l’objet.

En Israël, ceux qui craignent ces dérives funestes n’ont plus qu’un espoir : que Joe Biden dise enfin « stop ». Le 19 mai 2021, lors de la précédente « guerre » à Gaza, Joe Biden, qui n’était entré à la Maison-Blanche que quatre mois plus tôt, avait su dire à Netanyahou des mots suffisamment convaincants pour qu’un cessez-le-feu soit signé le surlendemain avec le Hamas.

 


 

CHRONIQUE #20 (07/11/23) 

Ils sont 2 millions et constituent 21 % de la population israélienne aujourd’hui. Longtemps, on les a appelés en Israël les ressortissants des « minorités ». Puis les « Arabes israéliens ». Cette expression continue d’être la plus usitée parmi les Juifs, mais une très grande part des Arabes préfèrent désormais se désigner comme « Palestiniens d’Israël », ou « Palestiniens citoyens israéliens ». Longtemps, ceux-ci ont été réduits à un statut de seconde zone dans l’État juif. Aujourd’hui, les discriminations perdurent et ont même été, par certains aspects, aggravées. Mais, une partie croissante des Palestiniens d’Israël s’est professionnellement insérée. On les trouve, en très grand nombre, dans le secteur de la santé – médecins, infirmières, etc. Parmi les avocats et les travailleurs sociaux aussi. Aujourd’hui, ils assistent, effarés et impuissants, aux suites effroyables du massacre du 7 octobre.

Autrice et militante féministe, Samah Salaïmé dénonce l’atmosphère délétère qu’entretient depuis cette date une extrême droite israélienne déchaînée contre le « secteur arabe ». Elle-même se dit « horrifiée » par les crimes commis le 7 octobre. Concernant les Palestiniens citoyens d’Israël, « aucun sang n’a encore été versé, écrit-elle, mais l’atmosphère est empreinte d’intimidation et de menaces ». Le patron de la police, Kobi Shabtaï, a menacé d’expulser à Gaza tout Palestinien manifestant publiquement contre les bombardements qui y ont lieu. Les autorités arrêtent systématiquement tout Palestinien exprimant sa solidarité avec les victimes des bombardements à Gaza. Des députés poussent à l’adoption de lois permettant de retirer sa citoyenneté à quiconque « s’identifie au terrorisme » – l’utilisation du terme étant « très extensive », écrit-elle. La neuroscientifique et chanteuse Dalal Abou Amneh et l’actrice Maisa Abd Elhadi ont toutes deux été arrêtées au seul motif qu’elles ont posté un commentaire sur des réseaux sociaux. Au Collège universitaire de la ville de Netanyah, cinquante étudiants palestiniens d’Israël ont dû se barricader, craignant pour leur vie, devant une foule déchaînée hurlant « Mort aux Arabes » et « Retournez à Gaza ». La police est parvenue à les évacuer des dortoirs. Ailleurs, une centaine d’étudiants palestiniens ont subi des procédures disciplinaires d’exclusion pour avoir manifesté leur solidarité avec les Gazaouis.

Au printemps 2021, lors des précédents bombardements israéliens sur Gaza, les Palestiniens d’Israël s’étaient mobilisés et des émeutes graves s’en étaient suivies, en particulier dans les villes dites mixtes, où cohabitent Juifs et Palestiniens. Ces événements avaient beaucoup inquiété les autorités israéliennes. Depuis, le dirigeant de l’extrême droite raciste, Itamar Ben-Gvir, chef du parti Puissance juive, a mené en 2022 une grande partie de sa campagne électorale (qui l’a amené à être aujourd’hui ministre de la Police de Benjamin Netanyahou) en ciblant l’« ennemi intérieur » que représenteraient ceux qu’on nomme aussi parfois les « Palestiniens de l’intérieur », désignant ainsi les héritiers de ceux qui, en 1948, n’ont pas fui ou n’ont pas été expulsés de chez eux lors de la guerre d’Indépendance d’Israël.

Aujourd’hui, les Palestiniens d’Israël ont bien plus peur qu’il y a deux ans. D’abord, parce que l’horreur du massacre perpétré par le Hamas, qu’on le veuille ou pas, constitue un obstacle à leur mobilisation. Ensuite, parce que la classe politique et la société israéliennes, dans leur très large majorité, sont dans un état de fureur sans limite à l’égard des Palestiniens – une fureur qui pourrait, ceux-ci le perçoivent, présager le pire pour eux tous, et pas seulement pour les Gazaouis. Mieux vaut, dans ces conditions, faire le dos rond et espérer, le pire n’étant jamais sûr. « Il y a aussi de la place dans nos cœurs pour les victimes israéliennes, dit Samah Salaïmé. Mais il est très difficile de supporter l’idée qu’on puisse s’émouvoir pour une enfant juive de 3 ans kidnappée, épouvantée, quelque part dans une cave à Gaza, tout en ignorant les 3 000 enfants palestiniens massacrés juste au-dessus d’elle. »

En 2021, Mme Salaïmé avait été harcelée au téléphone par des voyous racistes : « Catin, on va venir te violer et te tuer. » Elle s’était plainte à la police, laquelle lui avait répondu : « Ça t’apprendra à l’ouvrir quand on est en guerre. » Aujourd’hui, reconnaît-elle, « j’essaie vraiment de garder ma bouche fermée ».

 


 

CHRONIQUE #19 (06/11/23) 

Samedi ou dimanche en Israël, quatre semaines après l’attaque du Hamas.

– Le correspondant militaire du principal journal titre : « Malgré de féroces attaques israéliennes, le Hamas maintient son contrôle sur Gaza ».

– Amichaï Friedman, rabbin d’une base militaire d’entraînement, proclame devant la troupe : « Tout le pays nous appartient. » Il y inclut « la Cisjordanie et le Liban » et propose, une fois le Hamas « détruit », d’envoyer massivement des colons israéliens repeupler Gaza.

– Yaakov Godo et Maoz Inon, deux Israéliens ayant perdu des proches lors du massacre du 7 octobre, appellent « les familles endeuillées et les familles des otages » à manifester leur colère. « Puisque Netanyahou n’a été présent à aucun enterrement, n’a rendu visite à aucune des personnes endeuillées – ne les a pas même appelées au téléphone –, alors, c’est nous qui viendrons le voir. » À la fin du shabbat, pour le deuxième samedi soir successif, les manifestants se sont rendus devant la Knesset (le parlement israélien, à Jérusalem) et la Kyria (le ministère de la Défense, à Tel-Aviv). Là, Gal Hirsch, l’homme chargé de la libération des Israéliens capturés, a été accueilli aux cris de « honte », « déshonneur ». 200 manifestants se sont rassemblés devant les appartements privés du Premier ministre ; ils ont été dispersés par la police à coups de canon à eau. D’autres ont défilé jusque dans de petites villes. À Césarée, devant la villa privée du chef du gouvernement, les manifestants brandissaient une pancarte : « Netanyahou démission. Tout de suite ! »

– Interrogé pour savoir s’il proposait de « larguer une bombe atomique sur la bande de Gaza, la raser et tuer tout le monde », Amihaï Eliahou, ministre du Patrimoine et membre du parti fasciste Force juive, répond : « C’est une option. » Le chef du gouvernement le suspend de participation aux réunions gouvernementales « jusqu’à nouvel ordre ».

– Un reporter israélien accompagne un bataillon du régiment d’élite Givati, dont les blindés avancent lentement dans la ville de Gaza. L’officier admet : « On voit à peine les terroristes. Ils sont sous terre et n’émergent que pour tendre des embuscades. » La veille, le général américain David Petraeus, ancien commandant en chef des forces américaines en Irak, avait lancé une mise en garde aux Israéliens : la bataille dans laquelle ils se lancent sera « terriblement difficile ».

– À Jabalia, camp de réfugiés palestiniens martyrisé du nord de Gaza, l’armée israélienne tente de pousser le maximum de personnes à fuir vers le sud. Sans grand succès à ce jour. « Ils savent qu’afin de créer une zone tampon, Israël entend ne pas les laisser revenir », note Haaretz. Samedi soir, l’armée avait appelé les résidents encore présents à fuir avant son offensive. « Si vous tenez à vous et à vos proches, partez », avait écrit en arabe son porte-parole sur X (ex-Twitter). Au même moment, la majeure partie de la bande vit sans électricité ni téléphone, donc sans accès à Internet.

– Depuis le 7 octobre, des centaines de réservistes israéliens vivant ou séjournant à l’étranger sont rentrés en Israël pour rejoindre leurs unités. Mais il est une autre tendance dont on entend moins parler : ceux qui s’en vont. Beaucoup, surtout dans les grandes villes, connaissent quelqu’un qui est parti ou qui parle de partir. Leur nombre est inconnu. Mais l’idée est dans l’air. Où vont ces « antipatriotes » ? En Grèce, à Chypre, à une heure de vol. Plus loin, s’ils en ont les moyens.

Ce sont souvent « des gens pour qui le massacre a fait déborder le vase et qui ont abandonné une fois pour toutes leur foi dans le projet national appelé Israël », assure le journaliste Rogel Alpher. La plupart, note-t-il, sont « progressistes, éduqués, travailleurs et laïques. […] Ces Israéliens n’adhèrent plus à “l’idée de n’avoir aucun autre pays” », qu’il est impossible de vivre une autre existence ailleurs. « Les psychopathes ruinent leur vie, conclut-il, qu’ils se nomment Netanyahou, Ben Gvir [chef de l’extrême droite raciste israélienne], Sinwar [chef du Hamas à Gaza], Nasrallah [chef du Hezbollah libanais] ou Poutine. » Le journal Haaretz avait, dès le 16 octobre, publié un long reportage fondé sur de nombreux entretiens menés à l’aéroport avec ces « partants ». Beaucoup avaient des enfants. La plupart disaient ne s’en aller que « pour un moment ». Pour d’autres, c’était un adieu radical. « Aucun ne s’est excusé de partir. Bien qu’aucun n’ait accepté de voir son nom cité. »

 


 

CHRONIQUE #18 (03/11/23) 

Pendant que les bombardements et les combats au sol de l’armée israélienne se poursuivent à Gaza, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, entamait vendredi un second périple au Moyen-Orient. Pour réaffirmer sa solidarité avec l’État juif, mais aussi, assurent les « experts », pour demander à ses dirigeants de faire la « pause humanitaire » à laquelle ils rechignent, ainsi que de commencer à réfléchir à l’« après » – ce qui, martèle Benyamin Netanyahou, n’est pas à l’ordre du jour tant que la « guerre au Hamas » perdure. Cela n’empêche pas lesdits experts de s’engager dans ce qui serait une perspective de retour au calme au Proche-Orient, et plus si affinités. Les propositions se multiplient. Nous en avons sélectionné deux, qui nous semblent refléter des perspectives modérées aptes à séduire, ou du moins à faire réfléchir, les Américains.

