Paru dans le numéro 395 : « L'avenir est-il européen », en partenariat avec l'ENS.

 

Par les historiens Alexander Etkind et Stéphane Van Damme

 

 

 

À l’heure où les combats font rage en Ukraine, il est bon de rappeler l’intensité des relations mentales et culturelles qui nous lient à cette partie de l’Europe. Pour ne citer que quelques exemples : Kasimir Malevitch, le principal gourou de l’avant-garde artistique, est né et a été formé à Kiev, comme Igor Sikorsky, pionnier de l’aviation et père des hélicoptères américains. Raphael Lemkin, avocat juif qui a inventé le concept de génocide, est né dans la Pologne russe et a été formé à Lviv. Simon Kuznets, économiste et lauréat du prix Nobel, qui a été le premier à calculer le PIB mais était plus préoccupé par l’égalité, est né et a été formé à Kharkiv. L’Ukraine se trouvait à l’épicentre même de la modernité du XXe siècle, telle qu’elle a été inventée, pratiquée et répandue dans le monde entier. C’est un pays immense, situé au centre géographique de l’Europe, diversement peuplé et très instruit, au potentiel énorme. Nos dettes envers lui ne doivent pas être oubliées. Ensemble avec l’Ukraine, l’Union européenne et le vaste monde réaliseront nos espoirs communs de survie, de reconstruction et d’épanouissement de ce pays.

 

 

Une institution européenne unique, l’IUE de Florence

 

 

Dans cet article, nous souhaitons témoigner d’un effort collectif de recherche et de formation qui s’est déroulé au sein d’une institution européenne unique – l’Institut universitaire européen de Florence (IUE). Lorsque nous sommes arrivés à la fin de l’année 2013 en tant que professeurs au département d’histoire, beaucoup d’étudiants venaient de pays d’Europe de l’Est qui avaient rejoint l’Union européenne. Certains de ceux-ci ont même signé un accord pour devenir partenaires de cette institution. Notre collègue Pavel Kolar, d’origine tchèque, avait déjà attiré de nombreux doctorants de Pologne, de Hongrie et de Roumanie. L’IUE avait des accords de collaboration avec l’Université d’Europe centrale, qui était à l’époque basée à Budapest, et avec l’Université européenne de Saint-Pétersbourg. Nous étions heureux alors de faciliter la circulation des doctorants d’Ukraine, de Russie, des Balkans et des pays baltes. En collaboration avec le gouvernement russe, l’IUE a créé une chaire d’histoire russe, ce qui a incité de nombreux étudiants d’Europe occidentale à s’aventurer dans ce domaine. Dans le cadre de plusieurs groupes thématiques et séminaires, nous avons encouragé un échange libre mais systématique d’idées, de projets et de lectures entre les étudiants d’Europe occidentale et orientale. Cependant, le champ d’action de l’IUE était clairement orienté vers les partenaires occidentaux du consortium de l’IUE ; les professeurs et les étudiants des pays riches d’Europe occidentale constituaient l’écrasante majorité des effectifs de cette grande université. En outre, la Russie s’est avérée être un partenaire peu fiable : en 2016, en réponse aux sanctions de l’Union européenne qui ont suivi l’invasion de la Crimée et du Donbass et dans un contexte de chute de la valeur du rouble, les autorités russes quittèrent le réseau de l’IUE. Mais notre travail avec les étudiants ukrainiens et d’autres pays d’Europe de l’Est s’est poursuivi avec beaucoup de succès.

 

 

Ensemble, nous avons formé une nouvelle génération d’historiens d’Europe centrale et orientale, ouverts aux méthodes et aux problèmes les plus récents de l’histoire globale et comparative, mais ancrés dans leurs traditions nationales et liés à leurs institutions d’origine. Grâce aux méthodes transnationales et à un agenda de recherche ouvert au comparatisme mondial, nos doctorants ont montré la nécessité de s’éloigner d’une histoire nationaliste. Émancipée des débats idéologiques, cette génération est désireuse de participer à un agenda de recherche commun au-delà des frontières de l’Europe. En outre, certains de nos meilleurs étudiants ont démontré le rôle de l’Ukraine en tant que laboratoire européen de recherche historique et d’expérimentation politique. Après avoir obtenu leur doctorat, ils sont retournés en Ukraine pour y entamer une carrière ambitieuse aux multiples facettes. Un bon exemple est Bohdan Shumylovych, qui a soutenu une thèse de doctorat à l’IUE sur les racines complexes et internationales du nationalisme culturel ukrainien de l’ère soviétique. De retour dans sa ville natale de Lviv, il est devenu professeur associé de l’Université catholique ukrainienne et l’un des dirigeants du Centre d’histoire urbaine de Lviv. Depuis le début de la guerre, il a dirigé les efforts d’organisation du mouvement local de résistance civile. D’autres anciens étudiants ukrainiens de l’IUE effectuent des postdoctorats dans les meilleures universités de l’UE et contribuent à la recherche européenne.

 

 

Certains de nos étudiants ukrainiens, polonais et lettons prennent une part active à la nouvelle initiative que nous avons lancée avec nos collègues des Pays-Bas, d’Autriche, d’Allemagne et du Royaume-Uni : la création de l’Université de la nouvelle Europe (UNE), un lieu d’apprentissage, de communication et d’échange entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale. Nous avons fondé cette université avec la ferme conviction que les sciences sociales apportent des réponses indispensables aux défis pertinents de notre époque – un autoritarisme sophistiqué, la catastrophe climatique, la crise de la santé publique, etc. L’IUE reste un modèle pour cette institution. Mais l’UNE sera basée dans l’un des pays de l’Est de l’Union européenne et s’adressera aux populations en plein essor, diverses et immensément talentueuses de cette partie du monde. Le personnel, les programmes et les pratiques de l’UNE s’appuieront sur une approche transnationale de l’éducation. Même la guerre actuelle, aussi horrible et porteuse de divisions soit-elle, ne nous a pas fait renoncer à l’idée de mettre les étudiants et les professeurs ukrainiens, russes, baltes, balkaniques et ouest-européens dans les mêmes salles de classe et les mêmes laboratoires.

 

 

Désorienter l’Europe, pour mieux la pluraliser

 

 

Notre expérience à l’IUE devra être remise au cœur du débat lorsqu’il faudra reconstruire le réseau de recherche dans cette partie du continent. Les enjeux ont changé. Il ne s’agit plus de s’inscrire dans une perspective d’intégration européenne selon un modèle centre-périphérie. Il est de plus en plus important de prendre au sérieux les méthodes, les traditions intellectuelles et les objets de recherche qui proviennent d’Ukraine et de l’est du continent. La guerre a rendu cette expérience orientale plus pertinente, plus centrale que jamais pour les sciences sociales européennes. Une approche transnationale permet de sortir de la logique d’une histoire nationale et de valoriser les relations et les pratiques communes avec le reste du continent. Il s’agit donc, en contournant une forme d’orientalisme qui anime souvent nos réflexions d’Occidentaux, de désorienter l’Europe, pour mieux la pluraliser.