Cet article est issu du numéro de Légende consacré à Elizabeth II (le commander en ligne ici)

 

« Elle a su convaincre une écrasante majorité de Britanniques que la monarchie est une institution naturelle et pour ainsi dire ontologique. » L'historien britannique Sudhir Hazareesingh pointe les facultés politiques dont a fait preuve Elizabeth II, tout en soulignant les sérieux enjeux auxquels fait face la monarchie britannique.

 

 

Je me souviens de la première fois que je l’ai vue. C’était à l’île Maurice en mars 1972, il y a presque cinquante ans. Sa Majesté la reine Elizabeth II était arrivée dans mon pays natal pour présider en grande pompe la cérémonie d’ouverture de la session parlementaire, et je la vois encore debout dans sa limousine noire, avec le prince Philip à ses côtés, saluant gracieusement la foule dans la chaleur étouffante de Port-Louis. Ma mère Thara, qui la rencontra, me dit qu’elle avait un sourire radieux. Le gamin que j’étais tomba aussi sous le charme. Mais je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qu’elle faisait là, et surtout pourquoi elle était encore officiellement notre chef d’État, alors que nous nous étions affranchis du joug colonial anglais depuis 1968. J’abordai la question avec mon père Kissoonsingh, qui lutta ardemment pour notre indépendance mais n’en admirait pas moins le système politique anglais. Il se voulut rassurant : « Elle n’est qu’un symbole. » Et il me renvoya à la célèbre distinction de Walter Bagehot, le grand constitutionnaliste de l’ère victorienne : le gouvernement représentait la fonction « effective » du pouvoir, alors que la monarchie incarnait sa dimension « majestueuse » (dignified).

J’ai toujours gardé cette distinction paternelle en tête, surtout depuis que je me suis installé à Oxford dans les années 1980 et que j’ai moi-même acquis la citoyenneté britannique. Ironiquement, l’île Maurice est devenue une République en 1992, avec son propre président : en vertu de mon exil anglais, je suis donc resté un « sujet » de la Reine, titre qui irrite mes convictions démocratiques. Mais Bagehot m’a longtemps aidé à relativiser cet assujettissement, d’abord parce qu’il semblait avoir fondamentalement raison : dans le système anglais, le vrai pouvoir politique appa