La première a été promue par Salam Fayyad, qui fut le Premier ministre de l’Autorité palestinienne (AP) de 2007 à 2013 et qui enseigne aujourd’hui à l’université de Princeton. Elle a été exposée dans un article publié dans Foreign Affairs le 27 octobre, sous le titre : « Les réformes qui pourraient permettre à l’OLP [Organisation de libération de la Palestine] de diriger et à l’Autorité palestinienne de gouverner ». « Pour cesser la descente aux abysses », estime-t-il, le Hamas doit d’abord libérer les civils israéliens qu’il détient. On note qu’il n’évoque pas les soldats, et ne précise pas que cela ne peut se faire sans négocier avec le Hamas. Une fois un certain calme revenu, il faudra « exclure l’idée d’imposer aux Palestiniens un arrangement par la force ». Il est, par exemple, impensable d’obliger l’Autorité palestinienne à diriger Gaza. « L’accepterait-elle qu’elle en serait incapable », écrit-il, vu son « illégitimité » aux yeux de l’opinion palestinienne. Non, l’OLP et l’AP doivent d’abord se réformer en profondeur et s’unifier – donc intégrer le Hamas et le Djihad islamique dans leurs rangs. Israël devra, de son côté, « préalablement reconnaître le droit des Palestiniens à détenir un État souverain » sur les terres occupées en 1967 (la Cisjordanie, Jérusalem-Est incluse, et Gaza). Dès lors, « une voie s’ouvrirait vers une solution à deux États ». L’AP pourrait légitimement diriger les deux parties de la Palestine « pour une période transitoire de plusieurs années ». L’échéance de l’érection de l’État palestinien n’est pas précisée.

L’autre proposition est avancée par Alon Pinkas, un ancien ambassadeur israélien devenu chroniqueur médiatique. L’homme incarne une gauche sioniste proche des démocrates américains. Sa particularité : son insondable détestation de Benjamin Netanyahou. Titre de son article, paru le 2 novembre : « Après le Hamas, la seule option pour Gaza est l’intervention internationale ». Il part d’un postulat simple : « Le maximum qu’Israël puisse offrir aux Palestiniens est inférieur au minimum que ceux-ci peuvent accepter. » Dès lors, ils n’ont d’autre option que d’abandonner aujourd’hui leur rêve d’État souverain. Pour autant, l’occupation israélienne doit cesser. La solution ? La « tutelle ». Dans la période récente, c’est ce statut juridique qui fut imposé un temps au Kosovo (par l’Otan) et au Timor oriental (par l’ONU). Un modèle, écrit-il, « qui combine gouvernance internationale et nationale, par lequel des puissances étrangères ou des agences internationales assument temporairement la responsabilité du gouvernement, de la bureaucratie et de l’économie du pays ». Les frontières seraient protégées par des forces de maintien de la paix, onusiennes ou de l’Otan. Conclusion : « Il est prématuré et irréaliste de discuter d’un futur État palestinien. Mais une tutelle retirerait le pouvoir des mains du Hamas à Gaza, et on pourrait l’étendre pour une période de dix ans à la Cisjordanie. »

Les deux propositions visent prioritairement à « dégager » le Hamas de la scène et à repousser à des calendes inconnues toute souveraineté palestinienne, pour ne pas fâcher Israël. Surtout, elles excluent du débat quelques vétilles qui, jusqu’ici, ont fait obstacle à toute solution. Qui imposera à Israël un retrait complet de ses soldats de Cisjordanie ? Et comment ? Que faire des colons israéliens vivant dans les territoires palestiniens occupés ? Que faire de la reconnaissance du « droit au retour » des héritiers des Palestiniens expulsés en 1948 et comment le gérer ? Que faire de la Jérusalem palestinienne ? Combien de temps encore les Palestiniens voudront-ils bien « attendre » ? Et comment faire accepter à Israël des « solutions » dont il ne veut pas ? C’est surtout cette dernière question qu’Antony Blinken devrait se poser.

 


 

CHRONIQUE #17 (02/11/23)

Point de Godwin : loi énoncée en 1990 par Mike Godwin concernant Internet, qui veut que plus une discussion en ligne se prolonge, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de un.

Lundi soir dernier, aux Nations unies, l’ambassadeur israélien Gilad Erdan s’est présenté affublé d’une étoile jaune, celle que les nazis imposaient aux Juifs de porter avant et durant la Seconde Guerre mondiale. Il y avait adjoint le célèbre : « Plus jamais ça. » La référence était claire : les assaillants du Hamas sont l’incarnation contemporaine des nazis, et Israël agit à Gaza avec toute la force possible pour éviter une seconde Shoah. Ce faisant, l’ambassadeur paraphrasait Benjamin Netanyahou qui, rencontrant le Premier ministre britannique Rishi Sunak, avait également déclaré : « Le Hamas, c’est les nouveaux nazis, le nouvel État islamique. » L’analogie « Hamas = nazis » n’est pas l’apanage des seuls Israéliens. Le lendemain, sur un plateau de télévision, en France, un philosophe distingué, Raphaël Enthoven, professait la même idée.

Cette attitude, en Israël, a suscité des réserves. Qualifiée d’« hystérique » par le journal Haaretz, elle a été vilipendée par Dani Dayan, le président du musée de la Shoah à Jérusalem, intitulé Yad VaShem, qui a accusé l’ambassadeur de « déshonorer à la fois les victimes de la Shoah et Israël ». Et d’ajouter : « L’étoile jaune a symbolisé l’impuissance des Juifs soumis à la merci des autres. Aujourd’hui, nous avons un État indépendant et une armée forte. Nous sommes maîtres de notre destin. » D’autres, plus prosaïques, ont pensé que l’affaire n’était pas si grave : Erdan, sentant fléchir l’avenir politique de Netanyahou, ne faisait que se pousser du col pour prendre bientôt la direction de son parti, le Likoud. Les propos les plus aigres portent parfois les plus tristes ambitions.

L’utilisation dans diverses circonstances de termes liés à l’histoire nazie n’est pas limitée à Israël. Parmi les Palestiniens, on peut entendre qu’Israël mène « un génocide » à leur encontre. C’est le cas, par exemple, d’un article publié ce jeudi par Tariq Dana sur le site d’Al-Shabaka, un think tank palestinien de Jérusalem. Son titre : « Le génocide à Gaza : l’éclatement des mythes dominants sur Israël, les Arabes et l’Occident ». Aujourd’hui, le terme apparaît aussi de plus en plus souvent dans le discours de la gauche universitaire américaine. Pour autant, les accusations, de part et d’autre, ne peuvent être considérées comme équivalentes. D’abord parce qu’aujourd’hui Israël est le « fort » et les Palestiniens le « faible » – et non l’inverse. Ensuite, parce que l’assimilation de l’adversaire aux « nazis » est depuis très longtemps récurrente dans la communication officielle israélienne.

Elle pourrait incarner ce qu’on nomme le « point Godwin » du débat, tant sa répétitivité a été une constante de l’histoire moderne d’Israël. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser incarna ainsi la figure du « nouvel Hitler » dans les années 1950-1960. Yasser Arafat eut droit au même traitement dans les années 1960 à 1980, l’Organisation de libération de la Palestine étant fustigée comme « nazie » – jusqu’à ce qu’un beau matin, en 1993, un Premier ministre, Yitzhak Rabin, annonce à son peuple qu’il allait négocier avec elle. En 1982, quand Israël envahit le Liban, le Premier ministre Menahem Begin répondit à un ministre qui doutait du bien-fondé de cette invasion visant à « éradiquer » l’OLP : « Nous avons décidé qu’il n’y aurait pas de second Treblinka. » Lorsqu’en 2002, au début de la deuxième intifada, l’armée israélienne arrêta le dirigeant du Fatah Marwan Barghouti, le député israélien Zvi Haendel applaudit l’incarcération du nouvel « Eichmann ». Aujourd’hui, le « nouvel Hitler » serait, selon les circonstances, Ismaël Haniyeh, le énième chef politique successif du Hamas, ou Ali Khamenei, le Guide de la révolution en Iran.

Bref, l’utilisation de l’infamant stigmate à l’encontre de l’ennemi du moment a pour objectif de le disqualifier et, plus encore, d’imposer l’idée non seulement qu’il n’y a jamais « rien à négocier » avec lui, mais surtout que toute opération armée, quels que soient sa dimension et ses effets sur les civils palestiniens, est légitime. On ne négocie pas avec des nazis et on ne mégote pas non plus sur les moyens. Récemment, des porte-parole militaires israéliens ont plusieurs fois évoqué l’analogie entre ce que fait leur armée à Gaza et les bombardements alliés sur l’Allemagne en 1945. « Telle est la tragédie de la guerre », a justifié l’un d’eux, Richard Hecht. Il oubliait seulement que, depuis Dresde et Nuremberg, la quatrième convention de Genève, qui protège en particulier les civils en territoires occupés, a été, en 1949, insérée dans le droit de la guerre.

 


 

CHRONIQUE #16 (31/10/23) 

Mardi matin, l’un des chroniqueurs israéliens les plus connus, Anshel Pfeffer, posait la question : « C’est quoi la fin de la partie à Gaza ? » Pour le moment, Benjamin Netanyahou se tait. Il l’a dit clairement ce dernier week-end : une fois la guerre finie, il répondra à « toutes les questions », jusqu’aux plus difficiles. Mais tant qu’elle dure, il n’apportera aucune réponse. Si l’on était cynique, on dirait que Netanyahou n’a aucun intérêt à achever cette guerre, tant il sait que ses adversaires, en Israël, se préparent déjà à exiger son départ immédiat dans l’heure qui suivra la fin des combats.

La bataille a déjà commencé la semaine dernière. Le 28 octobre, Netanyahou a publiquement nié avoir été averti – en particulier par les renseignements égyptiens –, d’une proche attaque du Hamas avant le fatidique 7 octobre. Il l’a fait pour mieux accuser les chefs des divers services de renseignement israéliens d’être responsables de cette grave faillite. Le lendemain – fait proprement inouï sous le règne de Netanyahou –, le Premier ministre s’excusait sur X (ex-Twitter), assurant les militaires de toute sa confiance… sans pour autant infirmer ses propos quant à sa méconnaissance avant le 7 octobre d’un possible assaut du Hamas.

Bref, Netanyahou est aux abois. D’autant que s’il est un homme qui semble n’avoir aucune idée de la « fin de partie » à Gaza, c’est bien lui. Le seul objectif présenté au peuple consiste à « éradiquer le Hamas ». Sans préciser où, exactement, s’arrêtent les limites du Hamas : aux membres de sa branche militaire ? aux adhérents du parti ? aux sympathisants ? à la population, femmes, enfants et vieillards compris, comme le veut la fameuse « doctrine Dahiya » de l’armée israélienne [lire notre chronique no7] ? Mais si la guerre, conformément à l’adage de Clausewitz, est une « continuation de la politique par d’autres moyens », quel est le projet que porte à ce niveau la guerre actuelle ?

Pfeffer pose trois questions. Assumant qu’Israël ne prépare ni une expulsion générale de la population de Gaza ni un rétablissement de son occupation militaire sur le terrain, comme c’était le cas avant 2006 (deux assomptions plausibles, mais les hypothèses inverses ne sont pas totalement à exclure) :

1) Comment Israël maintiendra-t-il son contrôle sur ce territoire une fois les infrastructures du Hamas détruites ?

2) À qui Israël transférera-t-il son contrôle une fois ses troupes sorties de Gaza ?

3) Existe-t-il un plan réaliste pour l’avenir de Gaza qui l’empêcherait de se transformer à nouveau en base d’attaque contre Israël ?

Ce sont des questions effectivement « réalistes », du point de vue israélien, et difficiles. Mais de fait, Pfeffer ne va pas non plus au bout de son raisonnement. Car lui-même, dans ses interrogations, ne s’attarde que sur les enjeux sécuritaires auxquels sera confronté Israël dans l’avenir, lorsque sa guerre sera terminée. La vraie question, qu’il serait temps de se poser, est de savoir s’il y a une sortie politique de cette guerre. Netanyahou, et avec lui la grande majorité des députés israéliens, dans son camp tout comme dans l’opposition, ont-ils en tête une « fin de partie » non pas pour cette guerre-ci, mais pour le conflit israélo-palestinien ? Rien à ce jour ne prouve que la réponse soit positive.

S’agit-il de revenir, peu ou prou, au statu quo ante, mais en pire ? S’agit-il donc de maintenir la population palestinienne de Gaza enfermée derrière des murs sur une terre atrocement dévastée et dans des conditions de précarité épouvantables ; de laisser les Palestiniens de Cisjordanie enfermés, eux aussi, sans aucun droit derrière d’autres murs – tous ces murs que l’on aura auparavant renforcés pour qu’ils soient, cette fois, « définitivement » infranchissables ; et enfin de conserver pour la population palestinienne citoyenne d’Israël un statut légal inférieur à celui des Juifs ? Si tel est le cas, on ne sait ni quand ni comment la prochaine guerre surviendra, mais on sait qu’elle est déjà en gestation.

 


 

CHRONIQUE #15 (30/10/23) 

Dès le lendemain des attaques meurtrières du Hamas dans les bourgs et les villages israéliens entourant Gaza, la mouvance « sioniste religieuse » des colons de Cisjordanie – 14 députés sur 120 à la Knesset, et beaucoup d’alliés dans d’autres partis – est passée à l’acte. Le moment était venu de terroriser les Palestiniens non seulement à Gaza, mais aussi en Cisjordanie. Du 7 au 29 octobre, l’armée et les colons les plus fanatiques y ont abattu 115 Palestiniens et fait plusieurs centaines de blessés en Cisjordanie. Surtout, ces colons armés cherchent à imposer la terreur dans les localités palestiniennes. « Les colons radicaux sont déterminés à transformer le difficile conflit (entre Israéliens et Palestiniens) en une véritable guerre de Gog et Magog. Pas un jour ne passe sans qu’ils s’engagent dans des attaques violentes contre les Palestiniens », écrit le quotidien Haaretz le 30 octobre.

Tariq habite Oum Al-Khair, un village à une lieue de Soussia, à 30 kilomètres au sud de la ville d’Hébron. Il est aussi membre de l’association palestino-israélienne The Villages Group (https://villagesgroup.worldpress.com). Dimanche, il a envoyé une alerte, comme une bouteille à la mer. Des colons, en uniforme et armés, « ont lancé un assaut barbare » sur Soussia, en formulant « un ultimatum menaçant : si les villageois ne quittaient pas les lieux dans les 24 heures, ils reviendraient et commettraient des meurtres ». Le lendemain, les colons attaquaient de manière similaire Oum Al-Khair, son village, suscitant « un vent de terreur et de panique, surtout chez les femmes et les enfants ». Dans les collines au sud d’Hébron, poursuit Tariq, les colons ont « carte blanche pour commettre des meurtres, des incendies, des démolitions, des empoisonnements [de puits]. Les habitants de dix villages ont déjà été contraints d’abandonner leurs terres » pour se réfugier ailleurs. Et d’évoquer, évidemment, la Nakba, la « catastrophe » de 1947-1949 qui vit 87 % des Palestiniens être expulsés du territoire qui devint Israël. Au 29 octobre, le Centre palestinien d’information avait compté en trois semaines 1 089 incidents confrontant l’armée ou les groupes de colons à des Palestiniens de tous âges à travers toute la Cisjordanie, et particulièrement dans les camps de réfugiés.

Que veulent ces colons ? « L’impression qu’ils donnent, poursuit l’article de Haaretz précité, est que certains d’entre eux souhaitent provoquer une nouvelle guerre d’Indépendance de 1948, dans laquelle les Arabes seront de nouveau expulsés de chez eux. » Le 21 octobre, Louis Imbert, le correspondant du Monde, citait Ariel Kellner, député du Likoud, le parti de Netanyahou : « Nakba contre l’ennemi maintenant. Une Nakba qui éclipsera la Nakba de 1948. » Telle est indubitablement l’aspiration la plus profonde d’une majorité des Juifs israéliens : profiter de l’opportunité pour se débarrasser définitivement de tous les Palestiniens. Jusqu’ici, cette option paraissait inaccessible. La frange extrémiste de cette opinion voit dans la situation présente une occasion exceptionnelle. Et si une nouvelle expulsion massive s’avère trop compliquée, au moins faut-il accélérer le regroupement des villageois palestiniens autour des villes pour accaparer leurs terres.

Qui sont ces colons ? En juin 1967, lorsqu’Israël remporta la guerre des Six Jours et conquit la totalité de la Palestine telle qu’elle était sous le mandat britannique, ils étaient une frange totalement marginale de la population. Après cinquante-six ans d’occupation et de colonisation incessante de ces territoires palestiniens, l’opinion israélienne a totalement changé. 80 % des Juifs israéliens n’ont jamais connu d’autre Israël que celui occupant les territoires palestiniens. Pour la plupart, cette occupation est devenue la normalité. Parallèlement, la mouvance coloniale de l’opinion s’est immensément renforcée. Sa fraction la plus radicale dispose désormais de ministres importants, de nombreux députés, de médias puissants, d’officiers supérieurs, d’écoles militaires rabbiniques où les recrues, formées au maniement des armes, reçoivent une éducation « suprémaciste juive » – comme la nomment leurs adversaires en Israël – dans laquelle une lecture hyper nationaliste et mystique de la Bible légitime les pires crimes envers les Palestiniens.

Désormais, cette frange dispose aussi d’une milice armée agissante à laquelle l’armée n’ose pas toucher. Pourquoi cette frange hésiterait-elle à imposer son agenda ?

 

Pour en savoir plus, lire : Charles Enderlin, Au nom du Temple : Israël et l’arrivée au pouvoir des juifs messianiques, édition augmentée, Seuil, « Points », septembre 2023.

 


 

CHRONIQUE #14 (27/10/23) 

Hier, j’évoquais le travail de Conversation locale, un journal d’information en ligne unique en son genre, qui compte, à parité, autant de journalistes juifs israéliens que de palestiniens. L’actualité fait que j’y reviens aujourd’hui. Ce matin, en effet, le site a publié un premier reportage à Jabalia, une importante bourgade du nord de Gaza qui abrite aussi le plus grand camp de réfugiés de toute la bande. Le reportage est signé par Ibrahim Mohammad, un pigiste local qui collabore au journal en ligne israélien. Il est titré : « Le plus grand camp de réfugiés a été transformé en une ville-fantôme ».

L’article décrit la dimension des ravages, physiques et humains, suscités par ces bombardements, les bâtiments d’habitation détruits en très grande quantité, les conséquences pour les habitants. Il ne le spécifie pas, mais, des témoignages recueillis, il ressort que les bombardements ont eu plus particulièrement pour cible le camp de réfugiés devenu un quartier de la ville. La description du grand marché du camp de Jabalia, entièrement détruit, par exemple. C’était l’un des plus courus du nord de Gaza. Réduit à un champ de ruines, il n’en reste rien. Lorsqu’il y est entré, raconte Ahmad Matar, 29 ans, les corps jonchaient l’asphalte. Il lui était impossible de reconnaître où se trouvait l’échoppe où travaillait son frère Bilal. Il a fini par retrouver son corps : il était calciné. Yousri Khalil, 43 ans, déclare : « Le quartier où je vis est devenu une ville fantôme. J’ai eu de la chance de survivre. » Tous les témoignages de Gazaouis de Jabalia interrogés abondent dans le même sens. Comme le dit Ahmad Matar : « Ce qui se passe à Gaza est sans précédent. Ce n’est pas comparable aux autres guerres qu’a menées Israël contre notre enclave depuis dix-sept ans. »

Yasser Al-Kurdi, 46 ans, y a perdu un fils. Il s’est aujourd’hui réfugié dans une école de l’UNRWA, l’agence onusienne qui s’occupe des réfugiés palestiniens. Comme d’autres, il affirme qu’aucun endroit n’est désormais sûr dans Gaza. Youssef Al-Nadi, 43 ans, a accueilli chez lui une vingtaine de proches ayant perdu leur habitat. Il explique pourquoi, pas plus que ses hôtes, il n’a obéi à l’ordre d’évacuation vers le sud préalablement lancé par l’armée israélienne. Il n’y avait plus une goutte d’essence dans les environs. Avec femmes, vieillards et enfants, ils n’allaient pas partir à pied sur les routes. À l’inverse, Rachid Al-Balbissi, 67 ans, avait quitté ses pénates avec sa femme dans un petit pick-up. Il est resté « quelques jours » dans le sud de la bande, avant… de revenir dans le camp de Jabalia. « Les bombardements au sud étaient aussi intenses, tout comme le manque d’eau et d’électricité. » À quoi bon rester ? dit-il.

Jabalia est aujourd’hui une ville de 416 000 habitants. Elle est aux trois quarts composée de réfugiés et surtout d’enfants et petits-enfants de réfugiés de la guerre qui, avant puis après la création de l’État d’Israël, le 15 mai 1948, a vu partir – expulsés manu militari ou fuyant l’avancée des troupes juives (puis israéliennes) – plus de 85 % des Palestiniens qui vivaient sur le territoire devenu celui de l’État d’Israël. Comme dans la plupart des camps de réfugiés, une grande partie d’entre eux sont parvenus à quitter leurs abris de fortune. 116 000 y vivaient encore.

 


 

CHRONIQUE #13 (26/10/23) 

Hier, nous évoquions Channel 14, de la télévision israélienne, un média d’information en continu qui attire le public de la droite israélienne la plus radicale. Aujourd’hui, nous voudrions faire un peu de place à ceux qui, à l’inverse, cherchent, une bougie à la main au cœur des ténèbres, à ne pas perdre complètement espoir. Ces Juifs et ces Palestiniens israéliens qui, ensemble, tentent de préserver un lien. Ils disposent d’un journal d’information en ligne, intitulé Si’ha Mekomit, ce qui signifie « Conversation locale » (la version anglaise du site s’intitule +972 Magazine). Ses journalistes se nomment Orly Noy et Mahmoud Mushtaha, Fatima Abdul Karim et Roy Cohen. Conversation locale est le seul organe de presse réunissant à parts égales des journalistes juifs et arabes. Ils ne sont pas toujours d’accord entre eux. On dirait presque : heureusement ! Mais ils sont tous d’accord pour préserver le lien. Tourner le dos à la folie guerrière.

Nous sommes le 26 octobre, et demain, vingt jours auront passé depuis l’attaque du Hamas sur les bourgs et les kibboutz environnant Gaza. La une de Conversation locale, ce matin, est consacrée à un long reportage sur les lieux du carnage. La journaliste a rencontré des parents, des enfants, qui ont perdu un être cher ou qui survivent à leurs blessures. Titre de l’article : « Écoutez les survivants israéliens : ce n’est pas la revanche qu’ils veulent. » Sous-titre : « Contrairement à l’opinion publique, de nombreux survivants des massacres du 7 octobre et des parents des personnes tuées ou enlevées s’opposent aux représailles contre Gaza. »

En Israël, quelques jours après la tuerie, une jeune fille de 19 ans du kibboutz Beeri, l’un des deux les plus durement touchés par les assaillants du Hamas, avait laissé sur les réseaux sociaux un discours qui était devenu viral en Israël dans les milieux de gauche. En des termes bouleversants, parfois très crus mais aussi très poétiques, elle criait sa souffrance, la perte de ses amies proches, et lançait un appel déchirant aux dirigeants israéliens. En résumé : Si nous voulons vivre ensemble, l’heure n’est pas à la vengeance, mais à la politique. Tant que nous fermerons les yeux sur la situation d’occupation dans laquelle vivent les Palestiniens, nous souffrirons nous aussi. À l’heure actuelle, nous avons besoin de politique, pas de bombes.

C’est un peu le mantra de Conversation locale. Aujourd’hui, le site fait place au reportage d’une de ses correspondantes à Gaza, Ruwaida Kamal Amer : « À l’intérieur de la “ cité des tentes ” des familles déplacées dans Gaza. » La journaliste y décrit les conditions d’existence de près d’un million de Gazaouis poussés par l’armée israélienne à quitter leurs logis pour le sud de la bande avant une éventuelle offensive au sol. Noam Shuster écrivait, elle, il y a quelques jours, un papier d’analyse intitulé : « Ramasser les morceaux de notre deuil » ; sous-titre : « Alors qu’Israéliens et Palestiniens se replient sur eux-mêmes, les temps sont très difficiles pour ceux d’entre nous qui essaient de tenir compte de la douleur des deux peuples. Mais nous devons essayer. » Le 13 octobre, Samah Salaïmé, un Palestinien citoyen israélien, expliquait : « Dans cette guerre, les Palestiniens d’Israël sont pris au piège entre deux réalités douloureuses. À un moment donné, je reçois des nouvelles déchirantes d’amis de Gaza morts ou qui ont été expulsés de chez eux. L’instant d’après, je suis malade d’inquiétude pour mon ami israélien kidnappé. »

Ainsi va Conversation locale. Ses lecteurs sont beaucoup moins nombreux que les spectateurs de Channel 14. Ils sont souvent vilipendés, certains les traitent de « traîtres » en cette heure où, en Israël, l’émotion balaie chez beaucoup la réflexion et la quête de raison. Peu après le début des représailles israéliennes, Amir Rotem, journaliste (juif) de Conversation locale, avait titré son article : « L’Opération “ Mille yeux pour un œil ” est en cours à Gaza »… À quoi bon le recours à une force gigantesque, s’interrogeait-il, si elle n’aboutit qu’à la ruine et rien d’autre ? Une bougie à la main au cœur des ténèbres…

 


 

CHRONIQUE #12 (25/10/23) 

L’extrême droite israélienne dispose de nombreux médias, parmi lesquels l’un des plus anciens est Arutz Sheva, la chaîne de radio numéro 7, organe officieux des colons de la frange religieuse la plus radicale. Mais le média de cette fraction le plus connu du grand public israélien aujourd’hui, et aussi le plus prisé des téléspectateurs, est Channel 14, une chaîne d’information en continu qui regroupe, elle aussi, les tenants de la mouvance « sioniste-religieuse » et un très grand nombre des soutiens de Benjamin Netanyahou. Bref, quelque chose d’assez proche de la française CNews, la chaîne de Vincent Bolloré, qui ratisse large, des soutiens d’Éric Zemmour aux Républicains partisans d’Éric Ciotti – à cette nuance près qu’Arutz Sheva recueille un taux de téléspectateurs beaucoup plus massif, les dernières élections ayant offert à la mouvance coloniale et raciste un succès spectaculaire, et des postes de choix au gouvernement.

Conséquence, sur Channel 14, les partisans de Netanyahou sont les plus nombreux, mais ce sont ceux d’Itamar Ben-Gvir et de Bezalel Smotrich – les deux leaders (concurrents) de l’extrême droite religieuse coloniale – qui dictent l’agenda. Qu’on regarde les « débats » permanents sur Channel 14 à 7 heures du matin, à 16 heures ou à 23 heures, la tonalité est toujours la même : pas seulement « en finir » avec le Hamas, mais, tout bonnement, avec les Palestiniens.

Nous en avons fait l’expérience ce mercredi 25 octobre, vers 14 heures (le site est gratuitement accessible sur Internet, il suffit de googliser : « Israël Channel 14 Live »). On ne citera pas la totalité du débat auquel on a assisté. On se contentera de restituer une altercation entre deux protagonistes. Le premier, Moti Keidar, orientaliste à l’université Bar-Ilan, près de Tel-Aviv, explique qu’il faut éradiquer tous les membres des brigades armées du Hamas, jusqu’au dernier. Mais, ajoute-t-il, « il ne faut pas confondre les forces armées du Hamas avec les partisans du Hamas ». Car, au moins dans le conflit actuel, il est certain que la population de Gaza soutient majoritairement le Hamas. Et de suggérer qu’exterminer plus de la moitié de la population gazaouie (2,3 millions d’êtres) ne servirait pas forcément les intérêts d’Israël.

Immédiatement, un de ses interlocuteurs bondit. Il se nomme Gabi Simoni, il est colonel de réserve. « Vous ne respectez pas les décisions du gouvernement, lui lance-t-il. Le gouvernement a décidé de détruire le Hamas, tout le Hamas, vous comprenez ? Il s’agit de tout détruire, tous les ministères, toutes les administrations, toutes les écoles et tous ceux qui y travaillent. Il faut que le Hamas soit totalement à terre. La vraie guerre n’a pas encore commencé ! » On peut entendre fréquemment, sur Channel 14, des propos beaucoup plus crus encore, plus clairs aussi. Des appels à expulser tous les Palestiniens (« il n’y a pas d’autre solution ! »), à soutenir les meurtres commis par les colons…

Peu après, le débat passe à la relation avec les États-Unis. Certains se réjouissent du soutien sans faille de l’administration Biden. D’autres s’inquiètent des lendemains. Washington pousse Israël, une fois la guerre terminée, à renouer les pourparlers avec l’Autorité palestinienne. Le ton général est à la « résistance ». Ces idiots d’Américains sont décidément incorrigibles ! Ils ne comprennent rien. Le même colonel Simoni s’en étrangle : « Revenir aux négociations ? Il faut dire aux Américains qu’il n’en est pas question. » Il ne dit pas qu’il faut tenir jusqu’au retour de Donald Trump au pouvoir, dans à peine plus d’un an, mais, en Israël, c’est aujourd’hui une idée très en vogue.

 


 

CHRONIQUE #11 (24/10/23) 

Le week-end dernier, le cabinet israélien a adopté des mesures de contrôle des médias destinées à faire taire ceux qui colportent des informations « propres à miner le moral des combattants et des citoyens » en temps de guerre [lire notre 8e chronique, parue le 19 octobre]. Le principal organe visé était, comme prévu, la chaîne Al Jazeera. Déjà interdite de diffusion par l’Égypte, l’Arabie saoudite et l’Irak, cette chaîne qatarie est désormais menacée d’être bannie de l’espace israélien. Israël lui reproche, pour l’essentiel, de diffuser les propos du Hamas – donc d’une organisation terroriste aux yeux des Israéliens et en guerre avec eux – et plus particulièrement de contribuer à la « guerre psychologique » que promeut le parti islamique palestinien. Ainsi, Al Jazeera diffuse-t-elle systématiquement les déclarations publiques d’Abou Obeida, le porte-parole de la branche armée du Hamas au visage toujours masqué d’un keffieh, qui est devenu l’homme le plus populaire de Gaza. C’est lui qui avait affirmé que son organisation tuerait des otages pour chaque bombardement israélien.

Al Jazeera a installé ses caméras et ses correspondants en Israël et dans les territoires palestiniens dès 1992, à la fin de la première intifada, le soulèvement de la jeunesse palestinienne qui a grandement poussé, à l’été 1993, les dirigeants israéliens et palestiniens à signer ensemble l’« accord d’Oslo » officialisant une « reconnaissance mutuelle » entre l’État d’Israël et l’OLP, l’Organisation de libération de la Palestine. Depuis, la chaîne n’en a plus bougé, malgré des moments difficiles, comme en 2014, lorsque, durant l’opération israélienne sur Gaza nommée « Bordure protectrice », le ministère israélien des Communications a une première fois tenté de fermer ses bureaux, sans succès.

Mais la chaîne qatarie bénéficie aussi de soutiens non négligeables en Israël. Elle est la seule, dans le monde arabe, à interroger non seulement les Palestiniens, mais aussi les Israéliens, en toute circonstance. Le porte-parole de l’armée israélienne en langue arabe, Avishaï Edri, a été plusieurs fois interviewé par Al Jazeera durant la guerre en cours. De son point de vue, fermer Al Jazeera serait néfaste pour Israël, car elle est, selon lui, la seule source d’informations différentes dans l’espace arabe. Il admet, par ailleurs, qu’Al Jazeera a été très utile à l’armée lorsqu’elle a informé les Gazaouis des appels israéliens demandant à la population du nord de la bande de Gaza de fuir massivement vers le sud.

Mais le principal obstacle à une fermeture des bureaux d’Al Jazeera, même temporaire, est politique. Car le Qatar – où réside son chef, Ismaïl Haniyeh – s’est spécialisé dans toutes sortes de médiations dans divers conflits, et en particulier dans celui qui oppose le Hamas et Israël. Cet émirat joue aujourd’hui un rôle important d’intermédiaire dans les négociations sur la libération d’Israéliens détenus par le Hamas. Il a, dès le premier jour, créé un canal de contacts avec l’Égypte et l’Allemagne pour faire avancer cette perspective. Mais surtout, le Qatar fournit une aide dont Israël pourrait difficilement se passer dans la gestion financière de la bande de Gaza. Il dépense quelque 180 millions de dollars annuels pour les seuls Gazaouis, quand l’Union européenne, 250 fois plus peuplée, ne consacre au soutien de toute la Palestine qu’un budget total de 310 millions d’euros.

Cet argent qatari – qui transite par Israël – sert à payer les salaires des fonctionnaires (très souvent membres du Hamas – what else ?), les reconstructions d’écoles, d’hôpitaux, de bâtiments et de routes régulièrement détruits dans des bombardements, ainsi que d’autres besoins de première nécessité. Selon Israël, la bande de Gaza, comme la Cisjordanie, est censée disposer d’institutions propres. Cela ne change rien à la situation d’occupation que subissent les Palestiniens. Mais cela permet à l’État hébreu de se soustraire à la quatrième convention de Genève, qui stipule expressément qu’une puissance occupante doit répondre aux besoins des populations occupées. Comment, dès lors, faire sans le Qatar ?

 


 

CHRONIQUE #10 (23/10/23) 

Alors que tout Israël attend l’« offensive au sol » qui – Netanyahou l’a promis – permettra de faire disparaître le Hamas à jamais, la stature du chef du gouvernement israélien s’effrite. La dernière blague israélienne en dit long : « Comment sait-on que Netanyahou est en train de mentir ? » Réponse : « Ses lèvres bougent »

Certes, il garde beaucoup d’inconditionnels, mais leurs rangs se fissurent. De nombreux « likoudniks » (membres de son parti, le Likoud) doutent de son aptitude à continuer de gouverner, une fois la guerre finie. Quant aux autres, ils se divisent entre ceux qui attendent la fin de la guerre pour demander son départ, et ceux qui voudraient qu’il parte dès maintenant, même si Israël est en guerre. Leur principal grief est évident : quand un chef de gouvernement est aussi aveugle à la menace qui pointe, il n’est plus habilité à gouverner. Après le fiasco des services de sécurité qui n’avaient pas vu venir l’attaque égyptienne lors de la guerre d’octobre 1973, la Première ministre Golda Meir dut démissionner six mois plus tard. Or Netanyahou a été aussi aveugle qu’elle, sinon plus.

Mais un autre sujet d’accusations pointe, plus grave que l’imprévoyance et qui entache plus encore sa stature politique : le rapport qu’a entretenu Netanyahou avec le Hamas depuis son retour au pouvoir en 2009.

Historiquement, Israël a toujours considéré le nationalisme palestinien comme son adversaire principal, la création d’un État palestinien étant perçue comme ce qui serait la défaite politique absolue. Au début des années 1970, le général Ariel Sharon, alors commandant du front sud israélien, qui incluait la bande de Gaza occupée, choisit délibérément d’y autoriser la construction de nombreuses mosquées. Il était convaincu que si ces lieux de culte – et la religiosité qui va avec – proliféraient, cela se ferait au détriment du mouvement national palestinien. Bientôt, en d’autres territoires, à commencer par l’Afghanistan, les Américains, considérant l’URSS comme l’ennemi essentiel, allaient pareillement soutenir diverses formations djihadistes. On connaît le résultat : in fine, les talibans s’emparèrent de l’Afghanistan. Et le Hamas, après s’être distancié des Frères musulmans à Gaza, bâtit progressivement non pas un mouvement de type djihadiste comme Al-Qaïda ou Daech, mais un mouvement nationaliste religieux palestinien.

Netanyahou, accusent aujourd’hui ses adversaires, a procédé de même. Sa stratégie était masquée, quoique parfois évoquée. Lors d’une réunion de son parti en mars 2019, il déclarait sans fard : « Ceux qui veulent empêcher la création d’un État palestinien doivent soutenir le renforcement du Hamas […]. Cela fait partie de notre stratégie : séparer les Palestiniens de Gaza de ceux de Judée-Samarie [appellation biblique utilisée pour ne pas dire Cisjordanie]. » Deux mois plus tard, en mai 2019, un de ses conseillers, le général de réserve Gershon Hacohen, enfonçait le clou : « Nous devons dire la vérité. La stratégie de Netanyahou est d’empêcher l’option de deux États. Il fait donc du Hamas son partenaire le plus proche. Le Hamas est ouvertement un ennemi. Secrètement, c’est un allié. » Il fut un temps où l’on appelait cela un « allié objectif ». Peu après, le même mois, la chaîne israélienne Channel 13 citait les propos du président égyptien Hosni Moubarak au quotidien koweïtien Al-Anba : « Netanyahou n’est pas intéressé par la solution à deux États. Il veut séparer Gaza de la Cisjordanie, comme il me l’a dit dès 2010 », expliquait le raïs égyptien de l’époque. Pour ce faire, le Hamas lui était très utile.

Dans le quotidien Haaretz, le 20 octobre, l’historien israélien Adam Raz a dressé une liste impressionnante de déclarations et décisions de Netanyahou et de son entourage allant en ce sens : utiliser le Hamas, le présenter comme l’équivalent de Daech, ce que Netanyahou a encore déclaré dès les premières heures après les attaques du 7 octobre, dans le seul et unique objectif d’empêcher à jamais la création d’un État palestinien. Yuval Diskin, qui a dirigé le Shin Bet (les services israéliens de sécurité intérieure) de 2005 à 2011, a dit ceci : « Si on regarde au fil des ans, l’une des personnes qui a le plus contribué au renforcement du Hamas a été Bibi Netanyahou, dès son entrée en fonction comme Premier ministre. » C’était en janvier 2013. Qui l’a écouté à l’époque ?

 


 

CHRONIQUE #9 (20/10/23) 

Dans un premier temps, la visite du président Joe Biden en Israël y a été globalement perçue favorablement, comme un acte de soutien puissant à l’État juif : plus de 14 milliards de dollars d’armements supplémentaires – ajoutés aux 3,8 milliards octroyés annuellement –, l’assurance réaffirmée d’une alliance indéfectible entre les deux pays, un soutien à un envahissement israélien de la bande de Gaza s’il advenait, une campagne diplomatique menée pour que l’Iran et le Hezbollah libanais n’entrent pas dans la guerre – la menace qu’Israël craint le plus… Ces dernières années, de fortes tensions étaient apparues entre Benjamin Netanyahou et le président démocrate américain. Normal, Israël est le pays au monde qui a le plus plébiscité Donald Trump et, au sein de la droite israélienne, se multipliaient les appels à « patienter jusqu’à novembre 2024 », lorsque Trump serait revenu au pouvoir. Cette fois, les propos tenus par Biden ont semblé rassurer tout un peuple. Mais deux jours après, les chroniqueurs sont de plus en plus sceptiques.

Car Biden est un champion de l’ambiguïté. Lui et tous ceux qui l’accompagnaient, dont le secrétaire d’État Anthony Blinken et le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, ont visiblement fait passer dans leurs rencontres avec les dirigeants israéliens un message similaire. Ils ont régulièrement répété à leurs hôtes que « tous les Gazaouis ne sont pas au Hamas » – bref, attention aux civils ; un massacre pourrait entacher l’image des Israéliens. Ils ont demandé au gouvernement israélien d’ignorer les appels délirants à la vengeance qu’on peut entendre sur les médias. Biden a aussi fait passer un autre message : si Israël entend conforter l’alliance naissante avec l’Arabie saoudite, il devra obligatoirement, une fois la guerre terminée, faire des concessions sur la question palestinienne – la « question » de la Palestine est ainsi de retour et personne ne pourra plus l’ignorer, contrairement aux affirmations de Netanyahou. Et surtout, ils ont mis en garde les Israéliens contre les conséquences d’un envahissement au sol de la bande de Gaza trop prolongé, s’il avait lieu, pour y mener une chasse aux terroristes sur un terrain difficile, et contre le risque d’embourbement de l’armée israélienne qui pourrait s’ensuivre.

Le général du corps de Marines Kenneth McKenzie, ex-chef du Commandement central de l’armée américaine (Centcom), qui couvre les opérations militaires au Moyen-Orient et en Asie de l’Est et du Sud, a déclaré au Washington Post : « Je crains que [les Israéliens] retournent [à Gaza] et que ce soit un bain de sang pour tout le monde. » De nombreux observateurs, en particulier américains mais aussi israéliens, redoutent que la stratégie du Hamas soit, précisément, d’amener les forces de Tsahal « au sol », estime Alon Pinkas, un ancien ambassadeur d’Israël.

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Ainsi parlait Moshe Dayan.

Un ami israélien m’envoie ceci. En 1956, au kibboutz Nahal Oz – un de ceux limitrophes de Gaza qui a le plus subi l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier –, un soldat israélien de 21 ans nommé Roï Rothberg fut assassiné par ce qu’on appelait alors en Israël un mistanen, un « infiltré ». Lesdits « infiltrés » étaient très généralement des Palestiniens expulsés par Israël qui tentaient de passer la frontière pour voir ce qu’étaient devenus leurs biens. Le général Moshe Dayan, alors chef d’état-major israélien, vint aux obsèques, le 30 avril 1956. Son propos fut très bref. Voici ce qu’il y déclara : « Ne lançons pas d’accusations sur les meurtriers. Comment pourrions-nous les blâmer pour la forte haine qu’ils ont à notre égard ? Cela fait huit ans qu’ils végètent dans le camp de réfugiés de Gaza et que, sous leurs yeux, nous transformons en notre propriété les terres et les villages où eux et leurs ancêtres ont vécu. Ce n’est pas aux Arabes de Gaza que nous devrions demander le sang de Roï, mais à nous-mêmes. Comment avons-nous fermé les yeux pour ne pas voir notre destinée, la mission de notre génération, dans toute sa cruauté ? »

 


 

CHRONIQUE #8 (19/10/23)

Pendant que la campagne militaire israélienne se poursuit et que l’armée hésite entre l’option d’« aller au sol » dans le but d’« en finir » avec le Hamas et celle d’y renoncer par crainte de s’embourber, la droite israélienne au pouvoir sent monter la colère contre le gouvernement – accusé d’avoir été aveugle – et cherche à y pallier de toutes ses forces. Déjà, un député avait pointé « les gauchistes » (qui regroupent, dans le jargon de la frange coloniale, tout ce qui s’étend de la droite modérée à l’extrême gauche) pour expliquer que seuls des « traîtres de l’intérieur », des « officiers gauchistes », avaient pu offrir aux membres du Hamas les moyens de franchir le mur entourant Gaza pour mener à bien leur opération criminelle.

Cette droite radicale sait qu’aux yeux d’une majorité d’Israéliens, c’est le gouvernement et l’état-major actuels qui, dès la guerre terminée, feront l’objet de toutes les commissions d’enquête à venir. Et que les gouvernants risquent beaucoup plus que les militaires (seuls les responsables du renseignement seront mis au ban). Il faut donc trouver, en attendant, un dérivatif à la colère du peuple. Shlomo Karhi, membre du Likoud et ministre des Communications, a trouvé la parade. Il s’agit de pénaliser toute information qui « saperait le moral de la nation » ou « servirait de propagande à l’ennemi ». Critiquer virulemment Benjamin Netanyahou, par exemple ?

Après avoir consulté Itamar Ben-Gvir, ministre de la Sécurité nationale et principale figure de l’extrême droite religieuse israélienne, Karhi a donc édicté une série de mesures propres à faciliter son objectif : concentrer sur les « gauchistes » le courroux des citoyens honnêtes. Il s’est basé sur une interprétation très élargie de règlements publics « limitant l’aide à l’ennemi dans la communication » inscrits dans la section 39 des lois fondamentales (il n’y a pas en Israël de Constitution, mais une série de lois à caractère constitutionnel). Ses mesures s’appliqueront à tout individu qui, donc, porterait atteinte au moral des troupes et de la nation, mais aussi aux médias – médias internationaux inclus. Là, le principal « ennemi » visé est sans aucun doute Al Jazeera, la chaîne qatarie de télévision qui détient un bureau à Jérusalem. Karhi a déjà annoncé avoir l’accord du ministre de la Sécurité nationale pour fermer les locaux d’Al Jazeera. Mais ce nouveau règlement s’appliquera, au seul jugement du ministre, à tout article de presse et toute déclaration publique qui paraîtront non conformes à ses desiderata.

La presse écrite et en ligne, la radio et la télévision, images et sons, tout sera contrôlé. Si les services du ministre estiment que les propos tenus « minent le moral des soldats ou des résidents israéliens face à l’ennemi », ou « servent de base à de la propagande » nocive, etc., ils seront en droit d’interdire les émissions au cours desquelles ces propos ont été tenus, de saisir des équipements, de déplacer une personne de son poste, etc. Le quotidien Haaretz note avec humour que Karhi lui-même pourrait tomber sous le coup de ses propres règlements : dans le passé, il a dit refuser d’obéir à des décisions de la Cour suprême qui n’avaient pas son agrément, et manifesté publiquement son dédain pour les juges de cette institution.

Karhi s’est récemment exprimé sur la chaîne 14 de la télévision israélienne, connue pour être totalement inféodée à Bibi Netanyahou. « Aujourd’hui, a-t-il dit, les journalistes servent leur propre agenda. Dans ma vision, ils seront au service du public. Lorsque ma réforme sera achevée, les chaînes ne pourront plus diffuser de propos relevant du déshonneur intellectuel sans que leur portefeuille s’en ressente. »

 


 

CHRONIQUE #7 (18/10/23)

L’atmosphère, en Israël, est à l’attente fiévreuse. Le président américain, Joe Biden, y est arrivé mercredi. Pour donner quitus au projet israélien d’invasion terrestre de Gaza ? Pour donner des assurances mais aussi exiger une sortie politique de la crise actuelle ? Le bombardement de l’hôpital de Gaza Al-Ahli Arabi, qui a fait des centaines de morts palestiniens dans la nuit de mardi à mercredi, pourrait-il changer le regard de l’opinion internationale sur ce qui advient dans la minuscule bande de territoire palestinien ?

Les messages venus de Washington qui semblent les plus significatifs veulent que les États-Unis soutiennent toutes les mesures israéliennes pour « éradiquer » le Hamas, mais également qu’Israël s’engage à revenir à des négociations avec les Palestiniens – et à faire des « concessions ». Ce dont les actuels dirigeants israéliens ne veulent pour rien au monde. Mardi soir, à la réunion du gouvernement, le ministre israélien de l’Énergie, Israël Katz, s’est bruyamment opposé à toute mesure de soutien humanitaire aux Palestiniens. Netanyahou a rétorqué que Biden ne l’admettrait pas.

En attendant, l’armée attend un feu vert pour aller « au sol ». Au cabinet de guerre, devenu l’instance suprême de décision – le gouvernement étant placardisé –, Netanyahou a fait entrer deux ex-chefs d’état-major : les généraux Benny Gantz et Gadi Eisenkot. Le premier, devenu le patron d’une formation « centriste », entend – il l’a dit publiquement – sortir de l’union nationale dès la guerre terminée pour reprendre la bataille politique contre Netanyahou. Le second, moins connu, est l’auteur d’une doctrine militaire officielle de l’armée israélienne, dite « doctrine Dahiya ». Elle tire son nom d’un quartier de Beyrouth massivement bombardé durant la guerre contre le Hezbollah, en 2006. Cette guerre tourna court pour les Israéliens, surpris par les capacités de combat terrestres et aériennes de la milice chiite libanaise. Deux ans plus tard, le général Eisenkot tira le bilan de l’échec et expliqua sa nouvelle « doctrine ».

Selon lui, lorsqu’une armée affronte un ennemi « asymétrique », la seule issue pour le vaincre consiste à user d’une « force disproportionnée » contre les civils au sein desquels celui-ci se meut. En d’autres termes, il s’agit de tourner le dos au droit de la guerre et de cesser de faire une distinction entre militaires et civils. Cette doctrine présuppose que le bombardement massif des civils recèle aussi une vertu pédagogique : les populations touchées comprendront enfin que les terroristes ne leur apportent que du malheur. « Faire un usage disproportionné de la force causera de grands dommages. Il ne s’agit pas d’une recommandation, mais d’un plan approuvé. S’en prendre à la population est le seul moyen », dira en 2008 le général Eisenkot à l’agence Reuters. Il visait à l’époque le Hezbollah. Mais, Gaza étant l’exemple type du territoire où se mène une guerre « asymétrique », sa « doctrine » y a été, depuis, abondamment mise en œuvre à travers des bombardements massifs de la bande – en particulier en 2006, en 2008, en 2014 et en 2021 – qui firent des milliers de victimes civiles. Leur effet pédagogique semble resté modeste.

Cette fois, Israël a certes beaucoup bombardé Gaza, mais il a surtout privilégié l’expulsion de leurs habitats des populations vivant dans le nord de la bande pour les pousser vers le sud et laisser le terrain au nord à découvert afin de mieux pouvoir lancer ses forces à l’assaut du Hamas. On suppose donc, selon la doctrine Dahiya, que le demi-million à 700 000 civils qui y sont restés – femmes, enfants, vieillards, invalides, etc., inclus – doivent tous s’attendre à subir un « usage disproportionné de la force ». Puisque c’est là « le seul moyen »… Que l’armée israélienne se contente de bombarder ou qu’elle réinvestisse la bande de Gaza.

 


 

CHRONIQUE #6 (17/10/23)

Dans cette forêt qui brûle et que personne ne parvient à éteindre – ou ne veut éteindre, plus précisément, car, s’il le voulait, Washington pourrait imposer aux Israéliens de mettre un terme au carnage et au gigantesque déplacement de population auxquels ils procèdent à Gaza, mais il est visiblement encore trop tôt –, dans cette forêt incandescente subsistent quelques brindilles de rationalité et de compassion. Personne ou presque n’y fait attention : elles sont si peu nombreuses, et les cris rageurs des uns et des autres couvrent leurs voix. Mais ici ou là fuse un message d’espoir.

À Jaffa, par exemple, ce gros faubourg intégré à Tel-Aviv, s’est organisé dès le lendemain du carnage du Hamas une association réunissant des Juifs et des Arabes pour éviter tout débordement de violence – en particulier, pour faire reculer les Garinim Toranim (les « Grains bibliques »), cette milice de colons messianiques qui multiplie depuis 2021 les attaques dans les villes israéliennes dites « mixtes », c’est-à-dire incluant des Juifs et des Palestiniens. Leur objectif déclaré consiste à faire partir les Palestiniens de leurs logis et à les regrouper dans des ghettos périphériques pour faire place à des synagogues et à des écoles rabbiniques, dans l’objectif assumé de « judaïser » ces villes.

Le responsable du « secteur arabe » de la municipalité de Jaffa a tout de suite appelé les candidats potentiels à créer une « garde » judéo-arabe pour éviter tout débordement. Le premier soir, 1 000 volontaires s’étaient déjà présentés. Le lendemain, presque 2 000, appelés dans d’autres villes « mixtes » d’Israël à suivre leur exemple. C’est que les affrontements du printemps 2021 – qui ont vu pour la première fois des Palestiniens manifester massivement en faveur de leurs frères de Gaza bombardés, et les agressions qui s’en sont suivies, de part et d’autre, entre Juifs et Palestiniens citoyens israéliens, la police israélienne s’effaçant devant les hordes de hooligans déchaînés de l’extrême droite juive – ont laissé une empreinte importante dans toutes les villes « mixtes » du pays.

Depuis, la crainte des autorités israéliennes d’un nouvel embrasement des Palestiniens citoyens d’Israël en faveur de leurs frères des territoires occupés est un enjeu de premier plan. Et dans la crise actuelle, c’est surtout la crainte de voir les miliciens mystiques israéliens s’abattre sur les quartiers populaires palestiniens qui a suscité cette mobilisation sans précédent. Si Jaffa a été à l’initiative, explique Anat Even, une documentariste israélienne qui y réside, c’est que depuis deux ans existait déjà une association judéo-arabe dans la ville. Son nom dit tout de son objet : Omdim BeYa’had, « Debout ensemble ». Ses membres, des résidents juifs et palestiniens citoyens israéliens, se sont précisément regroupés après les heurts communautaires de 2021. Leur activité consiste, essentiellement, à s’opposer à la dépossession des habitants palestiniens de leurs propriétés par les « Grains bibliques ». Cette fois, on a vu ces derniers débarquer dès le samedi soir, à la sortie du shabbat. Mais pour une fois, la mairie et la police, à la demande de Debout ensemble, les a empêchés d’agir.

Le phénomène, note Anat, est inédit. À Saint-Jean-d’Acre, un musulman, nommé Louis Hajj, a publié sur Facebook un appel au calme déchirant, devenu depuis viral. « On a vu des Palestiniens israéliens inviter des résidents de Sdérot [bourg limitrophe de Gaza] venir habiter chez eux. On dit qu’un Bédouin a sauvé 30 enfants du massacre. » Sur la chaîne de télévision numéro 12, le maire de Ramleh (une des plus grandes villes « mixtes » d’Israël), un homme pourtant « très raciste », précise-t-elle, a appelé ses électeurs juifs à ne pas sombrer dans le désir de revanche. Des brindilles…

 


 

CHRONIQUE #5 (16/10/23)

Que dit aujourd’hui le Hamas ? Autant la parole des politiques et des médias israéliens se diffuse à profusion, autant celle du Hamas apparaît inaudible – et ne bénéficie par ailleurs d’aucun crédit. Ce week-end, le magazine The New Yorker a cependant publié un long entretien avec un dirigeant du Hamas. Il ne représente pas la parole des Gazaouis en général, mais il a l’avantage de venir de la partie aujourd’hui muette.

Il se nomme Moussa Abou Marzouk. Sa famille réside à Gaza, où il est né il y a soixante-douze ans. Ses parents étaient illettrés, mais il est parvenu à devenir ingénieur aux États-Unis. Il fait partie de la direction historique du Hamas, le parti nationaliste musulman, pas de sa composante militaire. Il dit avoir été pris au dépourvu par l’attaque sanglante menée en Israël le 9 octobre par les brigades Ezzedine-Al-Qassam, la branche armée du Hamas, et n’avoir été informé de l’opération que quelques heures avant. Les combattants palestiniens, ajoute-t-il, ont été les premiers surpris par l’absence initiale de riposte israélienne à leur incursion. « Ils pensaient que les unités israéliennes étaient très entraînées » et que, une fois traversé l’épais mur blindé qui entoure tout Gaza, les affrontements seraient très sanglants dès le premier instant. « Nous n’avions jamais imaginé que les soldats se retireraient dans la confusion. » Il confirme aussi que la planification de cette attaque a débuté « des années plus tôt », mais dit que la décision de passer à l’acte a été « spontanée ». Y croira qui veut.

Contre toute évidence, Abou Marzouk clame que les forces du Hamas n’ont pas commis les crimes contre les civils dont elles sont aujourd’hui accusées. Ces atrocités, dit-il, ont été perpétrées par des membres d’« autres » formations. Qui ? De fait, l’attaque a été menée au nom d’un « commandement unifié » de la résistance palestinienne à Gaza. Les vrais criminels seraient donc des membres du Djihad islamique et du FPLP (le Front populaire de libération de la Palestine). L’argument paraît dérisoire, et désolant. Il proclame aussi qu’aujourd’hui, en toutes circonstances, si la fraction armée de son parti « exécutait des otages, ce serait une faute ». Il dit cela avant d’ajouter qu’un cessez-le-feu devrait être immédiatement instauré : « Si la guerre cesse, tout peut être négocié. » Et de souhaiter qu’un échange entre otages et soldats détenus par le Hamas et militants palestiniens prisonniers en Israël soit organisé en priorité.

Une proposition qui semble totalement utopique tant Israël est désormais déterminé à bouleverser la donne à Gaza, sans qu’on connaisse encore les limites que cet État se fixe, s’il y en a. Quant à la population juive israélienne, elle semble majoritairement acquise à l’abandon de l’idée de récupérer les otages civils et les soldats capturés par le Hamas. Si la négociation avec Israël ne s’engage pas, « les Palestiniens sont prêts à payer un prix plus cher encore pour leur liberté », proclame Abou Marzouk. Le New Yorker rapporte également les mots d’un autre Gazaoui, le politiste Mkhaimar Abousaada, qui vit à Gaza et tient des propos très différents : « Le peuple de Gaza n’a rien à perdre, dit-il. Mais la plupart de ses membres ne veulent pas mourir de façon aussi affreuse. Seule une organisation idéologique comme le Hamas croit que mourir pour une juste cause est préférable à vivre une vie dénuée de sens. »

Abou Marzouk, écrit le New Yorker, dit quelques vérités. Mais, quand on lui pose la question : « Qu’est-ce que le Hamas espérait en faisant couler du sang innocent ? », sa réponse tourne systématiquement autour de la « litanie d’échecs » palestinienne. « On a tout essayé, on s’est tourné vers tous les États du monde pour nous aider, nous protéger, faire cesser la colonisation. Mais la situation s’est constamment aggravée. Les futures générations d’Israéliens sauront maintenant qu’ils ne peuvent pas occuper les Palestiniens, ni continuer leurs guerres ad vitam aeternam. Ceci est notre plus grande victoire. » On ne sait s’il y croit sincèrement ou s’il ne croit plus en rien d’autre.

 


 

CHRONIQUE #4 (13/10/23)

La crise au Proche-Orient a soudainement pris une autre dimension. Après la Syrie, le Yémen, l’ouest de la Turquie, ces dernières années, va-t-on vers une nouvelle épuration ethnique, un déplacement massif de population ? Vendredi matin, l’armée israélienne a donné 24 heures à 1,1 million de Palestiniens – la moitié des habitants de la bande qui résident au Nord et, pour beaucoup, dans sa principale ville, Gaza (700 000 habitants) – pour partir vers le sud, vers la frontière égyptienne. En attendant d’être chassés plus loin encore ? On espère que tel n’est pas l’objectif. Où iraient-ils ensuite ? En Égypte ? On voit mal les dirigeants de ce pays accepter d’accueillir plus de 2 millions de réfugiés. Le pire n’est jamais sûr, mais on peut vivement craindre une nouvelle Nakba la « catastrophe », comme le disent les Palestiniens pour désigner l’expulsion, par la force ou par la peur, de plus de 85 % d’entre eux, soit 750 000 personnes environ, qui habitaient la zone sur laquelle l’État d’Israël érigea ses premières frontières, en 1948.

L’ONU a exigé qu’Israël renonce à son projet par crainte de « conséquences humanitaires dévastatrices ». Mais qui écoute l’ONU ? L’État juif a répondu que l’organisation internationale n’avait aucune légitimité pour « faire la leçon à Israël ». Dans l’État juif, quelques rares voix se sont élevées, comme celle du général David Ivri, ancien chef des forces aériennes, qui a parlé d’une « folie » qui a saisi les dirigeants et l’état-major israéliens. Les Palestiniens, eux, risquent de payer un prix exorbitant. Ils sont déjà dans une situation plus que très dégradée. Le blocage par Israël de l’accès à toute nourriture et surtout à l’eau depuis trois jours est déjà la pire punition collective qui soit.

Les punitions collectives, les Palestiniens y sont habitués. Depuis des décennies, elle constitue un élément récurrent de la stratégie israélienne de « lutte contre le terrorisme ». Chaque fois qu’un Palestinien perpétrait un acte terroriste, l’armée démolissait sa maison, y compris lorsqu’il avait été lui-même abattu, laissant sa femme et ses enfants – et parfois ses parents et ses grands-parents – dans un dénuement absolu. En soixante-quinze ans, cette pratique n’a jamais eu le moindre effet dissuasif sur les jeunes Palestiniens. Mais Tsahal n’y a jamais renoncé.

Cette fois cependant, la mesure qu’entend prendre le gouvernement israélien, d’une tout autre dimension, réveille obligatoirement, chez eux, la mémoire longue de leur passé. Le projet de déplacement collectif de la population ne peut pas ne pas raviver les souvenirs de la Nakba, la perte du logis et des biens et la fuite éperdue. C’est vrai particulièrement à Gaza, dont la population actuelle est à 80 % issue de ceux qu’on nomme les « réfugiés de 48 », ainsi que de leurs enfants, petits-enfants et petits-petits-enfants, bercés depuis toujours par la transmission de la mémoire du dol subi. Une grande partie des Gazaouis sont issus de Jaffa, une ville qui comptait plus de 130 000 habitants palestiniens en 1948. 120 000 d’entre eux furent expulsés en quelques jours, à partir du 25 avril 1948. On notera, au passage, que la guerre lancée par les pays arabes contre Israël n’intervint que trois semaines plus tard… Mais la guerre civile pour la captation du sol entre les forces juives et celles soutenant les Palestiniens faisait déjà rage.

Aujourd’hui, ce sont les héritiers de ces Palestiniens expulsés de chez eux qui sont confrontés à la crainte de la répétition du malheur. Si l’attaque du Hamas est un indiscutable crime de guerre, comment qualifiera-t-on les mesures prises par les Israéliens, si, en plus des bombardements massifs et indifférenciés de zones habitées, qui ont déjà cours, leur armée s’engage dans une expulsion sans retour de plus d’un million de civils de leurs foyers ? On écrit cela avec gravité, en espérant que le pire soit circonscrit.

 


 

CHRONIQUE #3 (12/10/23)

Elle s’appelle Atar Ornan. Psychologue, elle habite Jérusalem. Sa petite-fille est sans nouvelles de ses trois amies qui étaient à la rave party près de Gaza. Témoignage brut d’une Israélienne sur la disparition de la puissance publique dans le chaos généralisé.

« Je voulais aider, ne pas rester les bras ballants pendant que le pays brûle. Je suis sortie et j’ai déambulé. Je suis tombée sur un groupe de jeunes, entre 20 et 30 ans. Ils s’organisaient pour recueillir des choses urgentes, de la nourriture, des vêtements, pour trouver des lieux d’accueil pour les familles ayant fui le sud du pays, et dont personne ne s’occupe, ou pour des soldats errant en divers endroits. » Elle nous transfère un appel sur WhatsApp lancé par un soldat, comme une bouteille à la mer. On entend : « J’appelle de ma base près de Gaza. Qui peut nous aider ? Amenez-nous à boire, à manger, des chaussettes et des slips. On est seuls ici, sans directives. Vous êtes devenus fous ? À l’aide ! »

Atar poursuit : « J’ai rencontré des gens formidables. Toutes sortes de groupes de la société civile se sont mobilisés pour pallier la carence des organes de l’État et aider les gens. Le phénomène est massif. Ce sont souvent les mêmes qui défilaient chaque samedi soir depuis des mois contre la politique de Netanyahou. Ils se sont organisés pour venir en aide aux familles qui se sont enfuies des villes autour de Gaza. Les gens des kibboutz, eux, ont été en général mieux lotis. Mais ceux des villes, souvent pauvres, sont abandonnés. Les ONG ont aussi ouvert des gardes d’enfants pour que les parents s’organisent. Une association, qui s’est nommée Lev Ehad (un seul cœur), s’est créée pour prendre en charge le soutien psychologique aux traumatisés. Moi, je leur apporte mon expérience [Atar a longtemps coopéré avec MSF]. Ils ont aménagé un lieu d’accueil où parents et enfants peuvent venir parler. »

« La question revient en boucle à la télévision : mais où est l’État ? Le sentiment que ses organes ont failli, jusque dans l’utilisation de la troupe, est général. Des témoignages dingues circulent, invérifiables. Des soldats auraient été envoyés au front sans gilets pare-balles ni nourriture. La réponse des ministres, c’est : “Tout va arriver, mais ça prend du temps.” Et rien n’arrive. Le seul ministre qui agit est celui de la Santé, Moshe Arbel [du parti religieux séfarade Shas]. Les autres sont inaudibles, invisibles. On n’en voit aucun aux funérailles des victimes. Ce gouvernement ne fait rien pour la population. »

En 2006, lors de la « guerre des 33 Jours », qui confronta Israël au Hezbollah sur le territoire libanais, la milice chiite prit totalement au dépourvu l’armée israélienne par sa capacité insoupçonnée à lancer des missiles à distance. Ses bombes, envoyées jusqu’en Galilée, paralysèrent le cœur industriel d’Israël. Pendant ce temps, les habitants de Haïfa et de nombreuses bourgades fuyaient leur logis. Bientôt, la rage populaire explosait contre l’impéritie gouvernementale. Le ministre des Finances de l’époque, Avraham Hirschson, expliqua alors que « ce n’est pas le rôle de l’État de faire cette besogne, il y a des organismes caritatifs pour ça ». Depuis, l’économie israélienne a été libéralisée encore plus radicalement. Aujourd’hui, Israël caracole dans les statistiques économiques. Mais la « start-up nation » est le troisième pays le plus inégalitaire des 27 membres de l’OCDE. Et de manière pire encore qu’en 2006, la faillite du service public, qui a été démantelé, est spectaculaire.

 


 

CHRONIQUE #2 (11/10/23)

Petit à petit, le sort des otages civils et des soldats prisonniers du Hamas semble reculer dans les priorités de l’opinion israélienne, tout acquise à la nécessité urgente d’« éradiquer » le Hamas, comme Netanyahou s’y est engagé. Dès lundi, lors d’une réunion du gouvernement, un représentant de sa frange fasciste-coloniale, Bezalel Smotrich, ministre des Finances, a demandé qu’Israël « frappe le Hamas le plus brutalement qui soit, sans prendre trop en considération le sujet des prisonniers ». Bref, à la guerre comme à la guerre, les 100 à 150 soldats et civils israéliens détenus par le Hamas ne peuvent, arguait-il, entraver le but suprême de ce conflit. D’autres ministres se sont insurgés : la tradition officielle de l’armée israélienne n’est-elle pas de tout faire pour récupérer ses citoyens capturés, en toutes circonstances ? Benyamin Netanyahou, visiblement, s’est tu. Manière de ne pas trancher ou de prendre position sans le dire ?

Mais, depuis, la crainte de l’ouverture d’un « front Nord », qui verrait le Hezbollah libanais entrer dans la guerre, puis susciterait par effet boule de neige une nouvelle intifada palestinienne en Cisjordanie, occupe tous les esprits en Israël. Ce scénario – le pire pour Israël – est improbable, mais pas impossible. Cependant, notent divers chroniqueurs locaux, l’enjeu des otages n’est pas uniquement « moral », il est surtout politique. De sources arabes, un effort de médiation égypto-qatarie est déjà au travail. Et le chancelier allemand Schultz a offert à Netanyahou de s’y joindre. Le Hamas, lui, aurait proposé l’échange de femmes et de mineurs israéliens qu’il détient contre la libération de femmes et de mineurs emprisonnés en Israël.

Yossi Melman, un expert israélien des services spéciaux, suggère de s’engager dans cette voie en négociant à cet effet un « corridor humanitaire ». Israël emprisonne à ce jour 37 femmes et 882 mineurs. Le mantra israélien restera de ne « jamais négocier avec les terroristes ». Mais chacun sait qu’il s’agit là d’un slogan creux. Chaque épisode précédent d’affrontements armés, en 2008, en 2012, en 2014 comme en 2021, s’est clos après une négociation secrète (généralement au Caire) entre Israël et le Hamas. Et chacun sait aussi qu’une négociation entamée sur l’enjeu des détenus pourrait aboutir à une porte d’entrée vers une sortie de crise dépassant amplement cette seule question.

Le problème posé par le nombre massif des détenus israéliens – qui sont déjà certainement répartis un peu partout dans la bande de Gaza – et par l’objectif officiel d’Israël – en finir « une fois pour toute » avec le Hamas, ce qui laisse ouvertes toutes les options, déplacements massifs de populations inclus – place l’État juif dans une position beaucoup plus difficile pour négocier par rapport à sa propre opinion publique, aujourd’hui incandescente, que dans les cas précédents. Mais, disent certains milieux sécuritaires israéliens, c’est précisément ce qui rend une négociation plus urgente encore face au risque de déflagration régionale, beaucoup plus grave que ce à quoi l’on assiste depuis cinq jours.

 


 

CHRONIQUE #1 (10/10/23)

Dans le quotidien de référence israélien Haaretz, lundi matin, l’Américain Chuck Freilich, ancien conseiller à la sécurité du gouvernement israélien, aujourd’hui professeur aux universités de Columbia (États-Unis) et de Tel-Aviv, titrait ainsi l’article qu’il publiait : « Israël doit écraser le Hamas, mais après, quoi ? » La question est très prématurée. Personne ne sait comment va se poursuivre et se conclure cet épisode de la nouvelle guerre de Cent Ans qui oppose Israéliens et Palestiniens. Et le temps de la réflexion rationnelle n’est pas encore venu. Les Israéliens, qui ont subi une attaque d’une rare cruauté que n’avaient pas du tout anticipée leurs dirigeants, sont dans l’émotion absolue et le désir de vengeance. On entend en Israël en ce moment des propos effrayants. Raser Gaza, expulser toute sa population… Le ministre de la Défense, Yoav Gallant, un « modéré » dans le gouvernement actuel, a publiquement évoqué « des animaux » en parlant des assaillants palestiniens. Qui peut s’en étonner ? La peine, la rage et le désarroi ne sont jamais de bons conseillers.

De l’autre côté, nul doute que les Palestiniens voient eux aussi dans les Israéliens des « monstres ». Là encore, comment s’en étonner ? Il y a quarante ans, les Palestiniens sous occupation militaire connaissaient tous un Israélien sympathique : un patron juif de restaurant qui ramenait chez eux la nuit ses employés arabes pour les aider à passer les checkpoints ; ou une femme de ménage disant de l’Israélienne qui l’employait qu’elle était « très gentille ». Mais, depuis une génération, l’immense majorité des Palestiniens occupés, enfermés derrière de hauts murs, des barbelés et des miradors, et malheureusement quotidiennement tués, ne connaissent plus de l’Israélien que le visage que leur présentent le soldat ou le colon brutal.

Dans ce maelstrom de souffrances et de désespoir vécu par les deux populations, rien ne permet de prévoir les lendemains – et certainement pas de pronostiquer le terme de cette guerre. Mais on peut tirer au moins quelques premières leçons. Il y a trois semaines, Netanyahou paradait : il avait négocié avec le président Biden et le vice-roi d’Arabie, le prince Mohammed Ben Salman, un futur pacte grandiose, une alliance qui bouleverserait la donne au Proche-Orient. La plus grande victoire de sa carrière était à portée de main. Car non seulement l’État palestinien était absent de cet accord, mais la « question palestinienne » – le sort exact réservé dans le futur aux Palestiniens – en était, elle aussi, presque écartée. D’ailleurs, aucun d’eux n’avait été convié à ce rendez-vous qui scellait leur sort : on leur donnerait un peu d’argent et ils devraient s’en montrer reconnaissants.

On peut imaginer qu’aujourd’hui, dans les chancelleries qui clament leur soutien indéfectible à Israël, beaucoup savent qu’il est encore trop tôt pour dire certaines choses. Mais qu’il faudra bien admettre un jour que les Palestiniens, comme les Kurdes ou d’autres peuples aux droits nationaux bafoués, n’y renonceront pas pour un plat de lentilles. Cela paraît, en ces jours sombres, une perspective invraisemblable. Pourtant, une fois le Hamas « écrasé » à Gaza, qui peut croire encore que la « question palestinienne » peut éternellement être remisée au placard ?